Nouvelle VI Les enfants retrouvés

Vous n’ignorez pas, mes chères dames, qu’après la mort de Frédéric II, empereur, Mainfroi fut couronné roi de Sicile. Ce prince avait auprès de lui un gentilhomme napolitain, nommé Henri Capèce, qui jouissait d’une grande fortune et d’un très-grand crédit. Il avait le gouvernement du royaume de Sicile, et était marié à Britolle Caracciola, dame de qualité, et Napolitaine comme lui. Dans le temps qu’il était encore gouverneur de Sicile, Charles Ier ayant gagné la bataille de Bénévent, où Mainfroi perdit la vie, il eut la douleur de voir les Siciliens se déclarer pour le vainqueur. Ne pouvant plus dès lors compter sur leur attachement et leur fidélité, et ne voulant point devenir sujet de l’ennemi de son souverain, il se disposa à prendre la fuite ; mais les Siciliens, ayant eu vent de son projet, le livrèrent au roi Charles avec plusieurs autres zélés serviteurs de Mainfroi.

Quand Charles eut pris possession du royaume de Sicile, Britolle, à la vue d’un changement si subit et si étonnant, ne sachant quel sort on avait fait subir à son mari, et craignant d’en éprouver un pareil, dans le cas qu’on l’eût fait mourir, crut devoir sacrifier ses biens à sa propre sûreté ; et quoique enceinte, elle s’embarqua dans un vaisseau qui allait à Lipari, accompagnée seulement de son fils, âgé tout au plus de huit ans, et qui portait le nom de Geoffroi. Elle arriva heureusement dans cette ville, où elle accoucha d’un autre fils qu’elle nomma le Fugitif. Elle y prit une nourrice, et s’embarqua, ainsi que cette nourrice et ses deux enfants, pour se rendre à Naples chez ses parents ; mais le ciel traversa son projet. Une violente tempête jeta la galère qui la portait sur la côte de l’île de Pouza, où l’on relâcha dans un petit port pour attendre les vents favorables. Étant descendue à terre, à l’exemple du reste de l’équipage, et ayant trouvé dans l’île une petite solitude, elle commenta à gémir sur le sort de son mari. Elle se dérobait tous les jours aux yeux des matelots et des passagers pour aller dans ce lieu solitaire donner un libre cours à sa douleur. Un jour, pendant qu’elle y faisait ses doléances ordinaires, arrive tout à coup un corsaire, qui s’empare, sans coup férir, de sa galère, et l’emmène avec tous ceux qui la montaient.

Madame Britolle, ayant donné à ses plaintes et à ses gémissements le temps qu’elle leur consacrait journellement, reprit le chemin du rivage pour revoir ses enfants. Quelle fut sa surprise de n’y trouver personne ! Soupçonnant aussitôt ce qui était arrivé, elle porte ses regards de tous côtés sur la mer, et voit, à une distance peu éloignée, le vaisseau du corsaire, suivi de la petite galère qu’il venait d’enlever. Britolle ne douta plus qu’elle n’eût perdu pour jamais ses chers enfants, comme elle avait perdu son mari. Quelle douleur ! Seule, abandonnée, ne sachant que devenir, appelant d’une voix presque éteinte, tantôt ses fils, tantôt leur père, elle tomba évanouie sur le rivage, et comme il n’y avait là personne pour la secourir, elle demeura longtemps sans connaissance et sans sentiment : revenue à elle-même, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Elle se lève, et, dans le trouble que lui cause sa douleur, elle court de caverne en caverne, et, par des cris entremêlés de sanglots, appelle ses chers enfants, comme si elle eût eu quelque espérance de les retrouver. S’apercevant de l’inutilité de ses plaintes, et l’horreur de l’obscurité qui commençait à se répandre sur l’horizon la forçant de songer à elle-même, elle prit le parti de se retirer dans la petite caverne où elle avait accoutumé d’aller gémir sur son infortune. Elle y passa la nuit dans des agitations d’autant plus douloureuses, qu’une frayeur continuelle s’était jointe à son affliction. Le jour venu, n’ayant pris aucune nourriture depuis plus de vingt-quatre heures, elle se sentit si fort pressée de la faim, qu’elle se détermina à manger de l’herbe, plutôt que de se laisser mourir. Après s’être sustentée comme elle put, elle se mit à pleurer de nouveau, songeant au cruel avenir qui la menaçait. Tandis qu’elle était livrée à ces tristes réflexions, elle voit une chèvre entrer dans une caverne voisine de la sienne, et en sortir quelques instants après pour retourner dans le bois. La vue de cette bête attire sa curiosité. Elle se lève et va dans l’endroit d’où la chèvre venait de sortir ; elle y trouva deux petits chevreaux, nés le jour même. Comme elle n’avait pas perdu son lait depuis qu’elle était relevée de couches, et qu’elle en était même incommodée, elle ne fit aucune difficulté de les prendre l’un après l’autre dans ses bras et de leur présenter sa mamelle. Ces animaux, loin de se refuser à ses caresses, la tettèrent comme si c’eût été leur propre mère, et dès ce moment ne mirent aucune différence entre l’une et l’autre.

Ces deux petits nourrissons furent pour cette dame infortunée une espèce de compagnie et un soulagement à ses malheurs. Elle ne les quittait que pour aller paître l’herbe, comme leur mère, et se désaltérer au bord d’un ruisseau. Privée de tout secours humain et de l’espoir de sortir d’un lieu si désert, elle se résolut d’y vivre et d’y mourir, pleurant néanmoins à chaudes larmes toutes les fois que le souvenir de son mari, de ses enfants et de son ancien état se retraçait à son esprit. Sa manière de vivre et le séjour qu’elle fît dans un lieu si sauvage la rendirent sauvage elle-même. Le moyen de ne pas le devenir, quand on n’a de société qu’avec des animaux farouches !

Madame Britolle avait déjà passé plusieurs mois dans cette île, lorsque le hasard attira dans le petit port où elle avait débarqué un vaisseau de Pise, qui y jeta l’ancre et y demeura plusieurs jours. Sur ce navire était un gentilhomme nommé Conrad, marquis de Malespini, qui avait avec lui son épouse, femme d’une vertu et d’une dévotion exemplaires : ces époux venaient de visiter tous les lieux saints du royaume de la Pouille, et s’en retournaient chez eux. Un jour, pour se dissiper, accompagnés de quelques domestiques, et suivis de leurs chiens, ils allèrent se promener dans l’île, non loin de la grotte que madame Britolle avait choisie pour sa demeure ordinaire. Les chiens ayant aperçu les deux chevreaux, devenus assez forts pour aller paître seuls dans le bois, coururent aussitôt après eux. Ceux-ci prirent la fuite, et se réfugièrent incontinent dans la caverne de l’infortunée Britolle, où ils furent poursuivis par les chiens. À cette vue, madame Britolle prend un bâton et se lève pour les chasser. Pendant qu’elle est occupée à les mettre en fuite, messire Conrad et sa femme, qui suivaient leurs chiens, arrivèrent près de la grotte. Je vous laisse à penser quel fut leur étonnement, quand ils virent cette femme, qui était devenue noire, maigre et velue. Britolle, de son côté, éprouva une surprise pour le moins aussi grande. Le gentilhomme fait taire et retirer ses chiens ; il s’approche de cette femme et la prie instamment de lui dire qui elle est, et ce qu’elle fait dans un lieu si désert. Elle ne se fit pas longtemps prier pour satisfaire sa curiosité et celle de son épouse, qui venait de lui faire les mêmes questions. Elle leur déclara ingénument son nom, sa qualité, et leur raconta toutes ses infortunes.

Le marquis, qui avait connu particulièrement son mari, fut vivement touché de ce récit ; il n’oublia rien pour lui faire abandonner la résolution qu’elle avait prise de finir ses jours dans ce désert. Il s’offrit de la ramener chez ses parents, ou de la garder chez lui jusqu’à ce que le sort lui fût plus favorable, en lui promettant de la traiter comme sa propre sœur. Mais, voyant qu’elle ne se rendait point à ses instances, il la laissa avec sa femme, persuadé qu’elle pourrait la déterminer plus facilement à accepter ses offres ; en attendant, il donna des ordres pour qu’on lui apportât des habits et de quoi manger.

La femme du marquis, restée seule avec elle, se conduisit au mieux. Elle commença d’abord à partager sa douleur ; bientôt après elle se mit à pleurer avec elle sur ses malheurs ; puis elle l’engagea, mais ce ne fut pas sans peine, à manger et à s’habiller. Enfin, quoique cette infortunée protestât qu’elle n’irait jamais en lieu où elle fût connue, la marquise fit si bien par ses tendres sollicitations et ses vives instances, qu’elle la détermina à partir avec elle pour Lunigiane, en lui promettant d’emmener, si elle voulait, les deux chevreaux et leur mère. Cet animal était revenu au gîte, et, au grand étonnement de la marquise, avait fait mille caresses à madame Britolle.

Les vents étant devenus favorables, cette infortunée s’embarqua avec messire Conrad et sa femme. Leur navigation fut des plus heureuses. Il leur fallut peu de temps pour arriver à l’embouchure de la rivière de la Maigre, où ils débarquèrent. De là ils se rendirent au château du marquis, qui en était peu éloigné. On convint que, pour mieux déguiser madame Britolle, elle prendrait un habit de deuil, et qu’elle passerait pour être attachée à la marquise en qualité de demoiselle de compagnie. Elle joua au mieux ce nouveau personnage, conservant toutefois pour ses chevreaux la même affection, et prenant grand soin de les bien nourrir.

Cependant les corsaires qui s’étaient emparé, à Pouza, du vaisseau qui avait conduit madame Britolle à cette île, étaient déjà arrivés à Gênes avec tout ce qu’ils avaient pris. La nourrice et les deux enfants échurent en partage à un nommé Gasparin d’Oria, qui les envoya à sa maison pour s’en servir comme d’esclaves. La nourrice, affligée plus qu’on ne saurait le dire de la perte de sa maîtresse et de l’état misérable où elle se voyait réduite avec les deux enfants, ne cessait de gémir et de verser des pleurs sur sa déplorable destinée. Mais voyant que les larmes ne remédiaient à rien, et que ses gémissements ne la tiraient point d’esclavage, elle prit enfin son parti et se consola du mieux qu’elle put. Quoique née et élevée dans l’obscure pauvreté, elle ne manquait pas d’esprit, et était douée d’un excellent jugement : elle comprit d’abord que si les enfants étaient connus, on pourrait leur faire un mauvais parti. Espérant donc que le temps ferait changer les choses, et que ces malheureux orphelins pourraient rentrer dans leur premier état, elle résolut de ne déclarer à personne qui ils étaient, à moins qu’elle n’y vît un grand avantage pour eux. Ainsi, quand on l’interrogeait sur leur compte, elle répondait qu’ils étaient ses enfants. Elle n’appelait plus l’aîné par le nom de Geoffroi, mais par celui de Jeannot de Procida. Quant à son petit frère, elle se mit fort peu en peine de lui en donner un autre que celui qu’il portait. Elle eut la précaution de communiquer à Geoffroi les raisons qui l’avaient engagée à le faire changer de nom. Elle lui représenta, non une seule fois, mais presque à tous les instants, le danger auquel il serait exposé, si malheureusement on parvenait à découvrir qui il était. L’enfant, qui n’était pas mal avisé pour son âge, approuva la conduite de la sage nourrice, et s’y conforma parfaitement.

Les deux jeunes esclaves demeurèrent longtemps dans la maison de Gasparin d’Oria, très-mal vêtus, occupés aux plus vils emplois, aussi bien que la nourrice, qui leur donnait en tout l’exemple de la patience. Après avoir atteint sa seizième année, Jeannot, qui, malgré l’esclavage, avait conservé un cœur digne de sa naissance, ne pouvant plus soutenir une condition si dure et si vile, s’évada de chez Gasparin, monta sur des galères qui partaient pour Alexandrie, et parcourut plusieurs pays, sans cependant trouver aucun moyen de s’avancer. Au bout de trois ou quatre ans de courses et de travaux, qui n’avaient pas peu contribué à former son corps et à mûrir sa raison, il apprit que son père vivait encore, mais que le roi Charles le retenait en prison. Désespérant de faire changer la fortune, il erra encore çà et là, jusqu’à ce que, le hasard l’ayant amené dans le territoire de Lunigiane, il alla offrir ses services au marquis de Malespini, qui gardait sa mère chez lui. Comme Jeannot était devenu bel homme et qu’il avait fort bonne mine, ce seigneur l’accepta pour domestique, et fut on ne peut plus satisfait de sa manière de servir. L’âge et les chagrins avaient fait un si grand changement sur la mère et le fils, qu’encore qu’ils se vissent quelquefois, ils ne se reconnurent ni l’un ni l’autre.

Le marquis avait une fille bien faite et jolie, nommée de l’Épine. À sa dix-septième année, il l’avait donnée en mariage à messire Nicolas de Grignan, et comme elle se trouva veuve presque aussitôt que mariée, elle était retournée chez son père, peu de jours avant que Jeannot entrât à son service. La figure et les manières de ce jeune homme lui plurent si fort, qu’elle ne put se défendre de l’aimer. Sa beauté avait fait les mêmes impressions sur le cœur de Jeannot, ils ne tardèrent pas à s’avouer l’un à l’autre leur passion et à s’en donner des preuves réciproques. Ce commerce de galanterie dura plusieurs mois sans que personne en eût le moindre soupçon. Voyant qu’on était loin de soupçonner leur intrigue, ils commencèrent à mettre moins de prudence et de réserve dans leurs plaisirs. Un jour étant sortis, avec le reste de la famille, pour se promener dans les bosquets voisins du château, ils trouvèrent le moyen de se détacher de la compagnie, et d’entrer les premiers dans le bois. Croyant avoir laissé bien loin leurs compagnons de promenade, ils s’arrêtèrent dans un lieu des plus agréables, et là, sur un tapis de verdure entouré d’arbres et parsemé de fleurs, ils s’abandonnèrent à leur passion et s’enivrèrent des plus doux plaisirs. Mais qu’ils les payèrent cher ces plaisirs délicieux, dont ils ne pouvaient se lasser ! Bref, ils furent surpris, d’abord par la marquise, à qui l’indignation arracha un cri qui interrompit des extases qu’elle eût peut-être voulu partager ; puis par le marquis, qui, outré de la lâcheté de sa fille et de la perfidie de son domestique, les fit lier tous deux par ses gens et conduire sur-le-champ aux prisons du château. N’écoutant que la colère et la fureur dont il était agité, il était déterminé à les faire mourir ignominieusement, et aurait peut-être exécuté sa résolution, si sa femme, qui avait pénétré son dessein, ne l’en eût détourné. Quoiqu’elle jugeât sa fille digne de la punition la plus rigoureuse, l’idée de cette mort la faisait frémir. Elle mit tout en œuvre pour fléchir son mari ; elle le conjure de ne pas se livrer en furieux aux premiers mouvements de son cœur irrité, et lui représenta combien il serait odieux de devenir, dans sa vieillesse, le bourreau de sa fille, et de tremper ses mains dans le sang d’un de ses esclaves. Qu’est-il besoin, ajouta-t-elle, de vous rendre homicide pour satisfaire votre juste ressentiment ? N’avez-vous pas d’autres moyens pour punir les coupables ? Enfin, elle lui parla d’une manière si persuasive, qu’elle lui fit abandonner le projet de les punir de mort. Il se contenta de les condamner à une prison perpétuelle où ils furent gardés séparément, et où ils n’avaient de nourriture qu’autant qu’il leur en fallait pour les empêcher de mourir, et leur donner le temps de pleurer leur faute. On imagine aisément les tourments qu’ils éprouvèrent en se voyant ainsi séparés l’un de l’autre, sans avoir seulement la triste consolation de pouvoir s’écrire. Que de soupirs, que de larmes dut leur causer la seule privation des plaisirs qu’ils avaient goûtés, et dont l’horreur de leur situation ne pouvait leur faire perdre le souvenir !

Ces amants infortunés avaient passé plus d’un an dans leur prison, et le marquis ne songeait plus à eux, lorsque Pierre d’Aragon parvint, par les menées de Jean de Procida, à soulever la Sicile et à l’enlever au roi Charles. À la nouvelle de cet événement, le marquis de Malespini, attaché au parti gibelin, témoigna la plus grande joie ; et voulant que toute sa maison y participât, il donna une grande fête à cette occasion, et il y eut des réjouissances magnifiques dans le château. Jeannot, instruit de la cause de ces divertissements par un de ses gardiens : « Que je suis malheureux ! s’écria-t-il aussitôt en poussant un profond soupir. J’ai couru le monde pendant plus de quatorze ans, presque toujours en mendiant mon pain pour attendre une pareille révolution ; et aujourd’hui qu’elle est arrivée, je me trouve en prison, sans espérance d’en pouvoir jamais sortir !

– Quel intérêt, lui dit le garde, peux-tu prendre aux démêlés des rois ? Aurais-tu des prétentions sur la Sicile ? ajouta-t-il pour le plaisanter.

– Mon cœur se fend, reprit Jeannot, au seul souvenir du poste que mon père y occupait. Quoique je fusse fort jeune quand je fus contraint d’en sortir, je me souviens, on ne peut pas mieux, que je l’en ai vu gouverneur, du vivant du roi Mainfroi. – Et qui était ton père ? – Puisqu’à présent je puis le déclarer sans avoir rien à craindre, dit le prisonnier, tu sauras que mon père se nommait et se nomme encore, s’il est vivant, Henri Capèce, et que mon véritable nom, à moi, n’est pas Jeannot, mais Geoffroi Capèce. Que n’ai-je ma liberté ! Je suis sûr que, si je retournais en Sicile, j’y jouirais d’un grand crédit. »

Le garde ne poussa pas plus loin ses questions ; mais il n’eut rien de plus pressé que d’aller rendre cette conversation au seigneur du château. Celui-ci parut faire peu de cas de ce qu’il venait d’entendre : il crut cependant devoir s’en éclaircir avec madame Britolle ; il lui demanda si un de ses enfants s’appelait Geoffroi. « C’est le nom, répondit-elle, que portait mon fils aîné ; et il aurait à présent vingt-deux ans, s’il vivait encore, ajouta-t-elle en pleurant. »

Le marquis, à demi persuadé que son prisonnier était cet enfant qu’on croyait mort ou perdu pour toujours, fut ravi au fond de l’âme de n’avoir fait mourir personne, et se flattait déjà de pouvoir réparer son honneur et celui de sa fille. Pour faire les choses plus sûrement, il ne précipita rien ; et, gardant le silence sur sa découverte, il fait venir le prisonnier, lui parle en secret, et l’interroge à fond sur toute sa vie passée. Les réponses du jeune homme achèvent de le convaincre qu’il est véritablement le fils de Britolle. « Jeannot, lui dit-il alors, tu dois sentir combien est grand l’outrage que tu m’as fait dans la personne de l’Épine, ma fille. Je te traitais avec douceur, avec amitié ; et loin d’être un serviteur soumis et fidèle, tu m’as payé de la plus noire ingratitude. Avoue que si tu eusses commis à l’égard de tout autre un pareil attentat, la mort aurait été inévitablement ton partage. Pour moi, je n’ai pu me résoudre à te punir si sévèrement, et je m’en applaudis, il ne tiendra même qu’à toi de voir finir tes peines et de sortir de captivité, puisque tu dis être fils d’un gentilhomme et d’une femme de qualité : il ne s’agit que de réparer la faute en réparant l’honneur de ma fille. Tu as eu de l’amour pour elle, elle en a eu pour toi ; tu sais qu’elle devint veuve peu de jours après avoir fait un bon et grand mariage ; tu n’ignores pas quel est son caractère, sa fortune, quels sont ses parents : à l’égard des tiens, je n’en dis rien pour le moment. Eh bien ! tu peux, si tu veux, rendre légitime l’amour peu honnête que vous avez éprouvé l’un pour l’autre. Oui, je consens que tu l’épouses ; il vous sera même libre à tous deux de demeurer dans ma maison autant de temps qu’il vous plaira, et je m’engage à vous y traiter comme mes enfants. »

Le chagrin et la prison avaient défiguré Jeannot, au point qu’il était méconnaissable ; mais ils n’avaient pu altérer ses sentiments nobles et fiers, dignes de sa naissance, ni rien diminuer de l’amour qu’il avait pour sa maîtresse. Il désirait avec ardeur le mariage que le seigneur Conrad lui offrait ; cependant, pour ne pas lui laisser croire qu’il l’acceptait par crainte, il n’oublia rien de ce que son grand cœur était capable de lui suggérer en cette occasion. « Si je vous ai offensé, monsieur, lui répondit-il entre autres choses, ce n’a été par aucune lâcheté. Oui, j’ai aimé, j’aime encore, et j’aimerai toujours madame votre fille, parce que je l’ai jugée digne de mon amour ; et si, selon le langage des âmes froides et insensibles, je ne me suis conduit avec elle rien moins qu’honnêtement, je puis dire que c’est une faute inséparablement attachée à la jeunesse, et dont il n’est pas possible de se garantir, tant que cet âge dure. Si les vieillards voulaient se souvenir qu’ils ont été jeunes, et mesurer les fautes d’autrui sur les leurs, et les leurs sur les fautes d’autrui, la mienne certainement ne leur paraîtrait pas si grande. Ils conviendraient alors qu’elle prend sa source plutôt dans un grand fond d’estime et d’affection que dans un fond de mépris et de noirceur. Depuis le premier jour que j’ai vu madame l’Épine, l’union que vous m’offrez aujourd’hui n’a pas cessé de faire l’objet de mon ambition, et il y a longtemps que je vous en aurais fait moi-même la proposition, si je n’avais craint de vous déplaire et d’être refusé. Mais si, par hasard, vos discours n’étaient qu’une raillerie, si votre cœur dément ce que m’annonce votre bouche, finissez, de grâce, ce cruel badinage, et cessez de me flatter d’une vaine espérance. Je suis prêt à rentrer dans ma prison et à souffrir patiemment les maux qui me sont réservés ; mais, quelque tourment que vous me fassiez essuyer, je vous déclare que je ne cesserai point d’aimer madame votre fille, ni d’avoir pour vous, à sa considération, tout le respect, toute la soumission que vous pouvez désirer. »

Ces paroles, prononcées d’un ton noble et décidé, frappèrent d’aise et d’étonnement le seigneur Conrad. Il vit alors par lui-même que ce jeune homme avait de l’âme et des sentiments, et que son amour pour sa fille était vraiment sincère. Il se leva aussitôt pour l’embrasser ; et après lui avoir donné plusieurs marques de satisfaction, il commanda qu’on lui amenât secrètement sa fille. Elle était devenue maigre, pâle, et tout aussi méconnaissable que le compagnon de son infortune. Là, en la seule présence du marquis, les deux amants, touchés jusqu’aux larmes du plaisir de se revoir, s’embrassèrent tendrement et se promirent une foi inviolable. Le contrat de mariage fut fait et signé le même jour avec beaucoup de secret. Conrad mit tous ses soins pour faire oublier aux nouveaux époux les mauvais traitements qu’il leur avait fait essuyer. Il leur procura tout ce qui pouvait leur être nécessaire et leur faire plaisir, sans s’en ouvrir à sa femme. Quelques jours après, jugeant qu’il était temps d’apprendre cette agréable nouvelle à madame Britolle, il profita d’une occasion où elle était rêveuse, pour la tirer de sa rêverie par ce discours : « Que diriez-vous, madame, si je vous faisais voir votre fils aîné marié à l’une de mes filles ? – Je ne vous dirais autre chose, sinon que mon attachement et ma reconnaissance pour vous redoubleraient, s’il était possible, d’autant plus que vous me rendriez un bien qui m’est plus cher que ma propre vie ; et, me le rendant de la manière que vous le dites, vous ressusciteriez en quelque façon mes espérances. » Les larmes, qui vinrent en abondance, ne lui permirent pas d’en dire davantage. « Et toi, ma bonne amie, dit-il à sa femme, que dirais-tu si je te donnais un tel gendre ? – Non-seulement un des enfants de madame, qui sont gentilshommes, mais même tout autre me serait fort agréable, répondit la mère. – Eh bien ! reprit Conrad, je me flatte de vous rendre bientôt satisfaites l’une et l’autre. »

Il alla ensuite trouver les jeunes époux, qui n’étaient plus en prison, mais qui se tenaient cachés, depuis leur mariage, dans un appartement séparé ; ils avaient déjà repris leur fraîcheur et leur embonpoint, et étaient l’un et l’autre superbement habillés. « Quel plaisir serait comparable au tien, qui est déjà si grand, dit-il à son gendre, si tu voyais ici ta mère ! – Je ne puis croire, répondit Geoffroi, qu’elle ait pu survivre à ses malheurs : si toutefois elle est encore en vie, le plaisir que j’aurais de la revoir ne pourrait s’exprimer. Je ne doute pas que, par ses indices et ses conseils, il ne me fût possible de recouvrer une partie de mes biens en Sicile. »

Le marquis fit alors venir les deux mères. Je vous laisse à penser quelle dut être leur surprise. Elles firent compliment à la nouvelle mariée de ce que Conrad avait enfin pris pitié de son sort, et avait porté la bonté jusqu’à la marier à Jeannot. Madame Britolle, toute préoccupée de l’espérance que le marquis lui avait donnée, fixa attentivement ses regards sur le jeune époux, et démêlant sur son visage les mêmes traits qu’avait son fils dans son enfance, elle lui sauta au cou sans autre explication. L’excès de son amour ne lui permit pas de proférer une parole : ses forces même l’abandonnèrent, et elle tomba évanouie dans les bras de son fils. Geoffroi, averti par je ne sais quel mouvement secret, la reconnut aussitôt pour sa mère ; et transporté de joie et de tendresse, il répondit à ses caresses par d’autres non moins touchantes. Il ne se lassait point de la couvrir de baisers, et on eut de la peine à l’arracher de ses bras pour la faire revenir de son évanouissement. À peine cette tendre mère eut-elle repris ses sens, par le secours de la marquise et de sa fille, qu’elle se jeta de nouveau au cou de son fils. Elle lui dit les choses du monde les plus affectueuses, et tous ses discours étaient entremêlés de baisers et de larmes. Son fils, au comble de la joie et de l’attendrissement, lui témoignait de son côté le respect le plus tendre et la reconnaissance la plus vive. Enfin, après s’être donné l’un à l’autre mille marques réciproques de leur amour, à la grande satisfaction des spectateurs, chacun conta son aventure ; après quoi, le marquis fit savoir à ses parents et à ses amis le mariage de sa fille. Tout le monde le félicita de la nouvelle alliance qu’il venait de contracter, et il donna, pour la célébrer, une fête des plus brillantes.

Geoffroi choisit ce moment pour prier son beau-père de deux choses : « Vous m’avez comblé de bienfaits, lui dit-il ; ma mère ne vous a pas moins d’obligations, puisque vous l’avez recueillie dans votre maison, où vous n’avez cessé de la traiter avec toute sorte d’égards. Maintenant, pour qu’il ne vous reste rien à faire de ce qui peut mettre le comble à sa satisfaction et à la mienne, je vous prie d’abord de faire venir mon frère, qui, comme je vous l’ai dit, est au service de Gasparin d’Oria ; puis d’envoyer quelqu’un en Sicile pour s’informer de l’état actuel du pays, et savoir ce que mon père est devenu, s’il est mort ou vivant ; et s’il vit, dans quelle situation il se trouve. » Conrad se rendit aux désirs de son gendre. Il fit partir, sans différer, deux hommes sur le zèle et la fidélité desquels il pouvait compter. Celui qui alla à Gênes, ayant trouvé Gasparin, lui conta par ordre tout ce que son maître avait fait pour Geoffroi et pour sa mère ; il finit par le prier, de la part de ce seigneur, de lui envoyer le fugitif et la nourrice. Gasparin, moins étonné de la proposition que de tout ce qu’il venait d’entendre, répondit : « Il n’est rien que je ne fasse, mon ami, pour obliger M. le marquis de Malespini, que je connais de réputation et que je considère beaucoup ; mais ce que vous demandez n’est pas en mon pouvoir. J’ai véritablement chez moi, depuis quatorze ans, un enfant avec une femme ; mais cette femme est sa mère ; et si le marquis s’en contente, je suis prêt à les lui envoyer ; dites-lui de ma part, je vous prie, de ne pas se fier à Jeannot ; c’est sûrement un fourbe et un mauvais sujet, qui ne prend le nom de Geoffroi Capèce que pour mieux le tromper.

Après cette réponse, le Génois crut devoir faire politesse à l’envoyé, et ordonna qu’on lui servît à manger. Pendant qu’on le régalait, Gasparin prit la nourrice en particulier, et la questionna adroitement sur ce qu’on venait de lui conter. Celle-ci, qui avait entendu parler de la révolution arrivée en Sicile, et qui pensait que Henri Capèce pouvait vivre encore, jugeant qu’elle n’avait plus rien à craindre, prit le parti de lui avouer sans détour tout ce qui était arrivé, et lui exposa ingénument les motifs qu’elle avait eus pour se conduire comme elle l’avait fait. Gasparin, voyant que les discours de cette femme s’accordaient parfaitement avec ceux de l’envoyé, commença de croire que ce qu’on lui disait était vrai. Cet homme fin et rusé ne s’en tint pas là : il fit de nouvelles questions à l’envoyé de Conrad et à la nourrice ; et comme il apprenait à tout moment des choses qui confirmaient la vérité de ce qu’on lui avait dit, il se reprocha alors la manière peu généreuse dont il avait agi avec ce petit enfant. Pour l’en dédommager, et convaincu qu’il était réellement de la famille de Capèce, il le maria promptement à une de ses filles, aussi jeune que jolie, à laquelle il constitua une riche dot. Après la fête du mariage, Gasparin s’embarqua avec son gendre, sa fille, l’envoyé et la nourrice. Ils arrivèrent en très-peu de temps à l’Ereci, où ils furent on ne peut pas mieux accueillis du seigneur Conrad et de toute la famille. On imagine aisément le plaisir que dut avoir la mère de revoir ce jeune enfant qu’elle croyait perdu ; la commune satisfaction des deux frères de se trouver réunis après une si longue séparation ; la joie de la nourrice à la vue d’un dénoûment si peu attendu : celle du marquis, de sa femme, de sa fille et de Gasparin n’éclata pas moins dans cette touchante conjoncture.

Celui qui se joue des fortunes et des desseins des hommes, le souverain dispensateur des grâces, inépuisable dans ses bienfaits quand il daigne nous en favoriser, voulut rendre cette joie parfaite, par la nouvelle qu’apporta l’homme qu’on avait envoyé en Sicile. On s’était déjà mis à table, et l’on était au premier service, lorsque ce fidèle commissionnaire vint annoncer que Henri Capèce jouissait d’une bonne santé et d’un aussi grand crédit que jamais. Il raconta, entre autres choses, qu’au commencement de la révolte contre le roi Charles, le peuple furieux était accouru en foule à sa prison, et qu’après avoir tué les gardes, il l’avait mis en liberté, et l’avait fait capitaine général pour chasser les Français ; qu’il était en grande faveur auprès du roi Pierre, et que ce prince l’avait rétabli dans tous ses biens et honneurs. Cet homme ajouta que cet illustre commandant l’avait très-bien accueilli ; qu’il avait témoigné une joie inexprimable d’apprendre des nouvelles de sa femme et de ses enfants, dont il n’avait plus entendu parler depuis le jour de sa disgrâce, et qu’il les enverrait prendre par plusieurs gentilshommes qu’on verrait bientôt paraître, et qui avaient débarqué avec lui.

Dieu sait le plaisir que ces nouvelles firent à toute la compagnie. Le marquis, accompagné de quelques-uns des convives, courut au-devant de ces gentilshommes. Jamais ambassadeurs ne furent reçus avec plus de joie. On les invita à se mettre à table. Avant de s’asseoir, ces dignes députés saluèrent la compagnie, et remercièrent de la part de leur maître le marquis de Malespini et sa femme des bons offices qu’ils avaient rendus à madame Britolle et à son fils Geoffroi, les assurant l’un et l’autre qu’ils pouvaient disposer de tout ce qui était au pouvoir de Capèce. Puis, se tournant vers Gasparin : « Vous pouvez être assuré, lui dirent-ils, de toute la reconnaissance de celui qui nous envoie, lorsqu’il apprendra le service que vous lui avez rendu en lui conservant un fils qui ne lui est pas moins cher que son aîné. » Après quoi, ils prirent part au festin, où chacun s’empressa de leur faire politesse. Les fêtes durèrent quelques jours, après lesquelles madame Britolle, impatiente de revoir son mari, s’embarqua avec ses deux fils, leurs femmes et la nourrice, sur la frégate qui lui avait été envoyée. Le marquis, la marquise et Gasparin les accompagnèrent jusqu’au port, où ils leur firent leurs adieux, non sans répandre des larmes en abondance. Le vent leur fut si favorable, qu’ils arrivèrent dans peu de jours à Palerme, où ils furent reçus de Henri Capèce avec des transports de joie inexprimables. Ils vécurent longtemps dans la prospérité ; et, pleins de reconnaissance pour les bontés de l’Être suprême, ils l’aimèrent et le servirent fidèlement.

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