Nouvelle VIII L’Innocence reconnue

L’empire romain étant passé des Français aux Allemands, ces deux nations se déclarèrent une haine implacable, et par conséquent une guerre continuelle. Le roi de France ne se borna point à défendre ses États, il voulut encore tenter d’en reculer les bornes. Il rassembla pour cet effet toutes les forces de son royaume, et, suivi de son fils, il marcha à la tête d’une armée formidable contre l’ennemi. Avant d’aller à cette expédition, il crut qu’il convenait de pourvoir au gouvernement de son royaume pendant son absence, afin d’éviter le trouble et les séditions. Il jeta les yeux sur Gautier, comte d’Angers, son vassal, homme d’un jugement profond et d’une sagesse consommée. Ce seigneur avait de plus grands talents pour la guerre ; mais soit que le roi comptât plus sur sa fidélité que sur celle d’un autre, soit qu’il le crût plus disposé à goûter les douceurs de la paix qu’à supporter les fatigues de la guerre, il lui confia l’administration des affaires, et le laissa à Paris avec le titre de lieutenant général du royaume.

Le comte commença à remplir avec beaucoup de prudence les pénibles fonctions dont il s’était chargé. Quoiqu’il eût plein pouvoir, et qu’il ne fût nullement obligé de consulter personne, il ne laissait pas, dans les affaires tant soit peu importantes, de prendre l’avis de la reine et de sa belle-fille. Ces deux princesses avaient été confiées à sa garde et à ses soins. Il se faisait néanmoins un devoir de les traiter comme ses supérieures, sans jamais se prévaloir de l’espèce d’autorité qu’il avait sur elles. Il était âgé de quarante ans, bien fait de sa personne, et avait la plus heureuse et la plus agréable physionomie du monde. Sa taille était haute, régulière ; sa marche noble et aisée ; de plus, il était l’homme de son siècle le plus plein de grâces, et celui qui mettait le plus de goût et d’élégance dans sa parure.

Peu de temps après avoir été élevé à la dignité de gouverneur du royaume, il eut le malheur de perdre sa femme, qui lui laissa un fils et une fille, tous deux en bas âge.

Les affaires du gouvernement le mettaient dans le cas de voir fréquemment la reine et sa belle-fille. Celle-ci prenait plaisir à s’entretenir avec lui, et le recevait toujours avec beaucoup d’égards. À force de le pratiquer, elle se sentit une tendre inclination pour lui. Plus elle était à portée d’admirer ses agréments et ses vertus, et plus son inclination se fortifiait. Enfin elle en devint tout à fait amoureuse, sans pouvoir résister à son penchant. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son rang, et d’autres considérations jointes au veuvage du comte, lui persuadaient qu’elle pourrait parvenir aisément à s’en faire aimer. La honte de se déclarer était le seul obstacle qui l’arrêtait ; mais elle se fit bientôt une loi de la surmonter, et n’écouta plus la voix de la pudeur.

Un jour, se trouvant seule, elle l’envoya chercher, comme si elle eût eu des affaires à lui communiquer. Le comte, bien éloigné de soupçonner les intentions de la princesse, quitte tout et se rend à ses ordres. La princesse le fait asseoir sur son lit de repos et se met à côté de lui. Le comte lui demande pourquoi elle le fait appeler. La princesse ne répond rien. Il répète la même question : la dame, rouge d’amour et de honte, les yeux mouillés de larmes, tremblante, ne lui répond que par des soupirs et des mots entrecoupés, auxquels le comte ne comprend rien. Enfin, enhardie par sa passion : « Mon doux et tendre ami, lui dit-elle, vous avez trop de lumières et trop d’expérience pour ne pas connaître jusqu’où va la fragilité des hommes et des femmes, et pour ignorer que l’un de ces deux sexes est beaucoup plus faible que l’autre. Dans l’esprit d’un juge équitable, un péché est plus ou moins grand, selon la qualité des personnes qui le commettent. Qui oserait nier, par exemple, qu’une femme qui, pour gagner sa vie, n’aurait d’autre ressource que son travail, ne fût plus coupable de s’amuser à faire l’amour qu’une dame riche, opulente, qui aurait tout à souhait ? Personne assurément. C’est pourquoi je pense que les commodités de la vie doivent, en grande partie, servir d’excuse à la femme qui en jouit, lorsqu’elle se livre aux penchants de l’amour ; elle est surtout excusable, et même justifiée, si l’objet qu’elle aime est un homme sage et vertueux. Ces raisons et plusieurs autres, entre lesquelles je compte ma grande jeunesse et l’éloignement de mon mari, m’ont rendue amoureuse de vous, et portent avec elle ma justification. Il me sied mal, sans doute, de vous faire un semblable aveu ; mais un amour aussi violent que le mien se met au-dessus des bienséances ; les personnes de mon rang seraient martyres toute leur vie, si elles suivaient l’usage ordinaire. Je ne crains pas de vous l’avouer, mon cher ami, dans les ennuis que me cause l’absence de mon mari, ce petit dieu qui a soumis et soumet encore tous les jours, non-seulement les femmes faibles, mais les hommes les plus forts et les plus courageux, ce dieu, dis-je, a blessé mon cœur d’un trait enflammé, et y a allumé la passion la plus tendre et la plus vive pour vous. Je sais que, si elle paraissait à découvert, elle serait condamnable ; mais cachée sous les voiles du mystère, elle ne peut avoir rien de criminel. Votre figure, vos agréments, votre mérite, sont plus que suffisants pour l’excuser. Non, quelque passionnée que je sois, je ne me suis pas aveuglée sur le choix que j’ai fait. Vous êtes, aux yeux de tous ceux qui vous connaissent, le plus aimable, le mieux fait et le plus sage de tous les hommes de France. Songez donc que je suis depuis quelque temps sans mari ; songez que vous n’avez plus de femme ; songez à ce que l’amour que vous m’avez inspiré me porte à faire dans ce moment, et vous ne me refuserez pas le vôtre. Prenez pitié d’une jeune femme qui sèche de langueur, et qu’il ne tient qu’à vous de rendre heureuse… » Les larmes qu’elle répandit à ces mots l’empêchèrent de continuer. Elle voulut vainement reprendre la parole, l’excès de sa passion avait étouffé sa voix tremblante ; et, tout à fait décontenancée, elle n’eut que la force de pencher la tête sur le sein du comte.

Ce brave chevalier, surpris et humilié de l’étrange discours qu’il venait d’entendre, s’écria alors en la repoussant : « À quoi pensez-vous donc, madame, et pour qui me prenez-vous ? Mon honneur m’est trop précieux, et je sais trop ce qu’il me dicte, pour ne pas blâmer un amour si extravagant. Je souffrirais mille morts plutôt que de faire un pareil outrage à mon maître. »

À cette réponse inattendue, la princesse, passant subitement de l’amour à la fureur : « Ingrat ! lui dit-elle, n’est-ce pas assez d’avoir le chagrin de faire les avances, sans avoir la honte de me voir refusée ? Tu veux donc ma mort, barbare ? Eh bien, puisque tu ne crains pas de m’exposer à mourir de rage et de désespoir, tu en seras la victime : car, ou j’attirerai la mort sur ta tête, ou tu périras dans un exil ignominieux. » À ces mots elle s’arrache les cheveux, déchire ses habits, et crie de toutes ses forces : « Au secours ! au secours ! le comte d’Angers en veut à mon honneur ! »

Le comte, considérant que l’élévation de sa fortune lui avait fait plusieurs envieux qui seraient ravis de profiter de cette calomnie pour le perdre, et craignant, malgré le bon témoignage de sa conscience, de ne pouvoir confondre l’imposture de la princesse, sort promptement du palais, arrive à son hôtel, et, sans faire d’autres réflexions, prend ses deux enfants et s’enfuit à Calais.

Aux cris de la princesse étaient accourues plusieurs personnes, qui, la voyant éplorée et fondant en larmes, ne doutèrent point de la vérité du récit qu’elle leur fit. Il leur vint alors dans l’esprit que le comte n’avait mis en usage tout ce que la parure a de plus attrayant et la gaieté de plus aimable qu’afin de séduire la princesse et de parvenir à ses fins. Il ne fut pas plus tôt parti, qu’on alla chez lui pour l’arrêter ; mais, ne le trouvant pas, la populace s’assembla, entra dans l’hôtel, le pilla, saccagea tout et le démolit jusqu’aux fondements.

Le roi et son fils reçurent bientôt au camp cette nouvelle, accompagnée de toutes les circonstances qui pouvaient rendre le comte odieux. Ils furent tellement outragés de cet attentat, qu’ils étendirent la punition du prétendu coupable sur ses enfants, en les condamnant, eux et leur postérité, à un bannissement perpétuel ; et l’on promit une grande récompense à ceux qui leur livreraient le père, mort ou vif.

Le vertueux Gautier, qui, tout innocent qu’il était, semblait, par sa fuite, s’être déclaré criminel, arriva à Calais, avec ses deux enfants, sans se faire connaître. Il passa tout de suite en Angleterre, et marcha droit à Londres, sous l’habit de mendiant. La première leçon qu’il fit à ses enfants fut de leur recommander de souffrir patiemment la pauvreté où la fortune les avait réduits, et de ne déclarer jamais à qui que ce fût, s’ils ne voulaient s’exposer à perdre la vie, ni d’où ils étaient, ni qui était leur père.

Le garçon, appelé Louis, avait environ neuf ans, et la fille, qui s’appelait Violente, pouvait en avoir sept. L’un et l’autre saisirent, autant que leur âge pouvait le permettre, les instructions de leur père, et en profitèrent très-bien, comme on le verra dans la suite. Il les fit changer de nom, pour les mieux déguiser ; donna celui de Perrot au garçon, et celui de Jeannette à la fille. Entrés dans la ville de Londres sous de mauvais haillons, ils vécurent fort petitement ; et après avoir épuisé le peu d’argent qu’ils avaient, ils se virent contraints de demander l’aumône. S’étant trouvés un matin à la porte d’une église, à l’heure qu’on en sortait, la femme d’un secrétaire d’État, voyant le comte et ses enfants qui mendiaient, lui demanda d’où il était, et si ces enfants lui appartenaient. Gautier répondit qu’il était de Picardie, et qu’une fâcheuse affaire, arrivée à son fils aîné, l’avait obligé de s’expatrier avec ses deux autres enfants. La dame, naturellement sensible et compatissante, regardant la petite fille, et la trouvant tout à fait gentille et fort à son gré : « Bon homme, dit-elle au comte, si tu veux me laisser prendre cette petite enfant, dont la physionomie me plaît beaucoup, je m’en chargerai volontiers ; et si elle veut être sage, je pourrai la bien établir dans la suite. » Le père, charmé de la proposition, répondit conformément aux désirs de la dame ; et après avoir dit un tendre adieu à sa fille, il la remit entre ses mains, en la lui recommandant très-fort.

Le comte, ayant trouvé un bon asile à sa fille, voulut aller chercher fortune ailleurs. Il traversa l’île avec Perrot, en mendiant son pain, et arriva dans la principauté de Galles, non sans beaucoup de temps et de fatigue, n’étant pas accoutumé de voyager à pied.

Il y avait dans cette province un maréchal du roi d’Angleterre, qui en était gouverneur, et qui faisait une grosse dépense. Le comte et son fils, se trouvant dans la ville où ce seigneur faisait sa résidence, allaient souvent devant son hôtel, et entraient quelquefois dans la cour, pour demander l’aumône. Le fils du gouverneur s’y amusait souvent, avec d’autres enfants de qualité, à jouer et à polissonner. Perrot se mêla un jour avec eux, et se tira avec beaucoup plus d’adresse et de grâce que les autres de ces petits exercices ; il fut remarqué du maréchal, qui, charmé des manières de cet enfant, demanda à qui il appartenait. On lui dit que c’était le fils d’un pauvre homme, qui venait souvent demander son pain à la porte. Il fait appeler le père, et lui propose de lui céder cet enfant, en lui promettant d’en prendre soin. Le comte, qui ne désirait pas mieux, le lui accorda bien volontiers, quoique cette séparation coûtât beaucoup à son cœur.

Après avoir ainsi placé son fils et sa fille, il résolut de quitter l’Angleterre, et passa du mieux qu’il put en Irlande. Arrivé à Stanfordvint, il se mit au service d’un gentilhomme du pays. Quoiqu’il n’y fût pas trop bien, il y demeura longtemps en qualité de page ou de valet.

Cependant Violente, qui n’était plus connue que sous le nom de Jeannette, étant devenue grande et belle, avait su gagner l’affection et les bonnes grâces de sa bienfaitrice. Sa bonne conduite lui avait également mérité l’estime et l’amitié du mari. Toutes les personnes de sa maison, et généralement tous ceux qui la connaissaient, en faisaient cas. On ne pouvait la regarder sans admiration, et on jugeait à ses manières et à son maintien qu’elle était digne d’une grande fortune et d’un rang élevé. La dame, qui n’avait pu découvrir sa véritable origine, mais qui la soupçonnait honnête à un certain point, pensait à la marier à quelque artisan aisé et de bonnes mœurs ; mais Dieu, qui laisse rarement la vertu sans récompense, et qui ne voulait point lui faire supporter le crime d’un autre, avait arrangé les choses tout autrement, et ne permit point qu’elle fût mariée à des personnes d’un rang médiocre et indigne de la noblesse de sa naissance.

Le secrétaire d’État et sa femme n’avaient qu’un fils unique, qu’ils aimaient fort tendrement, et qui, à la vérité, méritait leur tendresse par les heureuses qualités dont il était doué. Une figure aimable, une taille bien prise et dégagée, un caractère plein de douceur, de la politesse et du courage, voilà ce qui le distinguait avantageusement des jeunes gens de son âge. Ce jeune homme, qui avait six ans de plus que Jeannette, la trouvait si honnête, si gracieuse et si jolie, qu’il ne se lassait point d’avoir des attentions pour elle. Il se plaisait à sa société, et en devint insensiblement si amoureux, qu’il ne voulait penser à d’autre objet ; mais la croyant d’une naissance obscure, non-seulement il n’osait la demander pour femme à son père, mais il n’osait même pas s’ouvrir sur les sentiments qu’elle lui avait inspirés, craignant qu’on ne lui reprochât cet amour comme indigne de lui. Il cachait donc sa passion avec soin, et cette contrainte la rendait beaucoup plus vive. Consumé de tristesse et de langueur, il tomba dangereusement malade. Les médecins ne pouvant connaître les symptômes ni la cause de son mal, désespérèrent de sa guérison. Le père et la mère étaient inconsolables du triste état de leur fils. Ils le conjuraient sans cesse, les larmes aux yeux, de leur déclarer ce qui causait sa maladie. Le fils ne leur répondait autre chose sinon qu’il se sentait accablé, et accompagnait cette réponse de profonds soupirs. Jeannette, qui, pour faire sa cour au père et à la mère, en prenait un soin particulier, entra un jour dans sa chambre, dans le moment qu’un jeune mais très-habile médecin lui tâtait le pouls. Le malade ne l’eut pas plus tôt aperçue, que son cœur, vivement ému par sa présence, éprouva une agitation qui rendit les pulsations du pouls beaucoup plus fortes. Quoiqu’il n’eût proféré aucun mot, ni laissé paraître aucune émotion sur son visage, le médecin, sentant aussitôt son pouls qui redoublait, et se doutant de quelque chose, ne bougea point, pour voir combien durerait ce battement précipité. Le pouls reprit son mouvement ordinaire dès que Jeannette fut sortie. L’habile médecin crut alors avoir découvert en partie la cause du mal. Pour mieux s’assurer du fait, sous prétexte de demander quelque chose, il fit rappeler Jeannette, tenant toujours le bras de son malade. Jeannette reparaît, et le pouls de reprendre aussitôt le galop, qu’il ne quitta que lorsqu’elle fut éloignée. Le médecin, ne doutant plus qu’il n’eût découvert la véritable cause du mal, va trouver le père et la mère, et les ayant pris en particulier : « La guérison de monsieur votre fils, leur dit-il, ne dépend point de mon art, elle est entre les mains de Jeannette ; je l’ai reconnu à des signes certains, quoique la demoiselle n’en sache rien elle-même, autant du moins que j’en puisse juger par les apparences. Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Je dois seulement vous avertir que si la vie de votre fils vous est chère, il faut au plus tôt apporter remède à son mal ou je ne réponds pas de sa guérison ; car, pour peu que sa langueur continue, toute la médecine sera hors d’état de le sauver. »

Le père et la mère demeurèrent interdits à cette nouvelle. Ils furent cependant charmés d’apprendre que le mal de leur fils n’était pas sans remède, espérant qu’il ne serait peut-être pas nécessaire de lui donner Jeannette pour épouse. Ils allèrent le voir dès que le médecin fut sorti, « Mon fils, lui dit sa mère en l’abordant, je n’aurais jamais cru que tu m’eusses caché le secret de tes désirs, surtout quand ta vie en dépend. Tu devais et tu dois être assuré qu’il n’est rien au monde de faisable, fût-ce quelque chose de peu décent, que je ne fisse pour toi. Tu ne m’as pourtant pas ouvert ton cœur ; mais le Seigneur, touché de ton état, ne voulant pas ta mort, m’a fait connaître la cause de ton mal, qui n’est autre chose qu’un mal d’amour. Pourquoi as-tu craint de m’en faire l’aveu ? Ne sais-je pas que c’est une faiblesse commune et pardonnable aux jeunes gens de ton âge ? Pouvais-tu croire que je t’en estimerais moins ? Au contraire, je t’en aime davantage ; car ce besoin de la nature me prouve que tu n’en as pas été disgracié. Ne te cache donc plus, mon cher fils. Déclare-moi tous tes sentiments, et compte sur l’indulgence d’une mère qui t’aime de tout son cœur. Bannis cette mélancolie qui te consume, et ne songe plus qu’à ta guérison. Tu me verras disposée à faire tout ce qui pourra t’être agréable, sois-en persuadé. Éloigne de ton esprit toute crainte et toute timidité ; parle hardiment : puis-je quelque chose auprès de celle que tu aimes ? Je te permets de me regarder comme la plus cruelle des mères, si tu ne me vois employer mes soins pour te servir. »

À ce discours, le fils éprouva d’abord quelque honte ; mais, encouragé par les invitations, les prévenances de sa mère, et réfléchissant que personne ne pouvait mieux lui faire obtenir ce qu’il désirait, il secoua bientôt sa timidité, et lui parla en ces termes :

« Ce qui m’a porté, madame, à cacher mon amour, c’est de voir que la plupart des hommes ne veulent jamais, quand ils ont atteint l’âge mûr, se rappeler qu’ils ont été jeunes. Mais puisque je vous trouve raisonnable et de bonne composition sur ce point, non-seulement je conviendrai de la vérité de votre observation, mais je vous ferai connaître l’objet dont je suis épris, si vous me promettez de me la faire obtenir. Ce n’est que par ce moyen que vous me rendrez la vie ; je vous devrai de plus mon bonheur. »

La mère, qui comptait un peu trop sur la complaisance de Jeannette, et qui ne pensait pas que la vertu de cette fille serait un obstacle à son projet, lui répondit qu’il n’avait qu’à lui nommer en assurance l’objet de son amour. « Vous saurez donc, madame, que c’est de votre Jeannette que je suis épris : je n’ai pu me défendre de l’aimer en considérant sa beauté et les rares qualités dont elle est pourvue. Comme j’ai désespéré de la rendre sensible, et que j’ai imaginé que vous ne consentiriez pas à me la donner pour femme, je n’ai jamais osé confier mon amour à qui que ce soit, pas même à Jeannette ; et c’est là ce qui me réduit dans l’état où vous me voyez. Mais, je vous en avertis, si ce que vous me promettez venait à ne pas réussir, de manière ou d’autre, vous pouvez compter que je ne vivrai pas longtemps. »

La mère, voyant que le jeune homme avait besoin de consolation, et que ce n’était pas le moment de lui faire des représentations : « Mon fils, lui dit-elle en souriant, si c’est là l’unique cause de ton mal, tu peux être tranquille ; ne songe qu’à te rétablir, et laisse-moi faire ; tu auras lieu d’être content. »

Le jeune homme, plein d’espérance, ne tarda pas à donner des marques sensibles de rétablissement. La mère, enchantée de lui voir reprendre son embonpoint, se disposa à exécuter ce qu’elle lui avait promis. Elle ne savait trop comment s’y prendre, tant elle avait bonne opinion de la vertu de Jeannette ; mais enfin elle se détermina à la sonder, et lui demanda, par manière de plaisanterie, si elle n’avait point d’amoureux. Jeannette répondit en rougissant qu’elle ne voyait pas que cela fût nécessaire, ajoutant qu’il siérait mal à une pauvre demoiselle, chassée de sa patrie, et ne subsistant que par le secours d’autrui, de songer à l’amour. « Cependant, répliqua la dame, je ne veux point qu’une fille aussi aimable et aussi jolie soit sans amant, et je me flatte que vous serez satisfaite de celui que je vous destine. – Je sens, madame, répliqua Jeannette, qu’après avoir été tirée par vous de l’état de mendicité où mon père est peut-être encore réduit, et avoir été élevée chez vous comme votre propre fille, je sens, dis-je, que je devrais me soumettre aveuglément à tout ce qui peut vous être agréable ; mais vous me dispenserez de vous obéir en ceci, à moins que vous n’entendiez me faire épouser celui que vous me destinez pour amoureux ; dans ce cas, il pourra compter sur toute ma tendresse. L’honneur, vous le savez, est le seul bien que j’aie reçu en héritage de mes parents ; je dois et je veux le conserver précieusement et sans tache jusqu’à mon dernier soupir. »

Cette réponse n’était point conforme aux désirs de la dame, qui ne se proposait rien moins que de faire de cette fille la conquête de son fils. Elle ne laissa pas de l’approuver dans le fond de son âme. L’intérêt qui l’animait était pourtant trop fort pour qu’elle lâchât prise. Elle insista donc, en lui disant, d’un ton de surprise : « Comment, Jeannette ! si le roi, qui est jeune et bien fait, était épris de votre beauté, et qu’il vous demandât quelque faveur, vous auriez le courage de la lui refuser ? – Le roi, répliqua Jeannette sans hésiter, pourrait user de violence ; mais j’ose vous assurer que je ne consentirais jamais à rien qui ne fût d’accord avec l’honnêteté. »

La dame, admirant la vertu et la fermeté de cette aimable enfant, ne poussa pas plus loin ses tentatives ; mais, voulant la mettre à l’épreuve, elle dit à son fils que, lorsqu’il serait guéri, elle lui donnerait des facilités pour l’entretenir seule dans une chambre, et que, dans ce tête-à-tête, il essayerait de la rendre sensible, lui faisant sentir qu’il ne lui convenait pas de l’en prier elle-même, puisque ce serait jouer évidemment le rôle d’entremetteuse.

Le jeune homme, peu satisfait de cette proposition, et voyant qu’on ne lui tenait point parole, retomba dans son premier état. Sa mère, le voyant empirer tous les jours, et craignant plus que jamais pour sa vie, passa enfin sur toutes les bienséances, et s’ouvrit nettement à Jeannette ; mais l’ayant trouvée inébranlable, et ayant fait part à son mari de l’inutilité de toutes ses tentatives, ils se déterminèrent à la fin, l’un et l’autre, à la donner pour femme à leur fils. Ce ne fut pas sans regret qu’ils prirent ce parti ; mais ils aimèrent mieux voir leur enfant marié à une personne qui ne leur paraissait pas faite pour lui, que de le voir mourir de douleur. Jeannette bénit Dieu de ne l’avoir point oubliée. Quelque brillant que fût pour elle un tel mariage, elle ne voulut cependant pas dévoiler sa véritable origine, et se contenta toujours de prendre le nom de fille d’un Picard. Le malade recouvra dans peu de temps toutes ses forces, ainsi que sa gaieté ; et quand le mariage fut fait, il s’estima l’homme du monde le plus heureux, et se donna du plaisir en toute liberté.

Perrot, domestique dans la maison du gouverneur de la principauté de Galles, était devenu grand, et avait su, comme sa sœur, gagner les bonnes grâces de son maître ; son esprit, sa sagesse et sa bonne mine le faisaient rechercher. Personne ne maniait mieux que lui une lance, et n’était plus habile dans tous les exercices militaires de ce temps-là ; il faisait, en un mot, l’admiration de tout le monde. Les gentilshommes l’appelaient Perrot le Picard, et sous ce nom il était connu et renommé dans toute l’île. Dieu, qui n’avait point oublié la sœur, n’abandonna pas le frère. Il le préserva d’une maladie contagieuse qui se fit sentir dans cette contrée et qui enleva la moitié des habitants. Les trois quarts de ceux qu’elle avait épargnés s’étaient retirés dans les pays voisins, en sorte que la principauté de Galles semblait abandonnée et se trouvait presque déserte. Le gouverneur, sa femme, son fils, ses neveux, ses parents, avaient été les victimes de la contagion. Une fille du gouverneur fut tout ce qui resta de cette illustre famille. Cette demoiselle, devenue héritière des biens de toute sa parenté, était en âge d’être mariée, lorsque la peste eut cessé ses ravages. Perrot ne l’avait point quittée et en avait eu grand soin. La reconnaissance qu’elle en eut, jointe au mérite qu’elle lui connaissait, lui inspira du goût pour ce jeune homme, et elle crut ne pouvoir rien faire de mieux que de l’épouser, suivant en cela le conseil des personnes de confiance qui lui restaient. Elle lui apporta ainsi le riche héritage de ses parents, et l’en fit seigneur. Peu de temps après, le roi d’Angleterre ayant appris la mort du maréchal, et étant informé du rare mérite et de la valeur du fortuné Picard, lui donna toutes les places que son beau-père avait occupées. Tel fut l’heureux sort des deux enfants du comte d’Angers, qui, loin de soupçonner leur grande fortune, les regardait alors comme des enfants perdus.

Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis que ce père infortuné s’était enfui de Paris. Il avait éprouvé bien des adversités, lorsque, se voyant déjà vieux et las de souffrir, il eut le désir de savoir quel avait été le sort de ses enfants. Le travail et l’âge avaient totalement changé les traits de son visage ; cependant, comme l’exercice qu’il avait fait depuis l’avait rendu plus agile et plus robuste qu’il ne l’était dans sa jeunesse, passée dans le repos, il quitta l’Irlandais chez lequel il avait toujours demeuré, et partit pour le pays de Galles, fort pauvre et mal vêtu. Il arriva dans la ville où il avait laissé Perrot. Il le trouva gouverneur du pays, bien fait de sa personne et en bonne santé. Il en eut, comme on l’imagine aisément, beaucoup de joie ; mais il jugea à propos de ne se faire connaître qu’il n’eût su auparavant ce que Jeannette était devenue. Il continua donc sa route, et ne s’arrêta point qu’il ne fût arrivé à Londres. Il s’informe secrètement de la dame à laquelle il l’avait laissée, et apprend que Jeannette était mariée avec le fils de cette dame, ce qui lui fit un plaisir qu’on ne saurait exprimer. Ce fut alors que la prospérité de ses enfants le consola de toutes ses souffrances. Le désir de voir sa fille le faisait rôder tous les jours autour de son hôtel. Un jour Jacquet Lamyens, mari de Jeannette, voyant ce bon vieillard, et touché de compassion pour son triste état, donna ordre a un de ses gens de le faire entrer et de lui donner à manger.

Jeannette avait déjà plusieurs enfants, dont le plus âgé touchait à sa huitième année. Ces petits enfants, voyant manger le comte, se mirent autour de lui, et lui firent mille caresses, comme si la nature leur eût fait sentir que ce bonhomme était leur grand-père. Le comte, les reconnaissant pour ses neveux, leur fit beaucoup d’amitié et loua leur gentillesse, ce qui fit que ces enfants ne voulaient point le quitter, quoique le gouverneur les appelât. La mère vint elle-même, et les menaça de les battre, s’ils n’obéissaient à leur maître. Les enfants commencèrent à pleurer, en disant qu’ils demeureraient auprès de ce bon vieillard, qui leur plaisait plus que leur gouverneur. Ces paroles firent éclater de rire la dame. L’infortuné comte ne put s’empêcher d’en rire aussi. Il s’était levé pour saluer Jeannette, non comme sa fille, mais comme la dame et la maîtresse du logis. Il la regardait avec un plaisir extrême ; mais il n’en fut point reconnu, parce qu’il était tout à fait changé, étant devenu vieux, maigre, noir et barbu. La mère, voyant l’empressement de ses enfants pour cet homme, dit à leur gouverneur de les laisser encore quelque temps avec lui, puisqu’ils pleuraient de ce qu’on voulait les en éloigner. À peine fut-elle sortie, que son mari entra. Ayant appris du gouverneur ce qui venait de se passer, et faisant peu de cas de la naissance de sa femme : « Laissez-les, lui dit-il d’un ton plein d’orgueil et de dépit, laissez-les dans les sentiments que Dieu leur a donnés ; ils tiennent du lieu d’où ils sortent : ils sont nés d’une mère de basse extraction, et ils aiment la bassesse. » Le comte entendit ces paroles et en fut outré ; mais comme il s’était accoutumé aux humiliations, il ne répondit rien, et se contenta de hausser les épaules. Jacquet n’était rien moins que charmé des caresses que ses enfants faisaient à ce pauvre étranger ; néanmoins, il les aimait tant, qu’il poussa la complaisance jusqu’à offrir à son beau-père de lui donner quelque emploi dans sa maison, s’il voulait y rester. Le beau-père répondit qu’il en serait très-aise, ajoutant qu’il ne savait que panser les chevaux, n’ayant jamais fait autre chose depuis une longue suite d’années. Il fut retenu à cette condition, qu’il remplit au mieux. Son grand plaisir, quand il avait fini sa besogne, était d’amuser et de divertir ses petits-fils, qui se faisaient une fête de rire et de jouer avec lui.

Pendant que la fortune traitait ainsi le comte d’Angers, le roi de France, après plusieurs trêves faites avec les Allemands, termina sa carrière. Son fils, le même dont la femme avait causé l’exil du comte, succéda à sa couronne. La dernière trêve expirée, la guerre recommença avec plus de fureur que jamais. Le nouveau roi demanda du secours au roi d’Angleterre, son parent, qui lui envoya un corps considérable de troupes, sous le commandement de Perrot et de Jacquet Lamyens. Le comte d’Angers, qui n’avait jamais osé se faire connaître depuis sa proscription, ne craignit pas de suivre son gendre en qualité de palefrenier. Il demeura quelque temps au camp, sans être reconnu de personne. Malgré la bassesse de son emploi, comme il était fort expérimenté dans l’art de la guerre, il trouva moyen de se rendre utile, par les vues qu’il fit parvenir ou qu’il donna lui-même à ceux qui avaient le commandement de l’armée.

La nouvelle reine ne jouit pas longtemps des honneurs du diadème. Elle tomba dangereusement malade durant cette guerre, et mourut peu de jours après. Lorsqu’elle se sentit près de sa fin, touchée de repentir, elle fit appeler l’archevêque de Rouen, qui passait pour un saint homme, et se confessa à lui dévotement. Elle lui déclara que le comte d’Angers était innocent du crime dont elle l’avait accusé et le pria de la faire savoir au roi. Elle n’omit aucune circonstance ; et pour rendre l’aveu de son péché plus authentique, elle le fit en présence de plusieurs personnes de la première qualité, et finit par les solliciter de se réunir au prélat, pour prier le roi de rappeler le comte et ses enfants, s’ils vivaient encore, et de les faire rentrer dans tous leurs biens.

Le roi ne fut pas plutôt informé de la mort de la reine et du détail de sa confession, que, vivement touché de l’injuste disgrâce du comte d’Angers, il se hâta de faire publier à son de trompe, dans le camp et dans tout son royaume, qu’il récompenserait richement quiconque pourrait lui donner des nouvelles de cet infortuné ou de quelqu’un de ses enfants ; qu’il reconnaissait, par la confession publique de la reine, que ce seigneur était parfaitement innocent du crime pour lequel il avait été proscrit, et qu’il entendait le remettre dans son premier état, et même l’élever plus haut, pour le dédommager, lui et les siens, de leur injuste flétrissure.

À cette nouvelle, qui fit le plus grand bruit, le comte d’Angers alla trouver Jacquet, son maître, et le pria de se réunir avec Perrot, en leur disant qu’il voulait leur montrer celui que le roi de France cherchait. À peine furent-ils tous trois réunis dans le même lieu, que le comte d’Angers, dans son accoutrement de palefrenier, dit à Perrot, qui pensait déjà lui-même à se faire connaître et à se présenter au roi : « Perrot, sais-tu bien que Jacquet que voilà est le mari de ta sœur, et qu’il l’a épousée sans aucune dot ? Or, comme il convient qu’il en reçoive une, j’entends et prétends que lui seul ait la récompense promise à la personne qui te fera connaître ; je veux aussi qu’il obtienne celle qu’on destine à celui qui donnera des nouvelles de Violente, ta sœur et femme ; de même que celle qu’on se propose de donner à celui qui me présentera, moi, qui suis le comte d’Angers, ton père. » Perrot, hors de lui-même, en écoutant ces paroles, regarde fixement celui qui les profère, et le reconnaissant à travers le changement que ses traits avaient éprouvé, il se jette à ses genoux, les embrasse et s’écrie avec des larmes d’attendrissement : « Ah ! mon père ! mon cher père ! que j’ai de joie de vous revoir ! » Jacquet fut si surpris d’un tel événement, qu’il ne savait que penser ni que dire. Le tableau des mauvais traitements qu’il avait fait éprouver au vieillard pendant le temps qu’il avait été à son service, s’offrant aussitôt à sa mémoire, l’engage à se jeter à ses pieds et à lui demander mille pardons. Le comte le relève avec douceur et l’embrasse cordialement. Après s’être mutuellement conté leurs aventures, le fils et le gendre voulurent faire habiller le comte ; mais il s’y refusa constamment, désirant d’être présenté au monarque sous l’habit qu’il portait. Jacquet alla trouver le roi, et lui dit qu’il était en état de lui présenter le comte d’Angers, son fils et sa fille, dans le cas qu’il voulût lui accorder les récompenses promises. Le roi fit sur-le-champ apporter trois présents magnifiques, et lui dit qu’ils seraient à lui aussitôt qu’il aurait tenu sa promesse. Jacquet fait avancer son beau-père, avec son habit de palefrenier : « Sire, voilà le comte, lui dit-il, et voilà son fils, en montrant Perrot ; sa fille, qui est ma femme, n’est point ici, mais vous la verrez dans peu de jours. »

À force de regarder le comte d’Angers, le roi le reconnut, malgré le changement que l’âge, les fatigues et les chagrins avaient opéré dans toute sa personne. Il l’accueillit avec mille démonstrations de joie et d’amitié, et commanda qu’on lui donnât promptement des habits et un équipage dignes de sa naissance et de son rang. Il fit mille caresses à Perrot, et témoigna à Jacquet toute sa sensibilité pour le plaisir qu’il venait de lui faire. Il lui demanda par quel hasard son beau-père était son palefrenier et par quelle aventure il se trouvait le mari de sa fille. Après que Jacquet eut satisfait la curiosité du monarque, on lui remit la récompense promise. « Prenez ces beaux et riches présents de mon souverain, dit alors le comte à son gendre, et ne manquez pas, je vous prie, d’apprendre à votre père que vos enfants, mes neveux, ne sont pas nés dans la bassesse, du côté de leur mère. »

Jacquet se hâta d’écrire en Angleterre. Il attira sa femme à Paris. Perrot y appela la sienne. Après un long séjour dans cette ville, ils s’en retournèrent avec l’agrément du roi. Ce ne fut pas sans regret et sans répandre des pleurs qu’ils se séparèrent du comte d’Angers, qui demeura en France, où, après être rentré dans tous ses biens et avoir été élevé aux plus hautes dignités, il vécut encore plusieurs années, estimé, chéri et honoré plus que jamais de tout le monde.

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