Nouvelle VI Les pêcheuses

Il n’est personne qui n’ait entendu parler plusieurs fois du roi Charles le Vieux ou Charles Ier, qui, ayant vaincu glorieusement le roi Mainfroi, chassa les Gibelins de Florence et y rétablit les Guelfes. Pendant cette guerre, un chevalier, nommé messire Néri, de la maison des Uberti, obligé d’abandonner la ville avec toute sa famille, en sortit avec tous ses trésors, et ne voulut se mettre que sous la protection du roi Charles lui-même. Ensuite, las du fracas et du tumulte des affaires, voulant consacrer le reste de ses jours à la tranquillité et à la solitude, il se retira à Castel de Mare, où il acheta un beau terrain couvert d’oliviers, noyers et châtaigniers, qui sont les arbres les plus communs du pays. Sur ce terrain, éloigné fort peu des autres maisons, il fit construire un petit château agréable et commode, avec un jardin charmant où, selon notre coutume, il pratiqua plusieurs ruisseaux, où il fit creuser un grand vivier qui fut bientôt garni de beaucoup de poissons. Ce jardin était l’objet de ses soins les plus chers, et il s’occupait tous les jours à l’embellir.

Le roi étant venu prendre par hasard quelques moments de repos à Castel de Mare, et ayant entendu parler des agréments du jardin de messire Néri, eut envie de le voir ; mais ayant fait réflexion qu’il appartenait à un chevalier du parti contraire au sien, il crut qu’il lui convenait d’agir familièrement et d’y aller sans pompe et sans cérémonie. Il lui envoya donc dire qu’il voulait y souper la nuit suivante, sans autre escorte que quatre de ses gentilshommes. Cette nouvelle fit grand plaisir à messire Néri, qui, après avoir donné ses ordres et travaillé lui-même à ce que la réception fût magnifique, introduisit le roi dans son beau jardin avec les démonstrations de joie les plus vives. Le roi l’ayant parcouru, et ayant également visité le château, fit beaucoup l’éloge de l’un et de l’autre. Les tables étaient dressées près du vivier. On servit, et après qu’on eut donné à laver au roi, chacun prit sa place, selon l’ordre de Charles, qui fit mettre Gui de Montfort à sa gauche, et Néri à sa droite. Les mets étaient délicats, les vins excellents, et l’ordre du service admirable, ce qui plut beaucoup au roi.

Tandis qu’il soupait joyeusement et qu’il repaissait avec satisfaction ses regards des touchantes beautés de ce lieu solitaire, entrent deux jeunes filles, âgées de quinze ans, toutes deux blondes, toutes deux ayant les cheveux tressés avec grâce et couronnés d’une guirlande de pervenches. Leur visage était si joli, les traits en étaient si délicats, qu’elles ressemblaient plutôt à des anges qu’à des femmes. Elles portaient un petit habit de toile de lin, d’une blancheur éblouissante, et qui n’avait, depuis la ceinture jusqu’en haut, d’autres plis que ceux que leur donnait l’empreinte d’une taille élégante et d’une gorge arrondie par les mains de l’Amour : le reste, en descendant, s’élargissait en forme de pavillon et leur descendait jusqu’aux pieds. La première portait d’une main des filets, et de l’autre un bâton ; l’autre avait une poêle sur son épaule gauche, et sous le bras, du même côté, un petit fagot et un trépied à la main : de la main droite elle portait un pot d’huile et un petit flambeau allumé. Le roi ne put voir sans étonnement deux si belles filles ; cependant il ne dit mot, impatient de voir à quoi aboutirait un semblable appareil.

Elles passèrent devant le roi, lui firent avec timidité une profonde révérence, et gagnèrent ensuite l’entrée du vivier. Elles posent à terre ce qu’elles portent, et s’étant munies, l’une du filet, l’autre du bâton, elles entrent dans l’eau et s’y plongent jusqu’au sein. Un des domestiques de Néri allume du feu, verse de l’huile dans la poêle, en attendant que les nouvelles naïades lui jettent du poisson. Il n’eut pas longtemps à attendre ; car, comme elles connaissaient les endroits, celle qui tenait le bâton eut bientôt fait entrer le poisson dans le filet que tenait sa camarade, et elles le jetaient, au fur et à mesure qu’elles en prenaient, au domestique qui les mettait dans la poêle tout vivants. Les plus beaux furent jetés devant le roi, qui prenaient beaucoup de plaisir à les voir frétiller, et qui, pour s’amuser davantage, en rejetait quelques-uns aux belles pêcheuses. Cette récréation dura autant qu’il fallait pour donner au cuisinier le temps de faire frire le poisson, qu’on servit ensuite moins comme un entremets exquis et délicat que précieux pour la manière dont il avait été préparé. Les jeunes filles sortent enfin du vivier. L’eau, qui avait fortement attaché leurs habits sur leurs corps, en laissait voir tous les contours et toutes les parties. Elles repassèrent devant le roi, plus timides, parce qu’elles étaient plus belles. Chacun avait bien considéré, bien loué ces aimables nymphes ; mais elles ne firent sur personne une si profonde impression que sur le roi, dont les yeux attentifs les avaient examinées avec tant de volupté, que rien n’eût pu l’arracher à une occupation si délicieuse. Lorsqu’elles ne sont plus devant lui, il s’en occupe encore, se rappelle leurs charmes, leurs grâces, leur touchant embarras ; il sent que l’amour se glisse insensiblement dans son cœur ; mais il ne sait encore laquelle il préférera, toutes deux se ressemblent, toutes deux feraient son bonheur.

Après avoir rêvé pendant quelque temps, il demanda à messire Néri quelles étaient ces deux demoiselles. « Sire, répondit celui-ci, ce sont mes filles jumelles ; l’une se nomme Genèvre la belle, l’autre Iseul la blonde. » Le roi vanta de nouveau leurs charmes, et conseilla à Néri de les marier. Il s’en excusa sur la médiocrité de ses facultés.

Il ne restait plus que le dessert à servir. Les naïades reparurent dans un habit nouveau, mais non moins séduisant. Le taffetas léger couvrait leurs membres délicats. Elles portaient, dans des bassins d’argent, les fruits de la saison, qu’elles placèrent devant le roi. S’étant ensuite retirées à l’écart, elles déployèrent les charmes de leur voix harmonieuse, dans une chanson qui commençait ainsi :

Là, ov’io sou giunto amore,

Non si poria cantare lungamente, ec.

Le roi se crut transporté en paradis, et imaginait entendre les concerts des anges. Quand elles eurent cessé de chanter, elles se jetèrent aux pieds de Sa Majesté, à qui elles demandèrent congé. Le roi le leur donna, quoiqu’il eût été fort aise qu’elles eussent demeuré plus longtemps.

Dès que le souper fut fini, Charles remonta à cheval et regagna sa demeure avec sa suite. Il renfermait dans son cœur la nouvelle passion dont il était enflammé, et rien n’en avait encore transpiré dans sa cour. Cependant, au milieu du tumulte des plus grandes affaires, l’image des deux sœurs, et surtout de la belle Genèvre, ne le quittait point. Il s’était tellement empêtré dans les gluaux de l’amour, qu’il ne pouvait plus s’en débarrasser. Il rendait souvent visite à messire Néri, et colorait de prétexte spécieux cette familiarité extraordinaire. Enfin, sentant qu’il lui était impossible de résister davantage à l’impétuosité de ses désirs, et ne voyant d’autres moyens pour les satisfaire que d’enlever celles qui en étaient les objets, il résolut de le faire, et communiqua son dessein au comte de Gui, digne de sa confiance par la haute vertu dont il faisait profession. « Sire, lui dit-il, l’ouverture que vous me faites m’étonne d’autant plus, qu’ayant été, depuis votre enfance, attaché au service de Votre Majesté, je connais mieux que tout autre votre tempérament et vos inclinations. Je ne me suis jamais aperçu, pendant votre jeunesse, que l’amour, la passion naturelle de cet âge, ait eu prise sur vous. Il doit donc me paraître étrange que vous y cédiez maintenant, lorsque la vieillesse est si près de vous. S’il me convenait de vous donner des leçons, je vous dirais que, dans des circonstances présentes, c’est-à-dire dans un royaume à peine conquis, chez une nation étrangère, fausse et perfide, ayant à terminer les plus grandes affaires, les négliger pour s’occuper d’un amour frivole, c’est agir, non en roi magnanime et sage, mais en jeune homme faible et imprudent. C’est peu encore. Vous voulez, dites-vous, priver un père de ce qu’il a de plus cher, un père qui vous a reçu, qui vous a traité beaucoup mieux qu’il ne pouvait, et qui, pour vous faire honneur et montrer la confiance qu’il a eue en votre foi, vous a fait voir ces filles presque nues ! Vous prétendez donc lui ôter la bonne opinion qu’il a de votre sagesse ? Avez-vous d’ailleurs oublié que ce sont les violences commises par le roi Mainfroi qui vous ont ouvert l’entrée de ce royaume ? Quelle trahison est comparable à celle que vous voudriez commettre ! Quoi ! ravir l’honneur, l’espérance, la consolation d’un homme qui a été votre hôte ? Songez-vous à ce que l’on dirait de vous ? Peut-être vous croiriez-vous bien excusé en disant : Il est gibelin. La justice des rois est-elle donc changée ? Depuis quand leur est-il permis d’abuser de la confiance d’un homme qui s’est mis sous leur protection, pour le perdre, et d’égorger celui qui se précipite dans leurs bras pour se sauver ? Vous avez remporté une grande victoire sur Mainfroi, vous en avez une plus glorieuse à remporter sur vous-même. Vous qui devez être le modèle des autres, sachez vous vaincre, étouffer des désirs criminels, et n’imprimez pas sur votre nom une tache qui le flétrirait à jamais. »

Ces remontrances versèrent l’amertume dans le cœur du roi, et l’affligèrent d’autant plus qu’elles étaient justes. Il en sentait néanmoins tout le poids. Enfin, après avoir poussé quelques soupirs : « Mon cher comte, répondit-il, il n’y a point d’ennemi, quelque redoutable que vous le supposiez, qu’il ne soit plus facile de vaincre avec un peu de courage et d’expérience que de dompter ses propres désirs ; mais, quoique l’entreprise soit difficile, et que j’aie besoin des plus grandes forces, votre discours m’a tellement animé, que je vous prouverai que je sais commander à moi-même comme aux autres. »

Quelques jours après, étant de retour à Naples, il résolut, autant pour éloigner de lui l’occasion de faire quelque lâcheté que pour récompenser le chevalier, il résolut, dis-je, de marier les deux filles de Néri, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de céder à un autre des attraits qu’il désirait pour lui-même. Après avoir obtenu le consentement du père, il donna Genèvre la belle à messire Maffé de la Palisse, et Iseul la blonde à messire Guillaume de la Magna, tous deux grands seigneurs et chevaliers fort renommés par leur valeur. Ce pénible sacrifice fait, il se retira dans la Pouille, le deuil dans l’âme. Enfin, après bien des combats et des peines, il parvint à rompre ses chaînes et à redevenir absolument libre.

Quelqu’un me dira peut-être qu’il n’y a rien de fort étonnant à ce qu’un roi marie deux jeunes demoiselles : j’en conviens ; mais si l’on ajoute que le roi est tout-puissant et amoureux, son action sera véritablement grande. Or, c’est ce que fit Charles Ier. Il sut honorer la vertu d’un gentilhomme, récompenser la beauté de ses filles, et, ce qui est plus estimable encore, se dompter lui-même.

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