NOUVELLE PREMIÈRE LE PRODIGE OPÉRÉ PAR L’AMOUR

Les anciennes histoires de Chypre font mention d’un gentilhomme de ce pays, nommé Aristippe, le plus riche de tous ses compatriotes, et qui sans doute eût été le plus heureux, si la fortune ne l’eût affligé dans une chose. Parmi les enfants dont il était le père, il en avait un qui pouvait le disputer à tous les jeunes gens du pays pour la taille et la figure ; mais cet enfant était si sot, si stupide, qu’on n’en pouvait espérer rien de bon. On l’appelait Galeso. Son père n’épargna rien pour réparer les défauts de la nature par une bonne éducation ; il lui donna un précepteur et d’autres maîtres, mais tout fut inutile. On ne put ni lui apprendre à lire, ni le rendre tant soit peu poli. Tout ce qu’il faisait était marqué au coin de la grossièreté ; discours, manières, même le son de sa voix, annonçaient en lui l’impolitesse et la rusticité. De là vint qu’on lui donna le surnom de Chimon, qui, en langage chyprien, signifie grosse bête.

Aristippe, désolé des mauvaises dispositions de son fils, et désespérant d’en pouvoir jamais faire un homme honnête et supportable, se détermina à l’envoyer à la campagne vivre avec les paysans, pour n’avoir pas incessamment devant les yeux un objet si désagréable et si affligeant. Il lui signifia ses ordres : Chimon les exécuta avec d’autant plus de plaisir que la façon de vivre des villageois lui plaisait cent fois plus que celle de la ville. Il partit donc pour la campagne, où il ne s’occupa que de ménage et de travaux rustiques. Il arriva qu’un jour, après avoir couru d’un champ à l’autre, avec un gros bâton à la main, il entra, sur l’heure de midi, dans un petit bois agréable et touffu ; car c’était dans le mois de mai. Le hasard le conduisit dans un pré entouré de mille arbrisseaux verts, au bout duquel il y avait une claire fontaine. Non loin de cette fontaine, il vit une jeune et belle fille qui dormait sur le gazon. Le mouchoir qui couvrait sa gorge était si simple et si léger, qu’on distinguait sans peine à travers et la blancheur et la finesse de sa peau ; le reste de son vêtement consistait en un casaquin et un jupon d’une blancheur éblouissante, et d’une étoffe presque aussi fine qu’une gaze ; à ses pieds dormaient deux femmes et un valet. Chimon n’eut pas plutôt aperçu cette jeune dormeuse qu’il s’approcha pour la voir de plus près. Appuyé sur son bâton, il la regarde d’un œil curieux, et l’admire comme s’il n’avait jamais vu de femme. Son esprit rustique, sur lequel les leçons les plus sages et les plus attrayantes n’avaient pu faire la moindre impression, lui dit dans ce moment que cette fille était le plus bel objet qui pût s’offrir aux regards des hommes ; il ne se lassait point de la contempler. Il loua ses blonds cheveux, son front, son nez, sa bouche, ses bras, et surtout sa gorge naissante, plus blanche que l’albâtre. D’homme rustre et sauvage, il devint tout à coup un excellent juge en fait de beauté. Il ne manquait à son plaisir que de voir les yeux de la belle, que le sommeil tenait fermés. Il fut tenté de l’éveiller pour se satisfaire, mais, comme il commençait à raisonner, et qu’il n’avait jamais vu de femme aussi belle, il crut que c’était une déesse, et qu’il devait la respecter. Il eut dès lors assez de discernement pour sentir que les choses divines méritent plus de vénération et de respect que les choses mortelles et terrestres. Il se contenta donc de l’admirer, et attendit qu’elle s’éveillât d’elle-même. Quoiqu’il fût naturellement brusque et impatient, le plaisir qu’il trouvait à contempler ses charmes le retint constamment auprès d’elle. Quelque temps après, Éphigène s’éveilla : c’était le nom de cette beauté. Chimon, immobile, appuyé sur son bâton, fut le premier objet qu’elle vit en ouvrant les yeux. Comme il était connu presque partout par son imbécillité autant que par le nom et la richesse de son père, il le fut de cette fille, qui, surprise de le voir là dans cette posture : « Que viens-tu faire dans ce bois, à cette heure-ci ? » lui dit-elle. Chimon, tout occupé d’admirer ses beaux yeux, qu’il lui tardait de voir, et d’où partaient les traits de feu qui enivraient son âme de plaisir, ne répondit pas un seul mot. La belle, voyant qu’il lui lançait continuellement des regards passionnés, et craignant que sa rusticité ne le portât à quelque malhonnêteté, réveilla ses femmes ; et, s’étant levée, elle partit avec elles. « Vous avez beau fuir, charmante souveraine de mon âme, lui dit Chimon, j’irai avec vous. » Quoique Éphigène, qui avait toujours peur de lui, le priât de se retirer, elle ne put jamais s’en défaire : il la conduisit jusque dans sa maison, non sans lui avoir fait, durant la route, beaucoup de compliments sur sa beauté. De là il s’en retourna chez son père, et lui dit qu’il ne voulait plus demeurer au village. Le père n’en fut pas trop content, non plus que ses autres parents ; néanmoins on lui permit de vivre à sa manière, pour découvrir quel pouvait être le motif d’un pareil changement.

Ce jeune homme, dont le cœur n’avait été jusqu’alors susceptible d’aucune impression, plein d’amour pour la jeune et belle Éphigène, étonna, par ses idées et par sa nouvelle conduite, son père, ses frères et tous ceux qui le connaissaient. Il demanda d’abord et obtint d’être habillé comme ses frères, et d’avoir le même train. Perdant chaque jour de son caractère sauvage, il se mit à fréquenter les honnêtes gens, s’appliqua à imiter leurs façons, leur politesse, et s’attacha surtout à retenir les manières et les discours des jeunes gens amoureux. Au grand étonnement de tout le monde, il apprit dans fort peu de temps, non-seulement à lire et à écrire, comme le commun des gens bien nés, mais il se distingua parmi les savants, tant l’amour et l’envie de plaire surent lui inspirer d’ardeur pour l’étude ! Il parvint même, à force d’exercice et de travail, à modifier sa voix, au point qu’il la rendit douce et agréable. Peu de musiciens chantaient et jouaient mieux que lui des instruments. Il devint bon écuyer et un des hommes les plus vigoureux et les plus adroits de son temps dans tous les exercices militaires de mer et de terre. En un mot, il se rendit, dans moins de quatre ans, le gentilhomme le plus poli, le mieux tourné, le plus aimable et le plus accompli de son pays. La seule vue d’Éphigène produisit tous ces miracles. Les divins attraits de cette charmante personne ayant fait entrer l’amour dans son cœur, cette passion fut suffisante pour y développer le germe de ces qualités précieuses qui y étaient ensevelies comme dans une sombre et épaisse prison. Telle est la puissance incompréhensible de ce sentiment sur les âmes dont il s’est emparé : sa présence anime et féconde les vertus les plus assoupies.

Quoique Aristippe ne fût pas trop charmé de l’amour de son fils pour Éphigène, considérant toutefois les effets avantageux que cette passion avait produits sur son esprit et sur son cœur, il le laissa maître de suivre son inclination. Chimon, devenu homme aimable, d’homme stupide qu’il était, eût fort désiré qu’on ne l’appelât plus que Galeso, qui était son premier nom ; mais, comme la belle Éphigène lui avait donné celui de Chimon le jour qu’elle l’avait rencontré, il crut devoir le garder toute sa vie. L’amour qu’il conservait toujours pour elle et le désir de la posséder le portèrent plusieurs fois à prier Chypsée, son père, de la lui donner en mariage ; mais le père d’Éphigène répondit toujours qu’il l’avait promise à un gentilhomme de Rhodes, nommé Pasimonde, auquel il ne voulait pas manquer de paroles. Chimon était trop épris, trop passionné et avait trop fait pour renoncer à sa maîtresse : il jura que nul autre que lui ne la posséderait. À peine fut-il instruit que le Rhodien avait envoyé un vaisseau pour la prendre, et qu’elle était sur le point de partir : « Aimable et cher objet de ma flamme, dit-il en lui-même, voici le moment de te faire connaître combien je t’aime. Tu m’as rendu homme ; je ne doute point que je ne devienne pour toi un héros. Oui, je te posséderai ou je perdrai la vie. » Dans ce dessein, il rassembla plusieurs de ses amis, quelques soldats, et s’embarqua avec eux sur un vaisseau qu’il avait fait armer secrètement, pour aller attendre celui qui devait conduire à Rhodes l’aimable reine de son cœur : il ne l’attendit pas longtemps. Le père d’Éphigène ayant fait les honneurs convenables aux parents de son gendre futur, sa fille ne tarda pas à se mettre en mer. Elle fut rencontrée le lendemain par Chimon, qui était aux aguets pour la voir passer. Il s’approche des Rhodiens ; et quand il en est assez près pour pouvoir se faire entendre, il monte sur la proue, et leur crie de mettre bas les voiles, ou de s’attendre à être pris et jetés dans la mer. Voyant qu’ils se disposaient à se défendre, on lança promptement un harpon sur le vaisseau, et, l’ayant accroché, Chimon monte à l’abordage ; et, sans attendre qu’il soit secondé d’aucun des siens, s’élance sur l’équipage, l’épée à la main, et en fait un carnage horrible. Les Rhodiens effrayés, et contraints de céder à sa valeur, demandent grâce, presque tous d’une commune voix, et offrent de se rendre prisonniers. « Mes amis, leur dit alors Chimon, ce n’est ni par haine ni par l’espoir du butin que j’ai pris les armes contre vous, mais uniquement pour me rendre maître d’un objet qui m’est mille fois plus précieux que la vie, et qu’il vous est facile de me livrer. Je ne vous demande qu’Éphigène : son père me l’a refusée en mariage, et l’amour que j’ai pour elle m’a contraint de recourir aux armes, plutôt que de la laisser marier à un étranger, qui ne saurait l’aimer autant que moi. Je prétends l’épouser, et crois la mériter aussi bien que Pasimonde. Donnez-la-moi donc, et je vous laisse la vie avec la liberté. »

Les Rhodiens, qui n’étaient pas les plus forts, cédèrent à la nécessité, et livrèrent avec regret Éphigène, qui fondait en larmes. Chimon la consola de son mieux ; il la fit passer sur son vaisseau, sans exiger autre chose des Rhodiens. Ravi d’une si belle conquête, son premier soin fut de calmer ses inquiétudes, et d’essuyer les pleurs qu’elle ne cessait de répandre, « Ne vous chagrinez point, ma chère amie, vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l’auriez été avec Pasimonde, qui ne vous connaît pas, qui ne peut, par conséquent, vous aimer comme vous le méritez. Songez que, depuis le premier moment que je vous ai vue, je n’ai pas cessé de vous adorer ; songez à tout ce que l’amour m’a fait entreprendre pour vous plaire et me rendre digne de vous. » Après avoir ainsi donné quelque temps à la consolation de sa maîtresse, il tint conseil avec ses compagnons, pour délibérer sur le parti qu’il avait à prendre. Il fut décidé qu’il ne devait pas retourner de quelque temps en Chypre, après un tel enlèvement. Alors il fit voile vers Candie, où il croyait pouvoir passer quelque temps en sûreté avec Éphigène, à la faveur des parents et des amis qu’il avait dans cette île, mais la fortune en disposa autrement, par une de ces bizarreries qui lui sont ordinaires ; elle se plut à changer en tristesse la joie qu’elle venait de procurer à Chimon, jusque-là son favori.

Quatre heures s’étaient à peine écoulées depuis la séparation des deux vaisseaux, lorsque le temps changea. Le ciel se couvrit d’épais nuages, et la mer fut bientôt agitée par les vents les plus impétueux. Tout annonçait une tempête pour la nuit qui commençait à répandre ses voiles, et que Chimon s’était promis de passer dans les plaisirs. Les flots s’agitaient, se courrouçaient de plus en plus, et menaçaient à chaque instant d’engloutir le vaisseau qu’ils battaient avec fureur. Les matelots manœuvraient avec beaucoup de difficulté ; on ne savait plus que faire pour éviter le danger. Chimon était au désespoir d’un pareil contre-temps ; il lui semblait que le ciel ne lui avait donné ce qu’il désirait que pour le lui enlever d’une manière affreuse, et sans espoir de retour. Ses compagnons n’étaient pas moins affligés ; mais Éphigène l’était plus que personne : elle ne cessait de pleurer, et croyait que chaque vague qui venait se briser contre le navire allait être son tombeau. Dans sa douleur, elle maudissait l’amoureux Chimon, lui reprochait durement sa témérité, et disait que ce terrible ouragan était une juste punition du ciel, qui ne voulait pas qu’il l’eût pour femme, mais qui avait décidé sa perte et la sienne. Cependant les matelots ne cessent de manœuvrer pour tâcher d’écarter le danger. Ils ne peuvent se rendre maîtres des vents qui, augmentant à chaque instant, emportent le vaisseau vers l’île de Rhodes. Se voyant près de terre, sans savoir le lieu où ils étaient, ils firent leurs efforts pour gagner le rivage. La fortune seconda leurs désirs ; car le vent les jeta dans un petit golfe où le vaisseau des Rhodiens ne faisait que d’arriver. Quand le jour parut, Chimon et ses gens furent fort surpris de se voir à Rhodes, et à une portée de flèche du vaisseau d’où ils avaient enlevé la belle Éphigène. Désespéré de ce nouveau contre-temps, et craignant ce qui arriva, Chimon ordonna qu’on fit l’impossible pour se retirer d’un lieu si fatal à ses espérances, aimant mieux s’exposer encore à la fureur des vents et des flots qu’au ressentiment des Rhodiens. On tenta tous les moyens imaginables pour s’éloigner du golfe, mais inutilement ; au contraire, comme le vent donnait directement contre le rivage, un coup de vague jeta le vaisseau sur le sable, où il fut incontinent environné de monde, et reconnu par l’équipage du vaisseau rhodien, dont une partie avait déjà débarqué, et s’était retirée au village prochain. Elle fut bientôt instruite de l’aventure de Chimon, et elle revint avec une troupe de paysans qui se saisirent d’Éphigène et de son ravisseur, déjà descendu à terre, avec le plus grand nombre de ses gens, dans l’intention de se sauver dans une forêt voisine. Il fut conduit avec sa maîtresse et plusieurs de ses compagnons au village, et de là à Rhodes.

Pasimonde, instruit de tout ce qui s’était passé, porta plainte au sénat de la violence du gentilhomme chyprien, et le sénat ordonna à Lisimaque, qui cette année était le premier magistrat, d’aller, avec ses sergents, prendre Chimon et ses compagnons, pour les mener en prison. C’est ainsi que cet amant infortuné perdit, non-seulement sa maîtresse, de laquelle il n’avait encore eu que quelques petits baisers, mais sa liberté et l’espoir de la recouvrer.

Quant à Éphigène, elle fut mise chez des dames de la connaissance de Pasimonde, qui s’empressèrent de l’accueillir et de la soulager des fatigues qu’elle avait essuyées. Elle devait demeurer auprès d’elles jusqu’au jour fixé pour les noces ; et, en attendant, on se fit un devoir de lui procurer toutes sortes d’agréments.

Pendant ce temps, Pasimonde s’intrigua, sollicita pour faire condamner à mort son rival ; mais les gentilshommes rhodiens, à qui il avait sauvé la vie, et pour lesquels il avait eu de très-bons procédés, sollicitèrent en sa faveur, et on se contenta de le condamner, lui et les siens, à une prison perpétuelle ; punition qui lui fut aussi douloureuse que s’il eût été condamné à perdre la vie, puisqu’elle lui ôtait l’espoir de jamais posséder l’objet de son amour.

Cependant, tandis que Pasimonde faisait tout disposer pour ses noces, la fortune, toujours capricieuse, parut se repentir du mal qu’elle avait fait à Chimon, et suscita un nouvel événement pour amener sa délivrance. Pasimonde avait un frère, nommé Hormisda, plus jeune que lui, mais non moins estimable par son mérite. Ce frère était amoureux d’une très-jolie Rhodienne de qualité, connue sous le nom de Cassandre, et il l’avait demandée plusieurs fois en mariage, sans avoir jamais pu l’épouser, à cause de divers accidents survenus au moment de la conclusion. Il faut observer que le magistrat Lisimaque était également épris des charmes de cette demoiselle ; mais elle lui préférait son rival. Pasimonde, voulant faire, comme on dit vulgairement, d’une pierre deux coups, et éviter les dépenses d’une seconde noce, imagina de conclure, une fois pour toutes, le mariage de son frère, afin qu’il pût épouser la belle Cassandre, le même jour que lui-même épouserait Éphigène. Il en parla aux parents de la demoiselle, et il fut arrêté que ce double mariage se ferait en même temps. Lisimaque ne fut pas plutôt informé de ce nouvel arrangement, qu’il sentit que tout était perdu pour lui, si Cassandre donnait sa main à Hormisda. Cette idée ralluma sa jalousie, et le mettait en fureur. Il dissimula toutefois sa peine et son ressentiment, pour songer aux moyens d’empêcher ce mariage. Il n’en vit pas de plus court ni de plus sûr que celui d’enlever Cassandre. L’exécution lui en paraissait aisée, mais indigne d’un honnête homme. Cependant, après bien des combats et bien des réflexions, l’amour l’emporta sur l’honneur ; et il se décida à l’enlever, quoi qu’il en dût arriver. Pensant à la manière dont il devait s’y prendre, et aux personnes qui lui étaient nécessaires pour ce coup de main, il se ressouvint de Chimon et de ses compagnons qu’il tenait prisonniers. Il jugea qu’il aurait de la peine à trouver des gens plus propres à seconder ses vues ; il donna ses ordres pour qu’on lui amenât Chimon la nuit suivante ; il le fit entrer dans sa chambre, et voici à peu près le discours qu’il lui tint :

« Les dieux, mon ami, se plaisent à éprouver la vertu des hommes. Ils ne leur prodiguent souvent leurs bienfaits que pour les replonger dans l’adversité ; et s’ils les trouvent aussi fermes et aussi constants dans le malheur qu’ils l’avaient été dans la prospérité, ils se font une justice de leur rendre avec usure leurs premières faveurs. C’est sans doute dans l’intention d’éprouver ton courage qu’ils t’ont fait sortir de la maison de ton père, que je sais être très-riche. Je n’ignore pas non plus qu’ils se sont servis du pouvoir de l’amour pour faire de toi un homme vaillant et éclairé, d’homme stupide et grossier que tu étais. Ils veulent voir à présent si l’adversité et la prison n’ont point altéré ton courage. S’il est tel qu’il s’est d’abord montré lorsque tu as conquis ta maîtresse par les armes, je puis t’assurer qu’ils te réservent la récompense la plus flatteuse que tu puisses désirer. Tu vas en juger par toi-même : sois seulement attentif à ce que je vais te dire.

« Tu sauras d’abord que Pasimonde, ton rival, s’est donné toute sorte de mouvements pour te faire condamner à mort ; aujourd’hui il s’en donne pour hâter le moment de son mariage avec celle que tu aimes, et qui t’a coûté tant de peines et de soins, sans avoir pu la posséder. Je sais combien ce prochain mariage doit t’affliger ; j’en juge par le chagrin que me cause à moi-même celui d’Hormisda, frère de Pasimonde, qui, le même jour, doit épouser une demoiselle qui m’est pour le moins aussi chère qu’Éphigène peut te l’être à toi-même. Aie néanmoins bonne espérance ; il est un moyen de nous venger l’un et l’autre de l’injure qu’on nous fait, et d’empêcher même cette double alliance : il ne s’agit que d’avoir du courage. Vois si tu te sens celui de prendre les armes pour enlever les maîtresses de nos rivaux. Tu ne balanceras point, si Éphigène t’est toujours chère, si tu veux recouvrer ta liberté et celle de tes compagnons, que j’attache à ce prix. Tu verras, par mon courage, que je suis aussi amoureux que toi. Parle, je n’ai plus rien à te dire. »

Lisimaque n’avait point encore fini de parler, que Chimon se crut déjà réconcilié avec la fortune. Il sentit ses espérances renaître et son courage se ranimer. « Que vous me connaîtriez mal, monsieur le juge, lui répondit-il, si vous doutiez de ma valeur ; il n’est point de péril que je n’affronte pour servir votre amour, si je dois obtenir la récompense que vous me faites envisager : vous ne sauriez trouver de compagnon plus brave et plus fidèle pour vous seconder. Je suis prêt à vous en convaincre ; ordonnez, que faut-il faire ?

– On m’a assuré, répondit Lisimaque, que les deux noces devaient se faire dans trois jours, dans la maison de Pasimonde. Risquant donc le tout pour le tout, je suis d’avis de nous y rendre pendant la nuit, bien armés, avec tes compagnons et les miens, et d’enlever, du milieu du festin, ta maîtresse et la mienne ; nous les conduirons aussitôt dans un vaisseau qu’on prépare secrètement par mes ordres, et nous immolerons à notre fureur quiconque s’opposera à notre résistance. »

Chimon fut ravi de la proposition de Lisimaque, et s’en retourna fort content dans sa prison, bien résolu de cacher à ses compatriotes, jusqu’au moment de l’exécution, le projet où ils devaient entrer, afin d’être plus sûr que rien ne transpirât.

Le jour des noces venu, la fête fut des plus magnifiques. La joie éclatait de toutes parts dans la maison des nouveaux époux, pendant que Lisimaque disposait toutes choses pour y apporter la tristesse et le deuil. Il met Chimon et ses compagnons en liberté ; il les arme, les réunit aux gens qu’il s’était affidés de son côté, et harangue les uns et les autres pour leur inspirer du courage. Il divise ensuite cette troupe en trois petits corps : il en envoie un au port, afin que personne ne puisse s’opposer à l’embarquement, quand il en sera temps ; il se transporte avec les deux autres à la maison des nouveaux mariés ; il laisse à la porte le second détachement, pour empêcher le monde d’entrer ; et, suivi de Chimon, monte avec le troisième dans la salle des nouvelles mariées, qui étaient à table avec beaucoup d’autres femmes. Ils s’avancent hardiment, renversant tout ce qui s’offre devant eux, et prennent chacun leur maîtresse, qu’ils remettent aussitôt entre les mains de leurs compagnons, avec ordre de les conduire au port. Un coup si hardi jette l’assemblée dans l’étonnement et la frayeur. Les nouvelles mariées poussent des cris affreux, et se démènent vivement dans les bras de ceux qui les emportent : les autres dames, qui n’avaient pu les défendre, se lamentent, se lèvent de table, appellent les hommes à grands cris ; et, en attendant qu’ils viennent à leur secours, elles se mettent en devoir d’arrêter les ravisseurs, en s’opposant à leur passage ; mais Lisimaque et Chimon se font jour avec leur épée à travers la foule, et gagnent facilement l’escalier ; ils y rencontrent Pasimonde qui, armé d’un gros bâton, était accouru au bruit. Chimon lui fend la tête d’un coup de sabre, et le jette mort sur le carreau. Hormisda, qui vole au secours de son frère, est également tué par Chimon. Les attaquants ayant donc tué ou blessé tout ce qui avait voulu leur résister, se réunirent à ceux qui gardaient la porte, et se rendirent tous en bon ordre au vaisseau, où les deux dames étaient déjà. Ils mirent aussitôt à la voile, aux yeux d’une multitude de gens armés, qui venaient en diligence pour les arrêter. Après quelques jours d’heureuse navigation, ils arrivèrent en Candie, où ils furent bien reçus de leurs parents et de leurs amis. Chimon et Lisimaque épousèrent leurs maîtresses, qu’ils avaient eu soin de consoler durant le voyage, et l’un et l’autre eurent sujet de se féliciter de leur destinée. Cet événement produisit de grands troubles entre les Rhodiens et les Chypriens ; ils se disposaient même à se faire la guerre, lorsque, par la médiation des parents et des amis des deux époux, tout fut apaisé. L’affaire s’arrangea si bien, qu’après quelque temps d’exil, il fut permis à Chimon et à Lisimaque de retourner chacun dans son pays, où ils vécurent en paix et en bonne intelligence avec leurs femmes, aussi bien qu’avec leurs compatriotes.

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