NOUVELLE II L’ESCLAVE INGÉNIEUX

Vous n’ignorez pas qu’au nord, et tout auprès de la Sicile, il y a une île qu’on appelle Lipari. Vous saurez donc qu’il y eut autrefois, dans la capitale de cette petite île, une jeune fille nommée Constance, qui joignait à une naissance honnête une figure très-intéressante. Un jeune homme, à peu près de son âge, nommé Martucio Gomito, qui ne manquait ni d’esprit ni de bonne mine, en devint amoureux. La demoiselle, qui lui trouvait des agréments infinis, se fit un devoir de répondre à son amour, et n’était jamais plus contente que lorsqu’elle le voyait ou qu’elle pouvait s’entretenir avec lui. Martucio, encouragé par ce tendre retour, se hasarda de la faire demander en mariage à son père, qui la lui refusa net, parce qu’il le trouvait trop pauvre.

Le jeune homme, piqué du motif du refus, arma, de moitié avec quelques-uns de ses parents et de ses amis, une petite galère, et jura de ne retourner dans sa patrie qu’après avoir fait une brillante fortune. Quand le vaisseau fut prêt, il s’embarqua, dans l’intention d’exercer le métier de corsaire, et fit voile vers les côtes de Barbarie. Il se tint quelque temps sur cette terre, attaquant et pillant tous les vaisseaux qui n’étaient pas en état de lui résister. La fortune lui fut presque toujours favorable. Il amassa beaucoup de biens dans très-peu de temps, plus même qu’il n’en fallait pour figurer avantageusement dans son pays, s’il eût voulu y retourner. Mais l’ambition d’augmenter ses richesses le retint encore sur mer, et cette ambition démesurée causa son malheur. Il fut attaqué à son tour par des Sarrasins ; il se défendit longtemps, mais enfin il fallut céder à la force. Il fut pris avec tout ce qu’il avait piraté, et conduit à Tunis, où il demeura longtemps prisonnier, dans une extrême misère. La plupart de ses compagnons avaient été tués dans le combat, et son vaisseau coulé à fond, après que les Barbaresques l’eurent pillé.

Bientôt le bruit courut à Lipari que Martucio, et tous ceux qui s’étaient embarqués avec lui, avaient péri sur mer. Constance, que le départ de son amant avait fort affligée, ne pouvait se consoler de sa perte. Après avoir longtemps pleuré sur sa malheureuse destinée, elle résolut de ne plus vivre ; mais ne pouvant gagner sur soi de se détruire elle-même, elle s’avisa d’un moyen assez singulier pour se réduire à la nécessité de mourir. Elle sortit un jour secrètement de la maison de son père, et s’en alla au port, dans l’intention d’entrer dans la première barque de pêcheur qu’elle trouverait vide, pour s’abandonner ensuite à la merci des vents et des flots. Elle en aperçut une, séparée de toutes les autres, qu’elle trouva fournie de mâts, de voiles et de rames, parce que les matelots en étaient sortis depuis peu. Elle y entre, la détache, et prend le large à force de rames et de voiles ; car elle entendait un peu la navigation, comme toutes les femmes de cette île. Quand elle se vit en pleine mer, elle abandonna les rames et le gouvernail, persuadée, ou que sa barque, qui n’était pas lestée, serait bientôt submergée, ou qu’elle irait se briser contre quelque rocher, ce qui lui procurerait une mort inévitable. Dans cette espérance, elle s’enveloppa la tête d’un manteau, et se coucha au fond de la barque, priant Dieu d’avoir seulement pitié de son âme. Par bonheur l’événement ne répondit point à son attente : la mer était tranquille, et le peu de vent qu’il faisait, poussant vers les côtes de Barbarie, conduisit le bateau, dans l’espace d’environ vingt-quatre heures, en un petit havre, près la ville de Souse, dépendante du royaume de Tunis. Comme la jeune fille n’avait point levé la tête, elle ne savait si elle était en terre ou en mer. Lorsque le bateau vint à bord, il y avait sur le rivage une vieille femme, occupée à plier des filets de pêcheurs, qu’elle avait mis sécher au soleil. Surprise de la voir arriver à pleines voiles, et donner contre terre, sans que personne parût, elle crut que les pêcheurs s’étaient endormis. Pour s’en convaincre, elle entre dans la barque, et ne trouve qu’une fille, étendue tout de son long sur les planches, empaquetée d’un grand manteau. Elle s’approche, et s’apercevant qu’elle dormait profondément, elle l’appelle, et la secoue jusqu’à ce qu’elle soit éveillée. Elle reconnut à ses habits, quand elle l’eut fait lever, que c’était une chrétienne ; elle lui demanda aussitôt en italien par quelle aventure elle se trouvait là toute seule. La jeune fille, entendant parler sa langue, crut que le vent avait changé, et l’avait repoussée vers l’île d’où elle était partie. Elle porte précipitamment ses regards de tous côtés, et ne connaissant point le pays, elle demande à la vieille où elle était : « Vous êtes près de Souse, en Barbarie. » À cette réponse, Constance, plus affligée que jamais d’être encore du nombre des vivants, surprise de se trouver chez des Barbares, et craignant qu’ils ne voulussent, ou la maltraiter ou porter atteinte à son honneur, se laissa tomber sur le sable, comme pour mieux s’abandonner à sa douleur, et elle versa un torrent de larmes. La bonne femme se mit à la consoler de son mieux ; la compassion la rend éloquente ; elle vient à bout de l’arracher de ce lieu, et de la mener à sa chaumière, où elle lui fit manger un morceau de pain dur et du poisson. Voyant qu’elle n’était plus si chagrine, elle la pria de lui raconter son aventure. Constance, étonnée de ce qu’elle lui parlait toujours italien, ne jugea point à propos de satisfaire sa curiosité sans savoir auparavant à qui elle avait affaire ; elle questionna donc son hôtesse, qui lui apprit qu’elle était au service de plusieurs chrétiens qui faisaient le métier de pêcheurs ; qu’elle avait reçu le jour à Trapani, d’où elle était sortie de très-bonne heure, et qu’elle se nommait Chereprise. Ce nom lui parut d’un bon augure ; elle commença même, dès ce moment, à ne plus désirer la mort, soit que les tendres consolations de la bonne vieille eussent ranimé son courage, soit qu’elle eût quelque secret pressentiment qu’elle pourrait oublier ses chagrins et devenir heureuse. Elle raconta pour lors à cette femme l’étrange résolution qu’elle avait prise, et ce qui l’y avait portée, sans cependant lui dire le nom, ni l’état de ses parents, ni la ville qu’ils habitaient. Elle termina son récit par la prier d’avoir compassion de sa jeunesse, et de lui fournir quelque expédient pour mettre son honneur à l’abri des insultes des hommes. Chereprise, qui était une très-honnête femme, lui dit de ne point s’inquiéter, et lui promit de lui rendre tous les services qui dépendraient d’elle. « Je vous placerai, ajouta-t-elle, dans une maison de la ville prochaine, où votre honneur n’aura pas le moindre danger à courir. » Elle la laisse un moment seule dans sa cabane, et va retirer le reste des filets au soleil. À son retour, elle la couvre du manteau dont elle l’avait trouvée enveloppée dans la barque, et la mène droit à Souse, en lui disant qu’elle la conduit chez une Sarrasine très-respectable. « C’est une dame d’un certain âge, extrêmement charitable, qui a des bontés pour moi, je la prierai de vous prendre avec elle, et je suis assurée d’avance qu’elle s’en fera un plaisir. Je puis vous promettre que si vous cherchez à la contenter et à mériter son affection, elle vous traitera comme sa propre fille, et aura pour vous toute la tendresse et tous les égards que vous pourrez désirer. »

Quand elles furent arrivées dans la ville, Chereprise courut vers sa protectrice, qu’elle aperçut de loin entrant dans une maison voisine de la sienne. Elle parla avec tant de chaleur et d’intérêt, que la dame, touchée des malheurs de cette pauvre petite étrangère, ne put la regarder sans pleurer. Elle la caressa, la baisa sur le front, et la mena ensuite dans sa maison, où elle ne logeait que des femmes qu’elle occupait à divers ouvrages de soie, de cuir et de palmier. Constance eut bientôt appris à travailler aussi bien que ses compagnes ; elle se concilia d’autant plus aisément leur estime et leur amitié, qu’elle fit des progrès rapides dans leur langue. Sa patronne ne l’aimait pas moins ; enfin, elle était aussi heureuse qu’on peut l’être parmi des étrangers et loin de sa patrie.

Dans le temps qu’elle ne comptait plus revoir ses parents, qui la croyaient morte, le ciel préparait un événement qui devait la ramener dans sa patrie avec son amant. Un prince de Grenade, qui prétendait avoir des droits sur le trône de Tunis, alors occupé par Mariabdel, mit une grosse armée sur pied, dans le dessein d’aller s’en emparer. Martucio Gomito, qui savait déjà parfaitement la langue du pays, ayant appris cette nouvelle, et les grands préparatifs que le roi de Tunis faisait pour repousser les forces du seigneur grenadin, dit à un de ses gardes que s’il pouvait parler au roi, il lui enseignerait un moyen infaillible pour le rendre victorieux de son ennemi. Le garde rendit compte de cette conversation à son maître, et le maître au roi. Le monarque envoya chercher Martucio, et lui ayant demandé quel moyen il avait à donner : « Sire, lui répondit l’esclave, je me suis aperçu, depuis que je suis dans vos États, que dans vos armées vous employez plus d’archers que toute autre espèce de soldats ; je pense donc que si Votre Majesté pouvait faire en sorte que les flèches manquassent à vos ennemis, et que vos troupes en eussent en abondance, elle serait infailliblement victorieuse. – La question est de le pouvoir, répondit le roi. – La chose est très-possible, répliqua Martucio, et voici comment. Il faut que Votre Majesté fasse faire les cordes des arcs de vos archers beaucoup plus déliées qu’à l’ordinaire, et que le bout du trait qui donne sur la corde soit si mince, qu’il ne puisse servir qu’à ces cordes. Cette opération doit être tenue secrète, pour que l’ennemi ne puisse y pourvoir ; par ce moyen vous êtes sûr de le vaincre ; car lorsqu’il aura lancé toutes ses flèches sur vos troupes, il faudra nécessairement qu’il ramasse celles qui lui auront été tirées par vos archers, s’il veut continuer le combat ; mais elles ne pourront lui servir, à cause de la minceur du bout, sur lequel les cordes trop grosses n’auront pas assez de prise. Par ce moyen, vos troupes auront des armes en abondance, et les ennemis en manqueront. »

Cet avis plut extrêmement au roi. Il s’y conforma, et gagna la bataille, ce qui valut ses bonnes grâces à Martucio, dont il fit en très-peu de temps un grand seigneur.

La renommée de ce nouveau favori vola dans tout le royaume. Constance ne tarda pas à être informée que celui qu’elle croyait mort depuis longtemps, vivait encore, et était ce même Martucio que la faveur du prince avait élevé au plus haut degré de la fortune et de la grandeur. Elle reprit courage, et l’amour presque éteint se ralluma dans son cœur. Elle conte à la bonne dame toutes les aventures qui lui étaient arrivées, et lui fait part de la situation où elle se trouvait par la découverte qu’elle avait faite, en apprenant que le favori du roi était son ancien amoureux ; elle finit par lui témoigner un grand désir d’aller à Tunis, pour se convaincre de la vérité par ses yeux. La dame, animée d’une tendresse toute maternelle, loua son dessein, voulut l’accompagner et s’embarqua avec elle. Arrivées dans cette capitale, elle la mena chez une de ses proches parentes, qui la reçut le mieux du monde. Chereprise, qui avait été du voyage, fut envoyée pour s’informer si ce Martucio, favori du prince, était Martucio Gomito de Lipari, qui, quelques années auparavant, avait fait le métier de corsaire, avec plusieurs jeunes gens de la même île. Les informations vinrent à l’appui de tout ce qu’on avait ouï dire. Alors la bonne dame, voulant annoncer la première à Martucio l’agréable nouvelle de l’arrivée de sa maîtresse, alla le trouver, et lui dit qu’elle avait chez elle une personne nouvellement arrivée de Lipari, qui désirait de lui parler en particulier. « Comme elle ne veut être vue que de vous, ajouta-t-elle, je me suis offerte de venir moi-même vous le faire savoir. » Martucio la remercia de sa politesse, et la suivit incontinent. Quand Constance le vit, elle faillit mourir de joie ; elle courut l’embrasser, et, sans pouvoir lui dire un seul mot, elle se mit à pleurer. Martucio, de son côté, demeura quelque temps sans pouvoir lui parler, tant il fut saisi en la reconnaissant ; puis jetant un profond soupir : « Est-ce bien vous, ma chère amie ? lui dit-il ; hélas ! j’avais ouï dire que vous étiez morte. Que je me félicite de vous retrouver ! » Il se jette ensuite à son cou, et la serre tendrement dans ses bras, en versant des larmes d’attendrissement et de joie. Constance lui raconta ses aventures, sans oublier les bons traitements qu’elle avait reçus de la dame chez qui elle demeurait. Martucio lui conta succinctement les siennes ; après quoi, il courut informer le roi de ce qui venait de lui arriver, et lui demanda la permission d’épouser sa maîtresse à la manière des chrétiens. Le roi, surpris de cette singulière aventure, voulut voir Constance, et, convaincu par elle-même de la fidélité du rapport de son favori, permit à Martucio de l’épouser, en lui disant qu’il l’avait bien méritée. Il combla ces amants de dons magnifiques. Martucio, de son côté, s’épuisa en remercîments et en politesse auprès de la charitable Sarrasine ; et, après lui avoir fait de riches présents, il la fit conduire honorablement à Souse. Les nouveaux mariés retinrent avec eux Chereprise ; et, ayant obtenu depuis la permission de retourner dans leur pays, ils amenèrent cette bonne vieille à Lipari, où ils furent reçus avec une joie d’autant plus grande, qu’on ne comptait plus les revoir. Ces deux époux vécurent longtemps, et passèrent tout le reste de leurs jours dans l’abondance et dans une parfaite tranquillité.

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