En 1938 paraissait chez l’éditeur militaire Berger-Levrault et sous la signature du général Chauvineau, du Cadre de réserve, un ouvrage intitulé Une invasion est-elle encore possible ? La réponse, comme on pouvait s’y attendre d’après le libellé de la question, était négative. Bien que réédité (nous avons en main la deuxième édition datée de 1940), l’ouvrage est encore assez peu connu. On le trouvera toujours pourtant en librairie comme nous avons pu le constater nous-mêmes. Il semble que les événements de 1940 aient incité les auteurs à une certaine discrétion.
La lecture de cet ouvrage est pourtant d’un haut intérêt. Il est important, du point de vue purement historique, de savoir quelles étaient à la veille de nos désastres, les conceptions techniques des milieux dirigeants de l’armée française. Or, le livre du général Chauvineau paraît refléter exactement l’état d’esprit de ce milieu.
Et d’abord, il est précédé d’une préface du maréchal Pétain. Quiconque a su remarquer la prudence du Maréchal, le secret dont il aime entourer ses initiatives, le peu de goût qu’il a pour les responsabilités hautement assumées, ne pourra s’empêcher d’attribuer à ce fait une réelle importance. Il paraîtra plus significatif encore si l’on considère que cette préface est tout autre chose qu’un acte de politesse concédé par complaisance. La longueur inusitée (17 pages), le soin que prend le Maréchal de résumer les théories du général Chauvineau de la façon la plus sympathique, l’adhésion discrète mais certaine qu’il donne aux conclusions de l’auteur, malgré certaines précautions destinées à dégager au besoin sa responsabilité, tout suggère l’hypothèse que le Maréchal a fait plus que de cautionner l’ouvrage devant le public. On ne peut manquer de se demander s’il n’en a pas eu l’initiative et si, voulant s’adresser au public, il n’a pas trouvé dans le général Chauvineau un porte-parole, à qui il a confié le soin d’exprimer sa pensée profonde. La lecture du dernier paragraphe de la préface (p. XXI) ne peut que renforcer cette impression.
C’est dans le même sens qu’agit enfin la lecture du livre tout entier. À plusieurs reprises en effet, on y voit le général Chauvineau multiplier à l’égard de Joffre et de Foch des critiques destinées au contraire à exalter le rôle de Pétain. On dirait qu’entre ces divers chefs il prend véritablement parti (en particulier de la page 74 à 83, le chapitre V tout entier intitulé : « Un grand enseignement tactique ») et son livre semble bien destiné entre autres choses à répondre à toutes les critiques portées de leur vivant par les maréchaux Joffre et Foch, dans leurs mémoires, sur l’activité militaire du maréchal Pétain. Sur ce point, comme sur le précédent, c’est à un exposé des thèses Pétain que nous avons affaire.
Ces thèses, le grand public les connaît déjà dans leurs grandes lignes. Jadis, professeur adjoint du cours d’infanterie à l’École de Guerre (de 1908 à 1910) et spécialisé dans les questions de tir, le Maréchal a gardé l’impression ineffaçable de la puissance du feu. Le général Chauvineau pense de même. Il lui paraît que la technique moderne permet en combinant la fortification et la puissance du feu d’édifier sur n’importe quelle ligne du territoire des défenses infranchissables le long d’un front continu. Si bien que la tactique prend une importance de plus en plus grande au point de réduire presque à néant la stratégie.
Par un phénomène étrange cette exaltation de la technique en tout ce qui concerne la défensive devient un mépris hautain en ce qui touche l’offensive. Tout le chapitre II de la deuxième partie relatif au char d’assaut (p. 92 à 109) est à lire et ne peut se résumer que par la formule lapidaire de la page 131 : « Quant aux chars qui devaient nous ramener aux guerres courtes, leur faillite est éclatante. » Plus étrange encore le jugement porté sur l’avion. À en croire le général Chauvineau, les nécessités de la lutte contre l’aviation adverse amèneront chaque État à construire des avions de combat de plus en plus puissants et coûteux si bien qu’ils deviendront peu nombreux et qu’on n’osera plus les risquer au combat tout comme il est advenu sur mer pour les cuirassés. Et sûr de l’avenir, le général Chauvineau voit déjà le ciel vidé d’avions de combat : « L’avenir verra notre ministère de l’Air immobiliser en des points soigneusement protégés des appareils d’un prix énorme dont le nombre diminuera sans cesse, et les y maintenir pour la riposte car les forces aériennes n’oseront plus s’user dans les opérations offensives résultant de leur propre initiative… » Fier de sa prophétie, le général ne craint pas d’ironiser : « Cependant, les habitués du Café du Commerce, lorsqu’ils auront besoin de dix mille avions pour avoir raison de leur ennemi du moment, continueront sans s’émouvoir à les faire sortir tout armés de leur cerveau… » Sans doute le général a-t-il eu, depuis, le temps de se convaincre que les avions qui ont bombardé Hambourg ou Cologne avaient un autre port d’attache que le Café du Commerce ?
Que les faits aient infligé un éclatant démenti au général Chauvineau et par là même au maréchal Pétain, qui avait soutenu devant le grand public les prévisions du général, cela est d’une évidence si éclatante qu’il ne vaut pas la peine d’y insister. Il serait vain de dissimuler la lourde part de responsabilités que de telles erreurs infligent à ces hommes dans nos désastres. Il est assez pénible dans ces conditions de voir le Maréchal soutenir les campagnes quasi officielles qui ont reproché à d’autres de n’avoir pas donné à la France ni assez de chars ni assez d’avions, alors qu’il avait lui-même approuvé ceux qui déniaient toute valeur à l’avion et surtout aux chars. Mais là ne sauraient se borner les conclusions de notre travail ; aussi bien, malgré le silence relatif qui entoure aujourd’hui l’ouvrage du général Chauvineau, son volume n’est-il pas demeuré sans lecteurs. Il n’est pas de Français quelque peu renseigné qui n’ait entendu parler des « erreurs » que nous venons de signaler et de leurs répercussions militaires.
Mais il est ici un autre ordre de questions dont on a jusqu’ici beaucoup moins parlé. Le général Chauvineau, et ce n’est pas la moindre originalité de son travail, ne se cantonne pas sur le terrain de la pure technique militaire. Il en sort délibérément pour se placer sur celui de la diplomatie et on le voit esquisser dans une dernière partie de son ouvrage (depuis la page 168 jusqu’à la fin) un véritable plan de politique étrangère, et même de politique intérieure.
Il semble évident qu’il appartienne dans tout pays, au gouvernement, de donner à la vie politique de la nation sa direction générale. Celle-ci, à son tour, commande les relations extérieures et le choix des alliances. De la situation ainsi déterminée, résultent enfin les problèmes militaires que le commandement doit résoudre. C’est ce qu’exprime la formule célèbre de Clausewitz : « La guerre c’est la politique poursuivie par d’autres moyens. » L’armée se trouve par là au service du gouvernement responsable de la nation.
Tout autre est la conception du général Chauvineau. Pour lui, c’est la technique militaire qui commande le choix des alliances et qui impose à la nation sa politique extérieure. Cela revient à remettre aux mains des chefs de l’armée, la direction générale du pays et le contrôle du gouvernement. Il y a là un militarisme hautement avoué qui ne le cède en aucune manière au militarisme prussien. En consentant à préparer un tel ouvrage et à le cautionner devant le pays, le maréchal Pétain laissait dès ce moment paraître ses ambitions et donnait, sans doute à son insu, un grave avertissement à tous les citoyens. Il ne semble pas que cette conséquence et les théories du général Chauvineau aient été assez mises en lumière.
Mais les applications pratiques du principe posé sont plus intéressantes encore. Le principe des fronts continus et infranchissables permet en effet au général Chauvineau de démolir toute la politique extérieure française et d’en construire une entièrement neuve.
Tout d’abord, la Société des Nations est sans intérêt : « un groupe de puissances ne pourra plus… imposer… sa volonté à l’une de ces nations privilégiées auxquelles le front continu est accessible parce que cette nation sera bien trop sûre de son invulnérabilité pour se laisser influencer par une pression diplomatique ».
Ainsi le front continu évite-t-il « à l’humanité les guerres de coalition qu’un pacte de sécurité collective rigoureusement observé ne manquerait pas de provoquer ».
En outre, il est impossible de porter secours à des pays éloignés : « l’intervention armée des États-Unis en Europe est par application du même principe d’une efficacité restreinte », et, « pour n’avoir pas compris cela, notre diplomatie a mis le bras de la France dans des engrenages excessivement dangereux ; après 1918 elle a promis notre aide à des nations éloignées, que nous ne pouvions pas aider… Comment se fait-il que nous n’ayons pas dénoncé les alliances devenues dangereuses ? La stratégie classique a le droit de s’en étonner ».
Au surplus, pourquoi s’intéresser à ces petites nations ? Le général nous l’explique : « Possible dans le cadre d’un grand pays qui la protège et l’alimente, la vie d’une petite race peut très bien se révéler détestable si elle est livrée à elle-même… » « La liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes (sic) est une formule superflue quand ces peuples ont le pouvoir d’imposer leur liberté aux autres, tandis qu’elle est dangereuse dans le cas contraire. Que de bonnes âmes ouvrant à des serins la porte de leur cage croient fermement leur rendre service, c’est à la rigueur excusable. Mais que les auteurs d’un traité aient sur les possibilités d’existence des groupements humains des idées aussi simples, c’est une source de graves déboires. »
Nous voyons ici percer le bout de l’oreille, le général emporté par la passion est sorti du terrain strictement militaire pour passer à celui de la philosophie politique et ce qu’il nous dit à ce sujet n’est guère neuf. Il nous semble l’avoir entendu déjà et l’on ne peut s’étonner de la singulière convergence qui existe entre les thèses du général et celles de l’Allemagne. En vérité, bien que le maréchal Pétain, avec son horreur habituelle des responsabilités, ait esquissé dans sa préface le geste de se dérober derrière les conclusions politiques du général, on ne peut s’empêcher de penser qu’en présentant son œuvre au public français, il s’est gravement compromis.
Car enfin de telles lignes écrites en 1938, l’année de l’annexion de l’Autriche et de l’accord de Munich, qui donc ne voit où elles aboutissent. Privant la France d’alliés, lui interdisant toute tentative de contact avec les États-Unis et bien entendu la Russie elles aboutissent à laisser carte blanche à l’Allemagne dans toute l’Europe orientale en donnant à la France pour seule sécurité la théorie des fronts continus et un armement toujours plus poussé. C’est précisément ce que souhaitait l’Allemagne, c’est ce qu’elle a tenté de nous imposer jusqu’au bout, c’est le système qui, en détruisant la Tchécoslovaquie et en dispersant toutes les amitiés réunies par la France en 1918, a permis à l’Allemagne de nous écraser seuls et à coup sûr.
De telles conclusions sont d’une importance si grande que leur auteur n’a pu manquer de l’apercevoir. La seule technique militaire ne peut expliquer qu’il s’y soit rallié. Nous sommes là en présence d’une politique qui s’est dissimulée sous le masque de la technique militaire en lui empruntant des arguments de circonstance et cette politique est celle que nous suggérait l’Allemagne. On pensait jusqu’ici que le maréchal Pétain en appuyant l’ouvrage du général Chauvineau s’était borné à soutenir des sottises et qu’il se rendait complice d’une simple erreur militaire. Nous ne songeons pas à contester ici la médiocrité du Maréchal mais il importe de se rendre compte qu’elle ne l’a pas empêché de se mettre au service d’une manœuvre politique destinée à aider l’ennemi et de se rendre ainsi coupable d’une véritable trahison.
Le jour viendra en effet et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés. Les responsabilités des militaires français ne peuvent se séparer sur ce point de celles des politiciens comme Laval, des journalistes comme Brinon, des hommes d’affaires comme ceux du Creusot, des hommes de main comme les agitateurs du 6 février, mais si elles ne sont pas les seules elles n’en apparaissent que comme plus dangereuses et plus coupables pour s’être laissé entraîner dans ce vaste ensemble. Dans l’instruction du procès de la vaste entreprise de trahison, le livre du général Chauvineau constitue dès aujourd’hui un document de tout premier ordre.