Nouvelle VII Alaciel ou la fiancée du Roi de Garbe

Jadis régnait, en Babylonie, un soudan qui portait le nom de Beminedab. Presque toutes les entreprises qu’il forma pendant sa vie réussirent au gré de ses désirs. Il eut plusieurs enfants, une fille, entre autres, nommée Alaciel, dont la beauté ravissante surpassait celle des plus belles femmes de son temps. Le roi de Garbe en devint amoureux sur les éloges qu’il en avait entendu faire, et la demanda en mariage. Le soudan, qui avait été secouru par ce prince dans une irruption qu’une multitude d’Arabes avaient faite dans ses États, la lui accorda d’autant plus volontiers, qu’il était charmé de trouver une occasion de lui marquer sa reconnaissance. Après avoir fait équiper un vaisseau de guerre, et avoir fait présent à sa fille d’une riche et magnifique garde-robe, il la lui envoya, accompagnée d’une nombreuse suite d’hommes et de femmes, et la recommanda au maître des destinées. Le temps étant beau et le vent favorable, la princesse partit du port d’Alexandrie, et fit, durant plusieurs jours, une navigation très-heureuse ; mais à peine eut-on doublé les côtes de Sardaigne, qu’il s’éleva une violente tempête. Le vaisseau fut tellement agité, qu’Alaciel et les gens de sa suite se crurent perdus. Cependant, par la bonne manœuvre des matelots, on soutint pendant deux jours l’effort de la tourmente ; mais elle augmenta si fort, et devint enfin si furieuse, qu’à la nuit du troisième jour les pilotes ne savaient plus où l’on était, tant le ciel était chargé de nuages et la nuit obscure. Le vaisseau, n’allant plus qu’au gré des vents, était poussé vers l’île de Majorque, lorsqu’on s’aperçut qu’il s’ouvrait. À la vue de ce péril inévitable, chacun n’est occupé que de sa propre vie : on met la chaloupe en mer ; les officiers, les pilotes, les matelots, croyant y être moins exposés à périr, se hâtent d’y descendre. Le reste des hommes de l’équipage s’y jette en foule sans craindre la pointe des épées que leur présentaient ceux qui étaient entrés les premiers ; mais ces malheureux, croyant échapper ainsi à la mort, la trouvèrent dans la chaloupe même, qui, affaissée par un poids si lourd, coula à fond et entraîna dans les flots tous ceux qui la montaient.

Il n’était resté dans le vaisseau qu’Alaciel et ses femmes, que personne ne s’empressa de secourir. Saisies d’effroi et presque sans connaissance, elles n’attendaient que le moment d’être englouties par les flots, lorsque le vaisseau, quoique entr’ouvert et faisant eau de toutes parts, fut emporté par le vent sur un sable peu éloigné du rivage de l’île de Majorque. Il y fut jeté avec tant de violence, qu’il s’y enfonça comme une flèche qu’on aurait lancée avec force. Il fut toute la nuit battu des vents et des flots sans en être ébranlé.

Aux premières lueurs de l’aurore, les vents cessèrent et la mer devint calme. Le soleil était déjà sur l’horizon, lorsque la princesse revint de l’évanouissement où l’effroi de sa situation l’avait plongée. Ne sachant où elle est, le corps brisé de douleur, connaissant à peine si elle existe, elle ouvre les yeux, soulève la tête, et, malgré son extrême faiblesse, elle appelle, tantôt l’un de ses gens, tantôt l’autre ; mais c’est en vain ; ceux qu’elle appelait n’étaient déjà plus. Étonnée de n’entendre et de ne voir paraître personne, elle se sentit saisie d’une nouvelle frayeur ; puis, rappelant dans son esprit ce qui était arrivé, et s’apercevant qu’elle était encore dans le vaisseau, elle réunit les forces qui lui restent, et se lève. Quel spectacle ! elle voit ses femmes étendues çà et là sur le plancher. Après les avoir longtemps appelées, et toujours inutilement, elle les secoua l’une après l’autre ; mais elle en trouva peu à qui la frayeur ou le mal de mer n’eût ôté tout sentiment. Il est plus aisé d’imaginer que de dire quelle fut alors sa consternation. Cependant, prenant conseil de la nécessité, elle secoua si fortement celles qui lui paraissaient vivre encore, qu’elle les fit lever. Ces malheureuses, voyant le vaisseau enfoncé dans le sable et plein d’eau, se mirent à pleurer et à gémir avec leur maîtresse, de se trouver seules, sans hommes, et éloignées de tout secours.

Il était déjà midi, qu’elles n’avaient vu paraître personne sur le rivage ni sur la mer. Par bonheur pour elles, il passa vers cette même heure un gentilhomme nommé Péricon de Visalgo, qui revenait d’une de ses maisons de campagne, suivi de plusieurs domestiques à cheval. Il n’eut pas plutôt aperçu le vaisseau fracassé, qu’il comprit que c’était là un effet de l’orage de la nuit précédente. Il commanda à un de ses gens d’y monter, et de venir lui dire ce qui était dedans. Cet homme y parvient avec peine et trouve la jeune et belle dame et ses compagnes couchées sous le bec de la proue. À la vue de l’inconnu, ces infortunées fondirent en larmes ; elles ne cessaient de crier miséricorde ; mais, voyant qu’elles n’étaient point entendues et qu’elles n’entendaient pas non plus ce que cet homme leur disait, elles firent ce qu’elles purent pour expliquer par signes leur triste aventure.

Le domestique, après avoir tout examiné, alla faire son rapport. Péricon fit incontinent débarquer les femmes et tout ce qui leur restait de plus précieux, et les mena à une de ses maisons de campagne. À force de soins et de bons traitements, il tâcha de les consoler de leur mauvaise fortune. Il reconnut bientôt, aux riches habits d’Alaciel et aux égards que les autres femmes avaient pour elle, que c’était une femme de distinction. Quoiqu’elle fût pâle, triste, abattue, que la frayeur et la fatigue eussent altéré sa beauté, Péricon ne laissa pas d’admirer les traits de son visage, qui lui parurent fort beaux et fort réguliers. Il en fut si épris, qu’il résolut de l’épouser, si elle n’était pas mariée, et s’il ne pouvait s’en faire aimer autrement. Ce gentilhomme était lui-même d’une figure agréable ; il avait le regard noble et fier, et le caractère un peu brusque ; mais comme il n’est rien qui adoucisse les âmes plus que l’amour, il eut des manières si honnêtes pour Alaciel, il la fit servir avec tant de soin, qu’au bout de quelques jours elle reprit sa fraîcheur et tous ses attraits. Péricon n’en devint que plus passionné et plus désespéré de ne pouvoir ni s’en faire entendre ni l’entendre elle-même. Il eût voulu lui déclarer l’excès de son amour : il essaya de le lui faire connaître par ses regards, ses gestes, ses empressement, et n’oublia rien pour l’engager à satisfaire ses désirs : tout fut inutile. Alaciel se refusait constamment à ses sollicitations ; mais ses refus, qu’elle adoucissait par beaucoup d’honnêteté, ne faisaient qu’irriter la patience de l’insulaire. Elle en était elle-même désespérée, dans la crainte qu’il ne se portât à quelque extrémité. Jugeant aux mœurs et usages du pays qu’elle était parmi des chrétiens, et qu’il lui serait peu avantageux de se faire connaître, elle s’arma de courage, résolut de combattre sa mauvaise fortune, et défendit à ses femmes, qui n’étaient qu’au nombre de trois, de déclarer qu’elle était fille du soudan d’Alexandrie, à moins qu’elles fussent bien certaines que cet aveu leur procurerait la liberté. Elle les exhorta de plus à conserver soigneusement leur honneur, leur protestant qu’elle était dans la ferme résolution de garder la fidélité la plus inviolable au roi de Garbe, son époux. Ses femmes la louèrent beaucoup sur sa vertu, et lui promirent de se conformer à ses intentions autant que la chose serait en leur pouvoir.

Consumé d’amour, Péricon était rongé par un chagrin d’autant plus cuisant, que ce qu’il désirait était plus près de lui. Les soins et les prières ne servant de rien, il résolut, avant d’en venir à la violence, de mettre en œuvre l’artifice. Alaciel, qui n’avait jamais bu de vin, parce que sa religion le lui défendait, trouvait dans cette liqueur un goût délicieux. Péricon s’en était aperçu toutes les fois qu’il lui en avait fait servir. Il se rappela que le vin était le ministre ordinaire des plaisirs de Vénus ; c’est ce qui lui fit naître l’idée de l’employer pour surprendre Alaciel. D’abord, il eut soin de cacher sa passion sous le voile de l’indifférence. Quelques jours après, sous le prétexte d’une grande fête, il commanda un souper des plus splendides, auquel il invita ses amis. On conçoit aisément que la belle fut de la partie. Il avait donné ordre à celui qui devait lui verser à boire de mêler ensemble plusieurs vins, et de ne lui servir que de cette liqueur ainsi composée. Le sommelier s’acquitta à merveille de la commission. Alaciel, qui ne se doutait de rien, trouva ce breuvage si doux et si flatteur, qu’elle en but plus qu’à son ordinaire. Elle en oublia ses chagrins et devint si gaie, que, voyant danser à la mode de Majorque, elle s’empressa de danser à la mode d’Alexandrie. Péricon ne douta point qu’il ne fût bien près du terme de ses désirs. Il fait servir de nouveaux mets, de nouvelles liqueurs, et prolonge la fête jusque vers le milieu de la nuit. Enfin, les convives s’étant retirés, il conduisit seul Alaciel dans sa chambre. Elle ne fut pas plutôt entrée, que les vapeurs du vin lui faisaient oublier toute modestie : elle se déshabilla et se mit au lit en présence de son hôte, tout aussi librement qu’elle eût pu le faire devant une de ses femmes. L’amoureux, déjà triomphant, ne tarde pas à suivre son exemple. À peine est-il déshabillé, qu’il éteint les flambeaux, gagne la ruelle du lit, et se couche auprès de la belle. Il la prend aussitôt dans ses bras, la couvre de baisers ; et, voyant qu’elle n’opposait aucune résistance à ses caresses, il satisfait à l’aise tous ses désirs. Aux premières impressions du plaisir, la jeune Alaciel, qui avait ignoré jusque-là de quel instrument se servaient les hommes pour blesser si agréablement les dames, trouva le jeu si fort de son goût, qu’elle se repentit de n’avoir pas plus tôt cédé aux sollicitations de son généreux bienfaiteur. Aussi, depuis cette heureuse expérience, n’eut-il plus besoin de lui faire des instances pour obtenir ses faveurs. Elle savait même le prévenir et l’y inviter, non par des paroles, puisqu’elle ignorait encore la langue du pays, mais par des signes qui valaient bien des paroles.

Pendant que ces amants jouissaient si agréablement de la vie, la Fortune, jalouse de leurs plaisirs, vint les traverser d’une manière cruelle. Peu satisfaite d’avoir donné à Alaciel un roi pour époux et un châtelain pour amant, elle lui suscita un nouvel amoureux. Péricon avait un frère âgé de vingt-cinq ans, bien fait de sa personne et frais comme une rose : il se nommait Marate, et faisait sa résidence dans un port de mer peu éloigné de la maison de campagne de son frère. Il eut occasion de voir la charmante Alaciel ; il fut si frappé de sa beauté, qu’aussitôt il en devint amoureux fou. Il crut lire aussi dans ses regards qu’il ne lui déplaisait point, et qu’il lui serait facile d’avoir ses bonnes grâces. Il jugea donc que le seul obstacle qui s’opposait à son bonheur était la vigilance de son frère, qui, jaloux de sa conquête, ne la perdait presque point de vue. Pour triompher de cet obstacle, il forme le plus noir dessein et se dispose à le mettre à exécution. Il va d’abord trouver deux jeunes marchands génois, maîtres d’un navire prêt à faire voile au premier bon vent pour Clarence, en Roumanie. Il traite avec eux pour partir la nuit suivante, avec une dame qu’il devait leur amener. Toutes ses mesures prises et la nuit arrivée, il se rend à la maison de son frère, qui ne se méfiait de rien, et poste dans les environs plusieurs de ses amis, qu’il avait choisis pour exécuter son projet. Après s’être introduit furtivement dans le logis, il se cacha dans l’appartement même d’Alaciel, qui ne tarda pas à venir se coucher avec son amant. Quand il les crut plongés l’un et l’autre dans le sommeil, il courut ouvrir à ses compagnons, ainsi qu’il en était convenu avec eux, et les introduisit dans la chambre où étaient couchés les deux amants. Ces scélérats, sans perdre de temps, poignardent Péricon endormi et enlèvent sa maîtresse tout éplorée, menaçant de la tuer si elle fait le moindre bruit ou la moindre résistance. Ils enlèvent ce qu’il y a de plus précieux dans l’appartement, et, sans éveiller personne, emmènent Alaciel. Ils arrivent au port ; Marate les remercie, monte sur le vaisseau avec sa captive, et, secondé d’un vent favorable, il fit mettre à la voile.

On se figure aisément la triste situation de la Sarrasine. Elle était d’autant plus affligée, que cette cruelle aventure ne fit que lui rendre plus amer le souvenir de son premier malheur ; mais son ravisseur avait de quoi l’humaniser. Il lui fit voir le saint croissant, l’en toucha, et l’en toucha si bien, qu’elle ne tarda pas d’être consolée. En un mot, ce talisman produisit sur elle un tel effet, qu’elle oublia son premier amant.

Elle se croyait parfaitement heureuse, lorsque la Fortune, qui l’avait choisie pour le jouet de ses caprices, lui préparait de nouveaux chagrins.

Alaciel, ainsi que je l’ai déjà dit, était non-seulement d’une beauté éblouissante, mais elle avait dans ses yeux et dans son air je ne sais quoi de doux et de gracieux qui lui soumettait le cœur de quiconque la voyait. Faut-il s’étonner, après cela, si les deux jeunes commerçants qui commandaient l’équipage en devinrent amoureux ? Ils l’étaient si éperdument l’un et l’autre, qu’ils oubliaient tout pour lui faire leur cour, prenant néanmoins toujours garde que Marate ne s’en aperçût. Ils ne tardèrent pas à connaître qu’ils avaient tous deux le même but. Ils s’en entretinrent ensemble et convinrent d’en faire la conquête à frais communs, comme si la société et le partage fussent aussi praticables en amour qu’en fait de commerce et de marchandises. Mais, comme Marate ne désemparait pas d’auprès de la belle, ils résolurent de se défaire du jaloux à la première occasion. Un jour que le navire allait à pleines voiles, et que Marate prenait l’air sur la poupe, sans se défier de rien, ils s’approchent de lui, et, saisissant le moment qu’il regardait tranquillement la mer, ils le prennent par derrière et le jettent dans l’eau. Le navire avait fait plus d’une demi-lieue, avant que personne s’aperçût qu’il fût tombé. Les deux Génois furent les premiers à se plaindre de sa disparition, et par ce moyen, ils la firent connaître. À cette fâcheuse nouvelle, Alaciel pleura de nouveau ses malheurs. Les deux patrons vinrent la consoler, et lui dirent, pour cet effet, quoiqu’elle les entendît peu, tout ce qu’ils purent s’imaginer de tendre et d’obligeant. Ce n’était pas tant de la perte de Marate qu’elle était touchée que de sa propre infortune. Jugeant donc qu’ils l’avaient à peu près consolée par leurs offres de services et leurs soins empressés, ils se retirèrent pour décider à qui l’aurait le premier. Chacun prétendant avoir la préférence, on en vint aux gros mots, des gros mots aux menaces, et des menaces aux couteaux. Ils se donnèrent plusieurs coups avant qu’on pût parvenir à les séparer : L’un tomba mort sur la place, et l’autre fut couvert de blessures, mais il n’en mourut pas. Alaciel, sans appui, sans conseil, sans connaissances, craignant d’être la victime du ressentiment des parents et des amis des deux patrons, fut fort affligée de ce double accident ; mais les prières du blessé et la diligence avec laquelle le vaisseau arriva à Clarence la délivrèrent du danger qu’elle redoutait. Quoique le blessé fût hors d’état d’en jouir, il ne cessa point d’en prendre soin, et il lui fit donner un appartement dans l’auberge où il alla loger.

Bientôt le bruit de la beauté ravissante d’Alaciel se répandit dans toute la ville. On allait la voir par curiosité. Le prince de la Morée, qui se trouvait pour lors à Clarence, d’après les éloges merveilleux qu’il en avait entendu faire, eut aussi envie de la voir, et elle lui parut encore plus belle qu’on ne le lui avait dit. Il en devint si passionnément amoureux, qu’il ne pouvait penser à autre chose. Informé de sa dernière aventure, il ne se fit aucun scrupule de chercher les moyens de l’enlever au Génois.

Les parents du malade, sachant que le prince en était épris et qu’il était résolu de se l’attacher à quelque prix que ce fût, aimèrent mieux la lui céder de bonne grâce que de l’exposer et de s’exposer eux-mêmes à quelque violence ; ils la lui firent offrir. L’offre fut acceptée avec une joie qu’Alaciel partagea, parce qu’elle se voyait par là à couvert du péril qu’elle craignait encore.

Quoique le prince ne sût point qui elle était, les manières nobles et faciles qu’elle joignait à la physionomie la plus distinguée lui firent juger qu’elle était d’une naissance illustre. Cette idée ne faisait qu’augmenter ses feux, et le portait à la traiter non-seulement comme son amie, mais avec les mêmes égards que si elle eût été sa propre femme. Ces bons procédés firent oublier à la dame ses malheurs passés ; elle reprit sa gaieté naturelle, les charmes revinrent en foule ; sa beauté même acquit un nouvel éclat, et, dans toute la Morée, il n’était question que de la belle maîtresse du prince.

Le duc d’Athènes eut envie de la voir, sur le portrait qu’on lui en faisait. Ce duc, encore à la fleur de son âge, bien fait de sa personne, était parent et ami du prince more. Il prit prétexte d’aller lui faire une visite, et se rendit à Clarence, accompagné d’une suite aussi brillante que nombreuse. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. Quelques jours après son arrivée, ayant fait tomber la conversation sur la beauté des femmes, il mit le prince dans le cas de lui parler d’Alaciel. « Est-elle en effet aussi belle qu’on le publie ? lui dit alors le duc. – Beaucoup davantage, répondit le prince, et vous en demeurerez convaincu quand je vous l’aurai fait voir. – Ce sera quand vous voudrez, reprit l’Athénien. – Vous aurez cette satisfaction dans le moment ; » et sur cela il le conduisit à l’appartement de la dame. Alaciel, avertie de l’illustre visite qu’elle allait recevoir, lui fit un noble accueil, et mit tous ses attraits et toute sa gaieté en étalage. Ils la firent placer au milieu d’eux ; mais ils ne purent goûter le plaisir de causer avec elle, parce qu’ils parlaient une langue qu’elle entendait peu ou, pour mieux dire, pas du tout. On se borna à faire l’éloge de ses charmes. Le duc pouvait à peine croire que ce fût une mortelle ; il ne se lassait point de la regarder avec admiration, ne sentant pas le poison qui se glissait dans son âme. Croyant satisfaire pleinement son plaisir par la seule vue de ce bel objet, il ne pensait pas qu’il allait se donner des fers. Son cœur palpitant lui annonça qu’il était blessé, et bientôt il brûla de l’amour le plus violent.

Ils ne l’eurent pas plutôt quittée, que le duc d’Athènes, repassant dans son esprit tous les attraits qui l’avaient charmé, conclut que son parent était l’homme du monde le plus heureux. Plein de cette idée, écoutant plus la voix de cette malheureuse passion que celle du sang, il résolut d’enlever un trésor si précieux, aux risques de tout ce qui pourrait en arriver. Il suit son projet ; et, foulant aux pieds tout sentiment de raison et d’équité, il cherche dans sa tête des moyens pour la réussite. Il ne trouve pas de meilleur expédient que de corrompre le valet de chambre du prince. Après avoir gagné cet homme, qui se nommait Churiacy, il fit secrètement préparer ses équipages, pour partir vers le milieu de la nuit. Ce misérable valet l’introduisit, armé et accompagné d’un homme de sa suite, dans la chambre du prince more, qui, pendant que sa maîtresse dormait, respirait le frais, en chemise, à une fenêtre pratiquée du côté de la mer. Le duc, après avoir fait la leçon à son compagnon, s’avance tout doucement auprès de la croisée, perce le jeune prince de part en part avec son épée, et jette le corps par la fenêtre.

Le palais était fort élevé et situé sur le bord de la mer. L’appartement du prince donnait sur des maisons que les flots avaient renversées. Personne ne passait dans cet endroit, à cause des décombres : c’est pourquoi le bruit que le corps du prince fit en tombant sur ces masures ne fut ni ne pouvait être entendu, ainsi que le duc assassin l’avait prévu.

Cette exécution faite, le compagnon du duc sort de sa poche une corde, dont il s’était muni non sans dessein ; et, tout en causant avec le valet de chambre, qu’il cajolait de son mieux, la lui jette si adroitement à son cou, qu’il l’entraîna facilement jusqu’à la fenêtre, sans lui donner le temps de proférer un seul mot. Là, il fut achevé d’étrangler par les deux assassins, qui le jetèrent ensuite en bas.

Le duc ayant consommé ces deux crimes, sans que personne l’eût entendu, prit un flambeau, et s’approcha du lit de la dame, qui dormait d’un profond sommeil. Il la découvre avec beaucoup de précaution, de peur de l’éveiller, et la considère tout à son aise. S’il l’avait trouvée belle étant habillée, elle le lui parut mille fois davantage, à la vue de ses attraits cachés. Embrasé de la plus ardente passion, et nullement effrayé du crime qu’il venait de commettre, il se couche tranquillement auprès d’elle, les mains encore teintes du sang de son rival. Alaciel, éveillée par ses caresses, croyant tenir le prince more entre ses bras, lui prodigua les siennes et l’enivra de plaisir. Après avoir passé près d’une heure avec elle, il se leva, appela quelques-uns de ses gens, que son complice avait déjà introduits dans le palais, et la fit enlever de manière à l’empêcher de crier. Quand il fut sorti par la même porte où il était entré, il monta à cheval, et gagna, avec tous ses gens, le chemin d’Athènes. Il se garda bien de mener Alaciel dans cette ville, parce qu’il était marié : il la conduisit dans une maison de plaisance qu’il avait dans les environs. La malheureuse princesse y fut secrètement enfermée, avec ordre à tout le monde de l’honorer, de lui obéir et de lui donner tout ce qu’elle pourrait désirer.

Le lendemain, les gentilshommes du prince more ayant vainement attendu jusqu’à midi son lever, et ne l’ayant point entendu sonner de toute la matinée, prirent le parti d’entrer dans son appartement. Ne l’y trouvant pas, non plus que sa maîtresse, ils imaginèrent que l’un et l’autre étaient allés incognito passer quelques jours à la campagne, et cette idée les tranquillisa. Le jour suivant, un fou, connu pour tel de toute la ville, rôdant parmi les décombres où étaient le cadavre du prince et celui du traître Churiacy, s’amusa à tirer ce dernier par la corde attachée à son col, et allait le traînant par la ville. Plusieurs personnes ayant reconnu le mort, elles se firent conduire au lieu d’où le fou l’avait tiré, et y trouvèrent le corps du prince, qu’on ensevelit avec les honneurs ordinaires. On chercha les auteurs de ce double assassinat. L’absence et la fuite secrète du duc d’Athènes firent présumer, avec raison, qu’il avait commis le crime et enlevé la dame. Le peuple élut aussitôt pour son souverain le frère du prince more, et lui demanda vengeance d’un tel attentat, lui promettant tous les secours possibles. Le prince nouvellement élu, assuré par plusieurs témoignages incontestables de la vérité du fait, assemble promptement, par le secours de ses parents et de ses alliés, une armée nombreuse et puissante, et se dispose à marcher vers Athènes. À la première nouvelle de ces mouvements, le duc songe à se mettre en état de défense, et demande des secours à plusieurs princes. L’empereur d’Orient, qui lui avait donné une de ses sœurs en mariage, lui envoya son fils Constantin et son neveu Emmanuel, avec un corps considérable de troupes. Si le duc fut bien aise d’un pareil secours, la duchesse sa femme le fut encore plus, puisqu’elle allait avoir l’occasion de revoir son frère qu’elle aimait tendrement.

Pendant qu’on s’occupait des préparatifs de la guerre, et qu’on disposait les troupes pour l’ouverture de la campagne, la duchesse profita d’un moment favorable pour entretenir son frère et son neveu sans témoins. Elle les fit venir dans son appartement, et, les larmes aux yeux, elle leur raconta la vraie cause de cette guerre, et leur fit sentir l’outrage que son mari lui faisait, par son commerce criminel avec une étrangère qu’il croyait posséder sans qu’elle en sût rien. Elle se plaignit amèrement de cette conduite si mortifiante pour son amour-propre, et les pria d’y remédier, autant pour l’honneur du duc que pour sa propre consolation.

Les deux jeunes seigneurs, depuis longtemps au fait de toute l’histoire, consolèrent la duchesse de leur mieux, et lui firent espérer une prompte satisfaction. Ils lui demandèrent le logement de l’étrangère, et se retirèrent dès qu’ils en furent instruits.

Ils avaient souvent entendu parler de la beauté de cette Hélène. Ayant une envie démesurée de la voir, ils prièrent en grâce le duc de leur procurer cette satisfaction. Le duc, sans songer ce qu’il en avait coûté au prince de la Morée de la lui avoir montrée, promit de la leur faire voir. Il fit en conséquence préparer un superbe dîner, dans un très-beau jardin du château qui recélait la belle, et les y mena le lendemain avec une petite suite.

Il arriva à Constantin ce qui était arrivé au duc lui-même. À peine fut-il assis et eut-il jeté les regards sur Alaciel, qu’il fut émerveillé de sa beauté. Il ne se lassait point de l’admirer, et disait en lui-même qu’une créature si charmante, si parfaite, portait avec elle de quoi faire excuser les trahisons qu’on s’était permises et qu’on pouvait se permettre pour la posséder. En un mot, il la regarda, l’examina et l’admira tant, qu’il n’eut besoin que de cette première entrevue pour se sentir dévoré des feux de l’amour. Ils prirent si fort racine dans son cœur, que, bannissant de son esprit les affaires de la guerre, il rêvait continuellement aux moyens d’enlever Alaciel, sans cependant donner à connaître à personne qu’il en fût amoureux. Tandis qu’il cherche et qu’il arrange dans sa tête la manière dont il s’y prendra pour réussir dans son projet, vint le temps de marcher contre l’ennemi, qui s’approchait à grandes journées de l’Attique. Le duc Constantin et les autres généraux partirent donc, à la tête de leurs troupes, et se rendirent sur les frontières, pour en défendre l’entrée au prince more.

Le jeune Constantin, tout occupé de l’objet de sa passion, s’imagina que pendant que son beau-frère serait éloigné de sa maîtresse il pourrait facilement venir à bout de son dessein. Pour avoir un prétexte de retourner à Athènes, il feignit d’être malade. Il céda sa place à Emmanuel, son cousin ; et après avoir obtenu un congé du duc, il quitta l’armée. De retour auprès de sa sœur, il ne tarda pas de l’entretenir de l’infidélité de son mari, afin de rallumer sa jalousie et son ressentiment. Il s’offrit de la venger de l’affront qu’on lui faisait, en enlevant sa rivale, pour la conduire hors de l’Attique, et l’en délivrer ainsi pour jamais. La duchesse, bien éloignée de soupçonner les vrais motifs d’un zèle dont elle se croyait l’unique objet, dit qu’elle serait très-charmée de cet enlèvement, si elle était assurée que son mari ne saurait jamais qu’elle y eût eu la moindre part. Constantin ne manqua pas de la rassurer ; il lui promit qu’elle ne serait compromise en rien ; et après l’avoir parfaitement tranquillisée, il fit armer secrètement un vaisseau, y mit des gens affidés, et donna des ordres pour qu’on le conduisit vis-à-vis du château qu’habitait Alaciel. Il se rendit dans le même temps au château, avec peu de suite. Il fut très-bien accueilli de la dame et de ceux qui étaient auprès d’elle pour la servir. Il lui proposa, sur le soir, une promenade au jardin. Elle y consentit volontiers, se faisant accompagner de deux domestiques. Constantin, suivi de deux des siens, la prit à l’écart, comme s’il avait eu quelque chose de particulier à lui dire de la part du duc. Ils arrivèrent, tout en causant, à une porte qui donnait du côté de la mer. Un de ses complices l’avait déjà ouverte, et, au signal donné, avait conduit le vaisseau tout auprès. Alors Constantin, saisissant la dame par le bras, la livre à ses domestiques, qui la conduisent dans le vaisseau ; puis, se retournant vers les gens qui l’avaient accompagnée : « Que personne ne bouge et ne fasse le moindre bruit, leur dit-il, s’il ne veut perdre la vie ; mon dessein n’est pas d’enlever au duc sa maîtresse, mais de venger l’outrage fait à ma sœur ; » à quoi ils n’osèrent rien répliquer.

Il n’eut pas plus tôt regagné le vaisseau et rejoint Alaciel, qui se lamentait et fondait en larmes, qu’il commanda de se mettre à la rame. On obéit, et, à la pointe du jour, on aborda à Égine. Ils descendirent à terre, où Constantin fit quelque séjour pour tâcher de consoler la dame, qui se plaignait amèrement des disgrâces auxquelles sa beauté l’exposait si souvent. Après l’avoir consolée de la bonne manière, il se rembarqua avec elle, et ils arrivèrent en peu de jours à l’île de Scio. La crainte de perdre sa maîtresse, et de s’exposer au ressentiment de l’empereur son père, lui fit prendre le parti de s’y fixer, regardant cette île comme un lieu où il était à l’abri de tout danger. La belle dame y déplora plusieurs fois sa malheureuse destinée, mais enfin les consolations énergiques de Constantin lui firent oublier ses malheurs, et lui rendirent agréable ce nouveau séjour.

Pendant que nos deux amants coulaient des jours délicieux, Osbech, pour lors sur le trône des Ottomans, et continuellement en guerre avec l’empereur, fit, par hasard, un voyage à Smyrne. Il y apprit que Constantin était à Scio, et qu’il y menait une vie molle et voluptueuse dans les bras d’une femme qu’il avait enlevée. Sachant qu’il n’était rien moins que sur ses gardes et qu’il avait peu de forces, il forma le dessein de l’y surprendre. Pour cet effet, il fait armer quelques vaisseaux légers, s’embarque, arrive la nuit avec ses troupes au port de Scio, et entre dans la ville, sans trouver la moindre résistance. Comme tout dormait, la plupart des habitants furent pris avant d’être informés que l’ennemi était chez eux. On tua tous ceux qui firent mine de se défendre ; les autres furent faits prisonniers et conduits sur les vaisseaux avec le butin, qui fut considérable. Osbech fit mettre ensuite le feu à la ville, et s’en retourna à Smyrne. À peine fut-il de retour, qu’il passa les prisonniers eu revue. Il trouva parmi eux la belle Alaciel, et jugea facilement, à sa beauté, que c’était la maîtresse de Constantin. Ravi d’avoir une femme si belle à sa disposition, il crut devoir user des droits de la victoire. Il était jeune et vigoureux, il en fit sa femme, sans autre cérémonie que de coucher avec elle ; ce qu’il répéta pendant plusieurs mois.

Avant cet événement, l’empereur s’était ligué avec Bassen, roi de Cappadoce, contre le prince ottoman. Ils avaient concerté de fondre sur lui chacun de son côté ; mais ce projet n’avait pu avoir lieu, parce que l’empereur n’avait pas cru devoir accepter les dures conditions que Bassen mettait à cette levée de boucliers. Cependant, lorsqu’il apprit que son fils avait été inhumainement massacré, il ne balança plus d’accorder tout ce qu’il lui demandait. Il sollicita le roi de Cappadoce d’aller, avec toutes ses forces, attaquer Osbech, se préparant d’en faire autant de son côté.

Osbech, informé de ces préparatifs, assembla promptement son armée, et, pour éviter d’avoir à se défendre à la fois contre deux princes si puissants, il se hâta de marcher vers le roi de Cappadoce, ayant laissé sa maîtresse à Smyrne, sous la garde d’un ami fidèle. Il l’atteignit quelques jours après, et lui livra bataille ; mais son armée fut taillée en pièces, et il périt lui-même dans le combat. Le roi de Cappadoce, pour jouir pleinement du fruit de sa victoire, s’avança vers Smyrne. Les habitants, hors d’état de résister à ses troupes, s’empressèrent d’aller au-devant de lui, offrant de se soumettre aux lois que leur imposerait le vainqueur.

L’ami à qui Osbech avait confié sa maîtresse se nommait Antioche ; c’était un homme avancé en âge, et sur la fidélité duquel le prince croyait pouvoir compter. Mais quel âge, quelle vertu peut résister à deux beaux yeux ! Antioche ne put voir Alaciel sans en devenir amoureux. Il chercha même à s’en faire aimer, au mépris de la foi qu’il devait à son maître. Il savait parler la langue de la dame ; car, depuis trois ou quatre ans Alaciel n’ayant encore pu trouver personne à qui se faire bien entendre, prenait plaisir à s’entretenir avec lui. Ils devinrent bientôt familiers ; et de familiarité en familiarité, oubliant ce qu’ils devaient à Osbech, qui était à l’armée, ils en vinrent à coucher dans les mêmes draps, où ils goûtaient des plaisirs bien doux à des cœurs bien épris. Ces plaisirs furent troublés par la nouvelle de la mort du prince ottoman et de la défaite de son armée. Quand ils surent que le vainqueur venait droit à Smyrne pour tout piller, ne jugeant pas à propos de l’attendre, ils prirent ce qu’Osbech avait laissé de plus précieux, et s’enfuirent secrètement à Rhodes.

Peu de temps après leur arrivée dans cette ville, Antioche tomba dangereusement malade. Il avait fait le voyage de Smyrne à Rhodes avec un marchand de Chypre, que des affaires de commerce avaient attiré dans cette ville. Ce marchand était depuis longtemps son ami intime. Lorsqu’il se sentit bien malade, et jugeant qu’il ne pouvait guère en revenir, il résolut de lui laisser son bien, en le chargeant de veiller aux besoins de sa chère maîtresse. Il les fit appeler l’un et l’autre : « Je touche à ma dernière heure, leur dit-il ; quoique je doive regretter la vie, je meurs en quelque sorte satisfait, puisque j’ai la consolation de mourir entre les bras de deux personnes que j’aime le plus ; mon cher ami, je te recommande cette infortunée ; je te conjure de ne jamais l’abandonner, et d’avoir pour elle l’amitié que tu as eue pour moi. Je me flatte que tu la respecteras, et que tu te conformeras à mes intentions ; je te laisse tous mes biens. Oui, mon ami, je me flatte que tu ne délaisseras point cette aimable personne : c’est la plus grande marque de reconnaissance que tu puisses donner à ton ami, pour les tendres sentiments qu’il n’a cessé de te témoigner durant sa vie, et qu’il emporte dans le tombeau. Et toi, ma chère et tendre amie, ne m’oublie point après ma mort. Sois sage, je t’en conjure. Fais que je puisse me vanter, dans l’autre monde, d’avoir été aimé, dans celui-ci, de la plus belle femme qui soit sortie des mains de la nature. Mes chers amis, si vous me promettez l’un et l’autre de m’accorder ce que je vous demande par ce qu’il y a de plus saint, je meurs tout consolé. »

Pendant ce discours, que les soupirs et la voix faible du mourant rendaient plus pathétique, le marchand cyprien et la belle Alaciel fondaient en larmes. Ils le consolèrent, en le flattant de sa guérison, et en lui promettant, s’ils avaient le malheur de le perdre, de faire ce qu’il désirait de leur amitié. Le mal étant sans remède, Antioche mourut bientôt après, et on lui fit de pompeuses funérailles.

Le marchand ayant terminé les affaires qui l’appelaient à Rhodes, et désirant revoir sa patrie, dont il était absent depuis longtemps, se disposa à retourner en Chypre. Il demanda à la Sarrasine si elle était dans l’intention de l’y suivre. « Très-volontiers, lui répondit-elle, pourvu que vous me promettiez de me traiter comme votre sœur ; vous le devez à la mémoire de votre ami. » Le Cyprien lui promit de faire tout ce qu’elle voudrait. « Afin même de vous mieux garantir de toute insulte, ajouta-t-il, je vous ferai passer pour ma femme. » S’étant embarqués sur une caraque de Catalans, on leur donna une petite chambre sur la proue. Ils avaient demandé d’être logés dans la même pièce, afin de ne pas démentir, par leur manière de vivre, ce qu’ils avaient avancé. Pour mieux éloigner les soupçons, ils couchèrent dans le même lit, tout petit qu’il était. Le diable les attendait là, pour les amener à ce qu’ils n’avaient point prévu lors de leur départ. Encouragés par l’obscurité, par l’occasion qui ne pouvait être plus commode, et excités par la chaleur du voisinage, qui, comme on sait, communique des forces plus que suffisantes pour exciter les désirs, ils oublièrent insensiblement les promesses qu’ils avaient faites l’un et l’autre au jaloux Antioche. Ce ne furent d’abord que de légères agaceries. On en vint aux caresses, et des caresses à ce que vous devinez aisément. Arrivés à Baffa, qui était la patrie du marchand, ils se démarièrent, pour la forme seulement ; car ils ne passaient pas de jour sans user des privilèges attachés au mariage.

Nouvelle aventure. Pendant l’absence du marchand, qui était allé, pour des affaires, en Arménie, arrive à Baffa un vieux gentilhomme, peu favorisé de la fortune, ayant dépensé presque tout son bien au service du roi de Chypre ; mais homme plein de sagesse et de jugement. Un jour, passant devant la maison où logeait Alaciel, il l’aperçut à la fenêtre. Frappé de l’éclat de sa beauté, il s’arrêta un moment pour la considérer. Il se ressouvint de l’avoir vue quelque part, sans savoir précisément l’endroit. Alaciel, qui, dans ce moment même, faisait des réflexions sur les bizarreries de sa destinée, ignorant qu’elle touchait au terme de ses malheurs, revint de sa rêverie en voyant cet homme s’arrêter ; et fixant à son tour ses regards sur lui, elle se rappela aussitôt de l’avoir vu autrefois à la cour de son père, dans un état fort brillant. L’espérance de revoir ses parents ou son fiancé se fait aussitôt sentir à son cœur. Elle appelle le gentilhomme avec d’autant plus de liberté que l’hôte était absent. Antigone, c’était le nom de l’étranger, monte au premier signe, et quand il fut entré : « N’êtes-vous pas, lui dit-elle la honte peinte sur son front, n’êtes-vous pas Antigone de Famagoste ? – Oui, madame, c’est lui-même que vous voyez. Il me semble, continua-t-il, que je vous connais aussi ; mais je ne puis me rappeler précisément l’endroit où je vous ai vue. Y aurait-il de l’indiscrétion à moi de vous demander qui vous êtes ? » Se jeter à son cou et verser un torrent de larmes fut la réponse de la dame. Elle demanda ensuite à Antigone, un peu surpris de cette façon d’agir, s’il ne l’avait jamais vue à Alexandrie. Il la regarde attentivement, et la reconnaît alors pour Alaciel, fille du soudan, qu’on croyait ensevelie depuis longtemps au fond de la mer. Il voulut se mettre en devoir de lui rendre les honneurs dus à son rang ; mais la princesse ne le souffrit point, et le fit asseoir auprès d’elle. Antigone lui obéit, et lui demanda respectueusement par quelle aventure elle se trouvait là, puisqu’il passait pour certain, dans toute l’Égypte, qu’elle avait péri depuis plusieurs années dans les flots. « Il serait à souhaiter pour moi, s’écria-t-elle, que cela fût arrivé ! je n’aurais pas été si bizarrement et si constamment ballottée par la fortune. Ah ! si mon père est jamais instruit de la vie que j’ai menée, je suis persuadée qu’il regrettera lui-même, si l’honneur de sa fille lui est cher, que je n’aie point péri dans ce funeste naufrage. » Après ces mots, grands soupirs et larmes de recommencer. « Ne vous affligez point, madame, lui dit Antigone, ne vous affligez point avant le temps. Racontez-moi, s’il vous plaît, les événements qui vous sont arrivés, et peut-être qu’avec l’aide de Dieu nous trouverons un remède à tout. – Je vous regarde comme mon père, mon cher Antigone ; d’après cette idée, j’aurai pour vous les mêmes sentiments d’amour, de confiance et de respect que j’aurais pour lui s’il était ici, et je ne vous cacherai rien. J’ai toujours eu pour vous beaucoup d’estime, et je vous avoue que je ne saurais vous exprimer la joie de vous avoir reconnu la première. Vous allez lire dans mon cœur, et connaître ce que, dans mes plus grands malheurs, j’ai pris soin de cacher à tout le monde. Si, après avoir entendu le récit fidèle de tout ce qui m’est arrivé, vous jugez à propos de me rendre à mon premier état, je vous prie de le faire ; mais si vous jugez que la chose ne soit pas faisable, je vous conjure de ne dire à qui que ce soit au monde que vous m’ayez vue, ou que vous ayez entendu parler de moi. »

Après ce préambule, elle lui fit le détail de toutes ses aventures, depuis son naufrage sur les côtes de Majorque jusqu’au moment où elle lui parlait, et son récit fut plusieurs fois interrompu par ses soupirs et par ses larmes. Antigone, touché de pitié, mêla ses pleurs aux siens ; et après quelques moments de réflexion, il lui dit : « Puisqu’on n’a jamais su, dans vos malheurs, qui vous étiez, et qu’on ignore encore si vous vivez, je vous promets, madame, de vous rendre au roi votre père, plus aimée que jamais : je ne doute nullement qu’il n’ait beaucoup de plaisir de vous revoir, et qu’il ne vous envoie ensuite au roi de Garbe, votre fiancé, à qui vous n’en serez que plus chère. » Alaciel demanda comment cela se pourrait. Antigone lui expliqua, par ordre, ce qu’ils avaient à faire. Aussitôt, sans perdre un seul moment, il retourne à Famagoste, et va trouver le roi. « Sire, lui dit-il, vous pouvez, si tel est votre plaisir, faire, sans qu’il vous en coûte presque rien, une chose glorieuse pour vous, et qui deviendra très-avantageuse pour moi qui ai perdu ma fortune à votre service. – Par quel moyen ? dit le roi. – La fille du soudan d’Alexandrie, répondit Antigone, cette fille si célèbre par sa beauté, et qui passait pour avoir péri dans un naufrage, est arrivée au port de Baffa. Pour conserver sa vertu, elle a longtemps souffert la misère, et se trouve encore aujourd’hui dans la plus grande indigence : elle désire de retourner chez son père ; et s’il vous plaisait de la lui envoyer, je suis persuadé que le soudan n’oublierait jamais un tel service. »

Le roi de Chypre, naturellement bon et généreux, lui répondit favorablement. Il donna des ordres pour qu’on la fît venir à la cour, où elle reçut du roi et de la reine tous les honneurs qu’elle pouvait désirer. Elle satisfit à toutes les questions qui lui furent faites sur ses aventures, selon les instructions qu’Antigone lui avait données. Quelques jours après elle fut envoyée au soudan, avec une suite nombreuse d’hommes et de femmes, sous le commandement d’Antigone. Il serait difficile de peindre le plaisir et la joie que le soudan éprouva à la vue d’une fille qu’il croyait pour jamais perdue. Il fit l’accueil le plus gracieux à Antigone et aux gens de sa suite.

Après que la princesse eut pris quelques jours de repos, le soudan voulut savoir d’elle-même par quels moyens elle avait échappé du naufrage, et pour quelles raisons elle avait passé tant de temps sans lui donner de ses nouvelles. Alaciel, qui savait parfaitement par cœur la leçon que lui avait faite le sage Antigone, parla en ces termes :

« Vous saurez, mon cher père, que vingt jours, ou environ, après mon départ d’Alexandrie, le vaisseau, agité et entr’ouvert par la plus horrible tempête, fut jeté pendant la nuit sur certaines côtes du Ponant, voisines d’un lieu nommé Aigues-Mortes. Je n’ai jamais su ce que devinrent les gens de ma suite : je me souviens seulement que, lorsque le jour eut paru et que je fus revenue de l’évanouissement que m’avait causé l’approche de la mort, le vaisseau était partagé en deux et attaché à un banc de sable. Des paysans qui le virent accoururent, sur l’heure de midi, pour en piller les débris. Ils furent suivis de tous les gens de la contrée ; ils me trouvèrent dans un coin sur des planches avec deux femmes exténuées, comme moi, de frayeur et de faiblesse. On me fit descendre avec elles au rivage. Des jeunes gens s’emparèrent de ces pauvres filles, et les emmenèrent, celle-ci d’un côté, celle-là de l’autre. Je n’ai jamais su non plus ce qu’elles sont devenues. Deux de ces jeunes gens, qui étaient du nombre de ceux qui m’avaient conduite sur le rivage, voulurent aussi m’emmener avec eux, malgré la défense que je faisais et les larmes que je répandais. Ils me tiraient tantôt par le bras et tantôt par les cheveux, selon mon plus ou moins de résistance, et me conduisaient ainsi vers une forêt. Comme nous étions sur le point d’y arriver, je vis venir quatre cavaliers. Mes ravisseurs ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu’ils me lâchèrent et s’enfuirent à toutes jambes. Les cavaliers, qui me parurent des personnes de considération et d’autorité, accoururent vers moi. Ils m’interrogèrent ; je répondis ; mais ils ne purent m’entendre, et je ne les entendais pas. Après avoir parlé quelque temps entre eux, et m’avoir fait plusieurs signes auxquels je répondis du mieux que je pus, ils me firent monter sur leurs chevaux, et me menèrent dans un monastère de femmes, qu’on appelle religieuses, dont toute l’occupation est de prier Dieu, selon la loi du pays. Je fus très-bien reçue de toutes ces dames, avec lesquelles j’ai dévotement servi une de leurs idoles favorites. On l’appelle saint Croissant, pour lequel saint, les femmes de ce pays-là ont une très-grande dévotion. Quelque temps après, lorsque j’eus appris leur langue, elles me demandèrent qui j’étais et quelle était ma patrie. Dans la crainte d’être chassée de leur maison, où les hommes n’entraient jamais, je n’eus garde de leur dire que j’avais une religion ennemie de la leur ; c’est pourquoi je leur répondis que j’étais fille d’un gentilhomme de Chypre, qui m’avait envoyée à mon futur époux en Candie, où j’avais fait naufrage sur le point d’arriver. Quand la maîtresse de toutes ces femmes, qu’on appelait madame l’abbesse, m’eut demandé si je serais bien aise de retourner en Chypre, je répondis que je ne désirais autre chose. Elle me promit de m’y envoyer ; mais comme elle ne voulait point exposer mon honneur, dont elle paraissait très-jalouse, elle n’osa jamais me confier à aucune personne de Chypre, de peur que je ne tombasse en mauvaises mains. Je serais encore dans le monastère, si deux gentilshommes de France, qui devaient accompagner leurs femmes à Jérusalem, où elles allaient visiter le sépulcre où l’on croit que leur Dieu fut enseveli après que les Juifs l’eurent mis à mort, ne se fussent offerts de me conduire. L’un d’eux était parent de l’abbesse. Elle me recommanda à ces Français et à leurs femmes, et les pria de me rendre à mon père, en Chypre. Je ne saurais vous exprimer les égards que ces gentilshommes et ces dames eurent pour moi durant le voyage. Il n’est point de politesse que je n’en aie reçue. Nous abordâmes à Baffa après une navigation des plus heureuses. J’étais fort embarrassée, ne connaissant personne dans cet endroit, que j’avais indiqué comme le lieu de ma naissance. Je ne savais que dire à mes conducteurs, qui voulaient me présenter eux-mêmes à mon père, ainsi qu’ils l’avaient promis à l’abbesse du monastère. Par bonheur que, dans le moment que nous descendions à terre, Dieu, qui eut sans doute pitié de mon embarras, conduisit Antigone au rivage. Je le reconnus et l’appelai aussitôt en notre langue pour n’être point entendue des gentilshommes, et le priai de me faire passer pour sa fille. Il me comprit à merveille ; et, après m’avoir bien embrassée, il fit mille remercîments à mes généreux conducteurs, qu’il traita ensuite selon ses petites facultés. Trois ou quatre jours après, Antigone me mena de Baffa à la cour du roi de Chypre, qui, comme vous l’avez vu, m’a envoyé vers vous, avec des honneurs qui méritent votre reconnaissance et toute la mienne. Si j’ai omis quelque circonstance dans ce récit, Antigone, qui m’a entendue raconter plusieurs fois l’histoire de mes malheurs, se fera un plaisir d’y suppléer. »

Le sage et prudent Antigone, se tournant alors vers le soudan : « Monseigneur, lui dit-il, ce que la princesse vient de vous dire s’accorde parfaitement avec ce qu’elle m’a plusieurs fois raconté, et avec ce que m’ont dit également les gentilshommes et les dames qui l’ont amenée en Chypre ; mais elle a oublié une circonstance, ou plutôt sa modestie la lui fait passer sous silence : c’est l’éloge que ces chrétiens m’ont fait de la conduite irréprochable qu’elle a menée dans le monastère, de ses sentiments nobles et dignes du sang illustre qui lui a donné le jour, et surtout de ses bonnes mœurs. Elle n’a pas jugé non plus à propos de vous dire les vifs regrets qu’ils ont témoignés et les larmes qu’ils ont répandues en lui faisant leurs adieux. S’il fallait, en un mot, vous répéter tous les éloges qu’ils ont donnés à ses vertus, un jour entier ne suffirait pas. Aussi pouvez-vous vous vanter, monseigneur, d’après ce qu’ils m’ont dit, et d’après ce que j’ai vu par moi-même, d’avoir la fille la plus belle, la plus honnête, la plus sage que puisse avoir un monarque. »

Le soudan entendit tout ce récit avec la plus grande satisfaction, et demanda plusieurs fois à Dieu la grâce de pouvoir un jour reconnaître les divers services qu’on avait rendus à sa fille.

Quelques jours après, il combla Antigone de présents, et lui permit de retourner en Chypre. Il le chargea de témoigner sa reconnaissance au roi, et lui remit plusieurs lettres, où il le remerciait lui-même, en attendant de pouvoir lui envoyer des ambassadeurs, et des présents dignes de la marque d’amitié qu’il en avait reçue.

Désirant ensuite d’achever ce qui était commencé, c’est-à-dire le mariage de sa fille avec le roi de Garbe, il fit savoir à ce prince tout ce qui s’était passé, lui marquant que, s’il persistait dans ses sentiments, il envoyât prendre sa fiancée. Ce monarque fut enchanté d’apprendre qu’Alaciel vivait encore. Il l’envoya quérir, et la reçut avec une joie inexprimable. Cette princesse, qui avait eu successivement huit amants, et qui avait couché plus de mille fois avec eux, entra dans le lit du monarque comme pucelle, fit accroire à son époux qu’elle l’était véritablement et vécut avec lui dans une longue et parfaite union. Aussi dit-on communément que bouche baisée ne perd ni son coloris ni sa fraîcheur, et qu’elle se renouvelle comme la lune.

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