Un petit volume vient de paraître que déjà on se dispute chez les libraires. Ce n’est pas seulement qu’il est plein de talent : d’un talent dont, pour méprisable ou futile que nous en semble d’ordinaire l’emploi, nul d’entre nous n’a jamais prétendu dénier à M. de Monzie l’enviable privilège. La verve la plus endiablée, la méchanceté la plus féline n’auraient pas seules suffi à un pareil succès. Le livre plaît, avant tout, comme la satisfaction, longuement différée, d’une sorte de refoulement collectif. Car il n’est d’un bout à l’autre qu’un pamphlet contre le régime policier de Vichy. Terrible pamphlet, en vérité ! Le Maréchal, lui-même, n’est épargné qu’au prix d’une prétention plus injurieuse que l’invective. Songez donc : pour pouvoir lire, noir sur blanc, ce que chacun pense d’un arbitraire chaque jour plus odieux, il fallait, jusqu’ici, se passer prudemment, sous le manteau, de petites feuilles clandestines ; au plus peureux des Français, il n’en coûtera plus désormais que 23 fr. 50, dans la boutique du coin. S’étonnera-t-on si le public s’en donne à cœur joie ? Qu’un tel livre s’étale, jusque dans la zone Sud, aux devantures, que Vichy n’ait pas eu l’audace ou la permission de l’interdire, voilà assurément un curieux signe des temps.
Gardons-nous, cependant, de crier au courage et au désintéressement. Contre une pareille tentation, le nom seul de M. de Monzie suffirait à nous prémunir. Le livre est un acte de candidature. Il n’est pas loin d’être un acte de trahison. Certes, en flattant l’unanime dégoût des Français pour le despotisme tracassier qui les opprime, M. de Monzie, que ses familiers traitent volontiers de « vieille fille de joie », espère bien se refaire auprès de nous une virginité politique. Mais c’est sur les Allemands qu’il compte d’abord pour se hisser au pouvoir. Tout comme un Doriot ou un Bucard. Peu nous chaut que cherchant autant que ceux-ci son appui parmi nos ennemis, il le demande à d’autres factions. Entre Abetz ou Himmler, notre haine se refuse à distinguer. À l’exemple du misérable journaliste de L’Œuvre ou du Matin, l’indépendance qu’il affecte à l’égard de Vichy n’est rendue possible que par un surcroît de servilité envers Berlin. Si le procès de Riom est flétri, c’est par comparaison avec la « fierté » allemande qui refusa naguère de livrer les coupables de 1914. Si les abus de la police vichyssoise sont âprement dénoncés, c’est au prix du silence dont les crimes de la Gestapo demeurent couverts. Encore pardonnerait-on moins difficilement ce silence, s’il avait le bon goût d’être total. Par une de ces maladroites habiletés auxquelles les plus retors succombent quelquefois, M. de Monzie a voulu faire mieux que de se taire. La Gestapo ne laisse pas de figurer dans quelques pages du livre. Elle y paraît sous les espèces de cette bonasse prison de Langon où l’auteur lui-même, ayant commis je ne sais quel menu délit au passage de la ligne de démarcation, fut, paraît-il, enfermé l’espace d’une nuit. Juste image, n’est-il pas vrai ? de ce que les camps de concentration, les cachots du secret, les chambres de torture ont réservé aux martyrs de la Résistance. Qu’en penserez-vous, ô familles de nos morts ?
Ne nous attardons pas ici à démontrer ces manœuvres presque candides à force de subtilité. Ni non plus à demander à M. de Monzie, comment, à son gré, le régime de l’armistice eût pu se maintenir sans répression policière. Car la douceur est facile sans doute à des chefs populaires. Mais un gouvernement que honnit la majorité des gouvernés, sur quoi s’appuierait-il donc, s’il n’avait pour lui, du moins, les gardes-chiourme ? Et Peyrouton, Pucheu et Bousquet auraient beau jeu à répondre : « Du moment que vous avez consenti à la capitulation – et vous y avez applaudi – du moment que vous avez accepté la collaboration – et vous avez regretté de ne pas l’avoir dirigée – qu’eussiez-vous donc fait d’autre, à notre place, sinon d’y mettre, peut-être, un peu plus de papelardise ? » Encore une fois, laissons tout cela, qui est essentiellement du domaine de l’éphémère. Dans nos Cahiers tous tournés par principe vers demain, c’est dans la mesure où il s’efforce de se prolonger du côté de l’avenir que le livre nous appartient. Il propose, en effet, un programme qui, visiblement, dépasse l’immédiat. Un mot le résume : « indulgence ».
Indulgence, d’abord, à l’intérieur. Pour tous les coupables, vrais ou prétendus, pour les méchants authentiques comme pour les bons, injustement persécutés, une vaste amnistie, un gigantesque acquiescement : pour les trafiquants du marché noir (M. de Monzie, qui sait comment on parle à un jury, affecte de se pencher avant tout sur les petits, les gros passeront avec le reste) ; pour les adversaires de Vichy aujourd’hui, dans la mesure du moins où la Gestapo ne se charge pas directement de leur affaire ; pour ses suppôts, demain ; pour les politiciens d’avant-guerre, quelles qu’aient pu être leurs erreurs ; pour les fauteurs de la trahison, lorsque, à leur tour, ils auront été précipités du pinacle. Certes, il y a là-dedans beaucoup de rouerie, et de la plus personnelle. C’est l’appât tendu à un peuple que, d’avance, M. de Monzie imagine trop fatigué pour ne pas se laisser, volontiers, glisser aux solutions de facilité. Ce serait pour M. de Monzie lui-même la meilleure garantie de sécurité : par quelque biais qu’on l’attaque, pour son activité d’avant 39 ou pour son rôle depuis l’armistice, ne l’entendez-vous pas, d’avance, qui se rengorge : « Fi donc ! Ne savez-vous pas que nous sommes tous réconciliés ? » Ne craignons pas cependant de le reconnaître, cette molle inclination au pardon exprime sans doute, dans une vieille âme tortueuse, la part la plus sincère. Pour s’indigner et punir, il faut croire un peu à ce que nos ancêtres de 93, dans leur langage sans fausse vergogne, nommaient la vertu. Nul n’accusera M. de Monzie de pécher par ce genre de fanatisme.
On ne s’y trompera d’ailleurs pas : bien que la conséquence ne soit nulle part explicitement tirée, cet immense baiser Lamourette, dans la pensée de M. de Monzie, n’est certainement pas destiné à se limiter à la France. Il y a, en Allemagne, des hommes trop intelligents pour ne pas savoir, dès maintenant, la défaite assurée. Limiter les dégâts, telle est désormais leur unique ambition. Pour cela, la première condition leur paraît être de rendre Vichy acceptable aux Alliés. Un Vichy persécuteur repousse toute sympathie, mais un Vichy adouci, bénin, qui régnerait faiblement sur une France alanguie ne constituerait-il pas pour la paix un intermédiaire rêvé ? Pour une paix, entendez-le bien, qui serait, elle aussi, toute de mollesse, une paix sans vainqueurs ni vaincus ; une paix « blanche ». Celle en un mot, celle que les amis allemands de M. de Monzie appellent de tous leurs vœux ; celle dont il espère lui-même, fait-il dire dans son entourage, être le « greffier ».
Vis-à-vis de ce programme, faut-il prendre position ? Mais la réponse a déjà été donnée. À l’idée de la paix blanche, les gouvernements alliés ont répondu ; ils ont dit : « Capitulation sans condition. » À l’idée de la fausse paix intérieure, notre gouvernement qui est le Comité national de la Libération a répondu ; il a dit : « Mise en accusation de Pétain et de ses satellites. » L’union entre Français, d’accord. Mais entre vrais Français, s’il vous plaît. Le châtiment des traîtres ne répond pas seulement à un profond et légitime besoin de la conscience populaire, qu’on ne décevrait pas sans la vouer à une longue et dangereuse amertume : la réconciliation des bourreaux de Châteaubriant avec les familles de leurs victimes, l’imaginez-vous vraiment ? Il sera aussi pour nous, ce juste châtiment, le seul moyen de venger notre honneur : vis-à-vis de nous-mêmes ; vis-à-vis du monde. Certes, il sera proportionné aux fautes, il ne confondra pas les simples égarés avec les coupables conscients ; il frappera avec mesure et équité. Mais, là où il le faudra, il frappera fort. Ainsi, il nous lavera de toute complicité avec les misérables qui ont osé présenter, aux peuples étonnés, la trompeuse image d’une France agenouillée dans la défaite et la honte. Ce n’est pas de cette France-là que nos amis attendent qu’elle siège demain à son rang parmi les nations. La France du renouveau sera une France énergique et dure, une France qui saura répudier toute solidarité avec ceux qui l’ont vendue, bernée, assassinée, qui, implacable envers les crimes du passé, ne craindra pas de continuer dans le présent, d’appliquer la rigueur de lois équitables, protectrices de la communauté, à ces mercantis envers lesquels le cœur de M. de Monzie déborde de si touchante tendresse. Non, nous ne sommes pas, monsieur de Monzie, si las que vous le croyez : la guerre et la Résistance, cette Résistance dans laquelle communie, de plus en plus, l’immense majorité de notre peuple, ont attisé chez nous l’esprit révolutionnaire qui est à sa façon, esprit d’amour, sans doute, mais non de faiblesse. Vous la placez mal, votre « Saison des juges ». Nous n’en sommes, pour l’instant, qu’à la saison des Argousins. La vraie saison des juges viendra demain, ne vous en déplaise ; et ce sera celle des justes juges.