Nous avons connu le Baladin du Monde Occidental. Voici, aujourd’hui, le Bateleur de l’Ordre Moral. J’ai l’honneur de vous présenter M. Albert Rivaud, membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne et à l’École libre des Sciences Politiques, collaborateur du Capital et de La Revue des Deux Mondes, ex-grand maître de l’Université. Un homme, une tête, une doctrine !
M. Rivaud, s’érigeant en augure, vient de nous gratifier, dans un récent numéro de La Revue des Deux Mondes (1er nov. 1943), d’une pénétrante étude sur l’enseignement de la Philosophie, le malheur des temps, la responsabilité des professeurs, le moyen d’en faire des organes de l’ordre. C’est en spécialiste qu’il parle, c’est-à-dire en penseur. Le grand mal dont souffre l’enseignement vient donc de ce que la République avait convoqué à la culture, et chargé de la dispenser, des gens de peu, qui, pour cette raison précisément, n’avaient pas l’étoffe d’un tel privilège. L’instruction, disait déjà Thiers, est un « début d’aisance » et ne doit pas être donnée à n’importe qui. On méprisa le salutaire avertissement. Aussi, quel gâchis ! Au lieu de se faire, d’un bout à l’autre du pays, les propagateurs d’une saine doctrine, les jeunes agrégés de Philosophie, mis trop hâtivement dans le secret des dieux, devinrent les champions du désordre, demandant des comptes au Pouvoir, s’obstinant à raisonner sur l’iniquité sociale, révoquant en doute les principes les plus sacrés. Certains – horreur – n’hésitèrent pas à s’ériger en théoriciens de revendications populaires et glissèrent même au communisme. M. Rivaud ne va pas jusqu’à écrire que la défaite fut le fruit douloureux de ces perversions de la pensée universitaire. Mais, enfin, l’enseignement de la Philosophie contribua à ruiner la France. Il importe donc – et les circonstances s’y prêtent – de renverser la vapeur. Voici, enfin, un plan constructif : la fonction de professeur de Philosophie ne sera plus de convoquer ses élèves à l’examen critique des idées et des institutions, mais de leur inculquer fortement les principes qui font les pays forts : respect de ce qui est en place et exhortation à l’obéissance. De quoi réjouir les mânes de Victor Cousin qui avait, en effet, constitué l’agrégation de Philosophie en une machine ayant pour fonction d’étayer solidement dans les têtes pensantes la religion de l’Ordre Moral – en l’espèce, ce qu’Édouard Herriot appelait un jour avec esprit le « spiritualisme constitutionnel ».
Mais comment se pourvoir, pour dispenser cet enseignement de choix, d’une élite suffisante et suffisamment sûre ? Le moyen est tout simple : qu’on recrute désormais les professeurs en fonction du rôle qu’on entend leur faire jouer. Plus de ces concours ouverts seulement aux talents et où ne s’affrontent que les intelligences. Foin de ces procédés barbares qui écartent la véritable élite. On cherchera à distinguer le plus tôt possible, parmi la foule des jeunes Français, les futurs gardiens de l’orthodoxie. On les notera, on les poussera, on les favorisera, et c’est bien le diable si, tous dossiers en main, le préposé au recrutement universitaire – pourquoi pas M. Rivaud en personne ? –, lui-même homme sûr, n’arrivera pas à faire un judicieux départ du bon grain et de l’ivraie. Les têtes folles seront éliminées. Seuls des citoyens moralement toisés seront appelés à l’honneur d’enseigner.
Cette forte doctrine nous est exposée dans une prose de bonne compagnie, féconde toutefois en saillies spirituelles dont la moindre n’est pas, jetée en passant, une délicate incidence à l’adresse des Juifs. On aurait bien tort de s’en priver. Cela coûte si peu, et c’est tellement à la mode. Un homme de bonne compagnie ne saurait vraiment omettre ce détail sans se rendre suspect d’ignorer grossièrement l’étiquette. Dans les prisons de la Gestapo, cela se solde par des tortures et des massacres. Dans les cénacles académiques, cela se porte comme une bague au doigt ou un face-à-main. Naturellement, on ne nomme personne. La pensée scientifique énonce les propriétés du triangle en général, et non de ce triangle qu’une main trace sur le tableau. Que pas mal de professeurs juifs soient prisonniers en Allemagne ou traqués en France pour aimer trop la France, cela ne compte guère. Mais, tout de même, à qui pense M. Rivaud ? Est-ce à Henri Bergson ou à Léon Brunschvicg ? Non sans doute : il paraît s’agir plutôt de jeunes agrégés. Mais qui ? M. Rivaud prend un air entendu : « cherchez et vous trouverez. Et si vous ne trouvez rien, j’aurai quand même raison, vu que je n’ai nommé personne. Mais, je sais ce que je sais ». Fine mouche ! Toutefois, l’habileté – incontestable ici – manque de grandeur. Où est au juste la différence entre tel Gauleiter expliquant que la guerre de 1914 a été déclenchée par « les Juifs et leur clique » et M. Rivaud ? Elle est toute en nuances. Mais le sens des nuances n’est-il pas le privilège de l’esprit français ?… Plus acceptable est la fureur esclavagiste où se jette un Déat que les réticences de bon ton, la prétérition opportune, l’insinuation perfide qui glisse son venin sans laisser de traces. Ce n’est pas beau, Monsieur le Ministre ! Vous faites invinciblement penser le lecteur à ce « psucharion », cette méchante petite âme que Platon stigmatise en passant (République 519 a, Monsieur le Professeur).
Toutefois, M. Rivaud le prend moins sur le ton du professeur que sur le ton de l’homme d’État. Noblesse oblige. Dans cet éminent cerveau résident, en effet, les grands projets, les causes finales, les idées constructives, la définition des bienfaisantes hiérarchies. Le peuple a des vues plus courtes. Ce qu’il exige, c’est la liberté tout de suite, l’égalité tout de suite, la justice sans attendre, la fin de l’oppression. Sur quoi, l’augure se voile la face. « Malheureux, ne voyez-vous pas que ce que vous réclamez ainsi, c’est la fin de tout ? La fin de tout, vous dis-je, et vous n’écoutez pas ! » Il est certain que la fonction du briseur de privilèges a quelque chose de barbare – « d’Asiate », direz-vous. Pour secouer l’arbre où M. Rivaud est si haut perché, il ne faut pas moins que les bras de l’éternel Caliban. Mais, comme les alarmes du Pouvoir n’ont jamais empêché les révolutions, Cassandre alors se fait sarcastique : « Vous le voulez ? Eh bien, tant pis pour vous ! Vous ne ferez que changer de maîtres et vous perdrez au change. » Qui de nous ne connaît cet aigre discours ? Il ne faut pas s’en mettre en peine. L’exploiteur n’en a jamais fini d’exhorter les esclaves à l’esclavage et de raffermir le Pouvoir. Philippe Henriot ne raisonne pas autrement : « Vous êtes presque heureux dans votre servitude. Fous que vous êtes d’appeler la libération. Ce sont ces chaînes dont vous gémissez qui vous retiennent de tomber dans l’abîme. » Un homme en place me disait un jour d’un ton compatissant : « Qui fera les frais d’une Révolution, sinon encore les petits qui seront massacrés dans les rues et affamés dans leurs maisons ! Les gros, eux, ont des réserves et sauront se garder du péril. Restons donc dans l’ordre ! » Voire ! L’homme en place n’en est pas tellement sûr. Ce sont ses appréhensions propres qu’il drape en mouvement de charité, comme il sait tout aussi bien les travestir en doctrines, habile qu’il est depuis toujours à donner à son intérêt les apparences de l’idée. À vrai dire, il est même sincère, car depuis si longtemps, dans sa pensée, l’intérêt et l’idée sont en ménage que, dans ce parfait amalgame, il lui est bien impossible de distinguer la part de l’intérêt et la part de l’idée. C’est un homme de bonne foi, vous dis-je, qui, le jour fixé, remet à la très conservatrice revue sa composition bien-pensante, modèle du genre, et digne, en tous points, de l’approbation des Prudents.
Philosophe, je vous renvoie à Platon pour qui l’honneur de l’homme est de faire seulement ce que « veut » l’idée. Ce beau mot est dans le Sophiste. Je vous renvoie à Descartes qui n’avait d’autre règle que l’idée pensée sans peur – ce qui est générosité –. Je vous renvoie à Spinoza qui fait vertu seulement de vivre pour la vérité : « Des utopistes, me direz-vous, et je ne les connais professionnellement que trop. » Précisément : c’est à force d’utopies que la réalité enfin paraît. Quoi de plus utopique que l’idée d’organiser, dans un pays asservi et jeté au plus bas, un vain sursaut de révolte en un vaste réseau de volontés ? C’est pourtant ainsi que la Résistance a fini par voir le jour. Quoi de plus utopique que le Maquis, folie héroïque mais folie de jeunesse ? Et voilà que le Maquis se fait réel à force de foi. Il existe. Il entre en facteur dans la construction de l’avenir. Enfin, êtes-vous chrétien ? Alors, quoi de plus utopique que cette annonce proclamée à pleine voix, d’un Règne de l’Esprit qui fera bon marché des convoitises et des Puissances ? Dans cet ordre futur, même les communistes trouvent leur bien, car le libre développement de chacun n’y sera-t-il pas la condition du libre développement de tous ? Sans doute s’octroient-ils le luxe d’y voir aussi un produit nécessaire de l’évolution ? Mais, sur ce point, ne les avez-vous doctement réfutés ? Et pourtant, l’avenir est en marche par l’union jamais lasse des hommes de bonne volonté. Vous n’avez plus qu’une ressource, c’est de donner tort à toute générosité en démontrant académiquement que les forces de la liberté sont aussi les forces de la perdition, et que tout va de mal en pis. Pour vous, certainement, et c’est justice. La France de demain, qui se prépare non par les grâces académiques mais par le courage de ceux qui osent lutter pour la justice, aura besoin d’autres serviteurs que les thuriféraires du dieu des choses comme elles vont – ou plutôt comme, à votre gré, elles ne vont pas encore tout à fait assez.
On reconnaît l’ennemi du peuple au fond de doctrine qu’il professe. Il n’est pas besoin d’insister beaucoup pour lui faire avouer l’essentiel, à savoir que la révolution est une folie, que le peuple ne connaît pas son bien, qu’il faut le ramener à l’obéissance et le conduire d’après des lumières supérieures qui brillent pour les augures académiques, mais qui sont invisibles à vous, à moi, au paysan, à l’ouvrier, à tous les petits. Or, il y a deux sortes d’ennemis du peuple : ceux qui vocifèrent et ceux qui font les dégoûtés. M. Rivaud appartient à la deuxième catégorie. Ce beau parleur pour cénacles, par le poli de ses propos, fait les délices des Bien-Pensants. « Il parle d’abondance. Il parle d’or. Et de l’esprit, qu’il vous plaît, il en a jusqu’au bout des ongles. Mais, surtout, quelle puissance de doctrine ! » Charlatan…