Nouvelle VII Le roi Pierre d’Aragon

Lorsque les Français furent chassés de Sicile, il y avait à Palerme un apothicaire florentin, nommé Bernard Puccini, père d’une fille jeune, jolie, et prête à marier. Pierre d’Aragon, devenu maître du royaume, se livrait, avec ses barons, à toutes sortes de plaisirs, surtout à ceux de la table et de la joute. Un jour qu’il prenait le divertissement de la course, dans un tournoi, la fille de Bernard, la belle Lise, c’était son nom, le vit courir, d’une fenêtre où elle était avec plusieurs femmes. Elle le considéra avec tant d’attention, et ses traits la frappèrent tellement, que l’amour entra dans son cœur avec l’image du prince. La fête finie, et de retour dans la maison de son père, elle ne s’occupa que de sa passion et de l’objet qui l’avait fait naître. Mais comment combler la distance qui la séparait de son amant ? Dans sa condition, quel espoir pouvait-elle former ? Voilà les réflexions qui la tourmentaient. Cependant elle ne voulait point renoncer au plaisir d’aimer le roi, qui, ignorant ses dispositions favorables, vivait sans songer à elle. Une passion si folle et si constamment entretenue dans un cœur jeune et ardent y produisit une mélancolie profonde, qui dégénéra bientôt en une maladie très-dangereuse. Le père et la mère, désolés, lui donnaient les secours qu’ils jugeaient nécessaires : tous étaient inutiles ; la jeune fille avait résolu de mourir.

Cependant il lui prit un jour fantaisie, lorsque son père lui demanda ce qui pouvait lui faire plaisir, de découvrir enfin, avant sa mort, sa passion à l’objet qui la lui avait inspirée. Il y avait à la cour du roi un musicien, nommé Minuce d’Arezzo, qui était en faveur ; elle pria son père de le faire venir. Celui-ci, qui crut qu’elle voulait l’entendre jouer et chanter, le fit venir sans perdre un moment. Après avoir adressé à Lise quelques paroles gracieuses et consolantes, le musicien pinça doucement sa guitare, chanta quelques chansons ; mais cette musique, loin de consoler la malheureuse Lise, portait une nouvelle tristesse dans son cœur, et ne faisait qu’alimenter le feu qui la dévorait. Elle dit ensuite qu’elle voulait parler seule à Minuce, et chacun se retira. « Minuce, dit-elle, je vous ai choisi pour confident d’un secret qui me concerne, et qu’il ne faut révéler à aucune autre personne qu’à celle que je vous nommerai. Je vous supplie de m’aider en ce qui dépendra de vous. Sachez, mon ami, que le jour où le roi célébra son avènement à la couronne, je le vis ; un trouble inconnu s’éleva soudain dans mon âme éperdue, et l’amour y porta tous ses feux. Je sens tout le ridicule d’une telle passion ; mais, ne pouvant l’éteindre, j’ai résolu de mourir pour me délivrer des tourments que j’endure ; voilà ce qui m’a réduite en l’état où vous me voyez. Mais je mourrais moins désolée si le roi pouvait être instruit de son triomphe. Ne pouvant le faire par moi-même, j’ai jeté les yeux sur vous, qui êtes plus à portée que personne de vous charger de ce message et de le remplir adroitement. Ne me refusez pas cette grâce, je vous en conjure. Ajoutez-y celle de venir m’en annoncer le succès, et je quitterai ensuite sans regret une vie où je n’aperçois que des malheurs. » Elle dit et se tut en pleurant.

Minuce, étonné d’une pareille confidence, hésita quelque temps ; mais réfléchissant que, sans blesser l’honnêteté, il pouvait servir cette fille malheureuse : « Lise, lui dit-il, je vous jure, et croyez-en mes serments, que, loin de vous blâmer, je vous loue d’avoir si bien placé votre tendresse. Comptez sur mes bons offices ; soyez persuadée qu’avant qu’il soit trois jours je vous apporterai des nouvelles consolantes, et, pour ne point perdre de temps, je vous quitte. » Lise lui fit de nouvelles instances et lui souhaita un heureux succès.

Minuce alla trouver Nicolas de Sienne, le meilleur des poëtes de son temps, et le supplia de lui faire la chanson suivante :

Va dire, Amour, au chevalier que j’aime,

Que d’une ardeur extrême

Je me sens consumer pour lui,

Et que n’osant le lui dire moi-même,

Je me meurs de langueur, de tristesse et d’ennui.

Dieu des amants, je t’en conjure,

Va trouver cet objet charmant,

Et trace-lui bien la peinture

Du mal que je souffre en aimant.

Dis-lui que je languis, que je brûle et l’adore,

Et que, ne voyant pas que je puisse guérir

Du feu secret qui me dévore,

S’il n’a pitié de moi, je vais bientôt mourir.

Déclare-lui, puissant dieu que j’implore,

Ce qu’à toi seul j’ose enfin découvrir.

Jamais, depuis qu’il me captive,

Je n’osai lui faire entrevoir,

Tant je suis timide et craintive,

Que tu m’as mise en son pouvoir ;

Ce qui me rend la mort plus amère et plus dure.

Mais, dans l’excès cruel de l’amoureuse ardeur,

Si, pour soulager ma torture,

Je la faisais connaître à ce charmant vainqueur,

Je doute, hélas ! que tout ce que j’endure

Pût l’attendrir et me gagner son cœur.

Puisque donc je me suis contrainte

Jusqu’aujourd’hui pour lui cacher

Le trait dont mon âme est atteinte,

Et que je ne puis l’arracher,

Amour, de mon tourment donne-lui connaissance ;

Au moins rappel-lui le jour de ce tournois,

Jour signalé par sa vaillance,

Où je ne fus que trop témoin de ses exploits.

Il fut vainqueur au combat de la lance,

Vainqueur de tous et le mien à la fois.

Minuce composa, sur ces paroles, un air tendre et doux, analogue au sujet. Le troisième jour, il se présenta au dîner du roi, qui lui commanda de chanter quelque chose. Il pinça sa guitare avec tant de mollesse, il chanta avec tant de vérité les expressions d’un amour malheureux, que tous les spectateurs, et surtout le roi, immobiles de plaisir et d’étonnement, semblaient être en extase.

Quand il eut fini, le roi lui demanda d’où venait cette chanson, qu’il n’avait jamais entendue. « Sire, répondit-il, il n’y a pas encore trois jours que les paroles et la musique sont faites. » Et le roi lui en demandant le motif et l’objet : « Je n’oserais le dire à d’autres qu’à Votre Majesté, » ajouta-t-il. Le roi, curieux de l’entendre, le fit venir dans son appartement. Minuce lui conta alors tout ce qu’il avait appris. Le roi, flatté de cette nouvelle, donna des éloges à Lise, ajoutant qu’une fille aussi honnête, aussi aimable, était bien faite pour inspirer de la compassion, et qu’il pouvait, de sa part, aller la consoler, et lui annoncer que ce jour même il la verrait sur le soir.

Minuce, au comble de la joie, court, sans s’arrêter nulle part, raconter à la jeune fille le succès de son entreprise. Il lui détaille tout ce qu’il a fait, lui répète l’heureuse chanson qui lui avait été d’un si grand secours. Lise fut si joyeuse et si contente que dès cet instant-là même sa maladie diminua visiblement. Elle attendit, non sans un peu d’impatience, l’heure fortunée où elle devait voir son maître et son amant. Le roi, qui était bon et généreux, s’étant rappelé les discours de Minuce et la beauté de Lise, n’en eut que plus d’empressement de la voir et de la consoler. À l’heure dite, il monte à cheval, comme pour aller à la promenade, se rend devant la maison de l’apothicaire ; et ayant fait dire qu’on lui ouvrît son jardin, il y descendit, s’y promena quelque temps, puis il demanda à l’apothicaire où était sa fille, s’il ne l’avait pas encore mariée. « Sire, répondit l’apothicaire, elle ne l’est pas encore ; depuis fort longtemps une maladie de langueur la consume, et ce n’est que depuis ce matin que ses douleurs semblent un peu affaiblies. » Le roi comprit fort bien ce que signifiait cette meilleure santé. « Ce serait dommage, dit-il, que le monde fût privé d’une si belle personne : je veux aller la voir. » Il monte dans sa chambre, accompagné de deux personnes seulement, s’approche du lit, où la jeune fille, un peu soulevée sur son oreiller, l’attendait avec impatience. « Que veut dire ceci, dit-il lui prenant la main, ma belle enfant ? vous qui êtes faite pour inspirer le plaisir, vous vous laissez déchirer par la douleur. Pour l’amour de moi, rétablissez-vous, reprenez votre première santé. » La jeune fille, qui sentait presser ses mains des mains d’un amant adoré, quoiqu’elle éprouvât un peu d’embarras, ressentait dans le fond de son cœur la joie la plus vive. « Hélas ! sire, répondit-elle, la maladie dont vous me voyez accablée ne vient que d’avoir voulu me charger d’un fardeau peu proportionné à la faiblesse de mes forces ; mais vos bontés vont bientôt m’en délivrer. » Le roi comprenait très-bien le sens de ces expressions couvertes, et ne l’en admirant que davantage, maudissait tout bas la fortune qui l’avait fait naître dans une condition si obscure. Après avoir demeuré quelque temps avec la malade, et lui avoir donné toutes les consolations qu’il savait capables de faire impression sur elle, il sortit.

L’humanité du roi fut fort louée, et fit grand honneur à l’apothicaire et à sa fille. Celle-ci, plus satisfaite de cette glorieuse visite qu’amante l’ait jamais été des plus grandes faveurs de son amant, entrevoyant quelque lueur d’espérance, guérit bientôt, et devint plus belle que jamais.

Cependant le roi délibéra, avec la reine, de quelle manière il devait récompenser un amour si vif. Montant un jour à cheval avec plusieurs seigneurs de sa cour, il se rendit dans la maison de l’apothicaire. La reine, accompagnée de quelques dames, y vint bientôt après. On fit appeler l’apothicaire et sa fille. « Aimable fille, dit le roi à celle-ci, l’amitié que vous avez pour moi vous fait grand honneur dans mon esprit ; je veux vous en récompenser. Vous êtes en âge d’être mariée ; c’est moi qui choisirai votre mari. Cependant je serai toujours votre chevalier, et je ne veux d’autre prix de mon dévouement qu’un seul baiser. »

Lise, que la honte faisait rougir, répondit que la volonté du roi serait la sienne, ajoutant : « Sire, je suis persuadée qu’il n’y a personne qui ne taxât de folie l’amour que j’ai eu pour vous, et qui ne crût que cette passion était le ridicule effet d’un ridicule oubli de mon état, et surtout du vôtre. Mais Dieu, qui seul peut lire dans le cœur des mortels, sait qu’au même instant où vous fîtes sur mon cœur une si vive impression, je me rappelai que vous étiez roi, et moi fille de Bernard l’apothicaire, et qu’il me convenait mal d’élever si haut mes soupirs. Mais vous savez mieux que moi qu’on ne commande pas à son cœur, qu’on n’aime pas à son choix, et qu’on est entraîné par un penchant involontaire. J’ai souvent essayé de combattre ce penchant ; mais, vains efforts ! je vous ai aimé, je vous aime, et vous aimerai toujours. Il est vrai que, dès que je sentis cet amour s’emparer de toutes les facultés de mon âme, je résolus de subordonner toutes mes volontés aux vôtres. Ainsi, non-seulement j’épouserai et aimerai le mari que vous voulez que j’épouse et que j’aime, mais, si vous le désiriez, je me jetterais dans un brasier ardent. Quant à l’offre que vous me faites d’être mon chevalier, vous, qui êtes mon roi, vous sentez que cela ne me convient pas, et je ne veux point y répondre, non plus qu’à la demande du baiser, que je ne vous accorderai qu’avec la permission de la reine. Dieu veuille vous payer de vos bontés et de celles de la reine pour moi, car je ne puis vous témoigner les sentiments de reconnaissance dont je suis pénétrée. »

La reine fut contente de la réponse de Lise, et trouva cette fille aussi sage que le roi la lui avait annoncée. Le roi fit appeler le père et la mère, qui étaient du secret, et un jeune gentilhomme, peu doué des dons de la fortune, et qui se nommait Perdicon. Il mit plusieurs anneaux dans la main de celui-ci, et lui fit épouser Lise. Il leur donna ensuite, outre plusieurs bijoux de très-grand prix, Ceffalu et Calatabelloté, deux terres d’un très-grand revenu, en disant à Perdicon : « Nous te donnons cela pour le mariage de ta femme ; tu recevras à l’avenir d’autres preuves de notre bienveillance. Maintenant, dit-il à Lise, voulez-vous bien permettre que je recueille le fruit de votre amour ? » Et, sans attendre de réponse, il lui donna un baiser sur le front.

Perdicon, Lise et ses parents, tout le monde fut content. On célébra les noces avec magnificence. Le roi, fidèle à sa promesse, fut toute sa vie le chevalier de la jeune mariée, et dans tous les faits d’armes il parut toujours avec les devises qu’elle lui envoyait.

C’est par de pareilles actions qu’on mérite l’attachement de ses sujets, qu’on donne l’exemple de la bienfaisance, et qu’on obtient une réputation glorieuse et immortelle : mais c’est ce dont les grands seigneurs s’embarrassent peu aujourd’hui. Ils ne se distinguent des autres hommes que par la cruauté et la tyrannie.

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