Nouvelle III Mitridanes et Nathan

C’est une chose certaine et avérée, du moins si on peut ajouter foi au récit des Génois et de plusieurs autres voyageurs, que dans le Catay, un gentilhomme fort riche, nommé Nathan, avait une pièce de terre qui joignait la route par où étaient contraints de passer tous ceux qui allaient de l’Occident à l’Orient, ou de l’Orient à l’Occident. Cet homme, doué d’un caractère noble, généreux et libéral, et voulant faire connaître la grandeur de son âme par une action d’éclat, fit assembler des maçons, des charpentiers et des ouvriers de toute espèce, et construire sur le bord de la route, en très-peu de temps, un des plus beaux, des plus grands, des plus riches palais qui jamais aient existé. Il le fit ensuite meubler de toutes les choses nécessaires pour recevoir honorablement tous les gentilshommes qui y passeraient. Un grand nombre de serviteurs l’aidaient à accueillir les passants avec une magnificence digne de ses grands biens et de son grand cœur. Cela dura si longtemps, que le bruit de sa libéralité se répandit, non-seulement dans les contrées de l’Orient, mais dans celles de l’Occident. Étant déjà chargé d’années et toujours libéral et magnifique, il arriva qu’un jeune seigneur nommé Mitridanes, d’un pays peu éloigné du sien, qui n’était pas moins riche, et qui avait souvent entendu louer ses libéralités, en devint jaloux, et se proposa de l’effacer ou du moins de l’obscurcir par de plus grandes. À l’imitation de son rival, il fit bâtir un somptueux et vaste palais, où il recevait les voyageurs et les comblait d’honnêtetés, de sorte qu’il acquit en peu de temps une réputation glorieuse.

Mitridanes étant un jour seul dans la cour de son palais, une pauvre femme entra par une des portes et lui demanda l’aumône, et l’ayant obtenue, elle revint par une autre, ainsi de suite, jusqu’à douze fois sans être refusée. Elle reparut une treizième fois : « Bonne femme, lui dit Mitridanes, tu reviens bien souvent. » Et cependant il lui donna encore ce qu’elle demandait. « Ô libéralité de Nathan ! s’écria la vieille, combien tu es merveilleuse ! étant entrée par les trente-deux portes qu’a son palais, comme celui-ci, et lui ayant toujours demandé l’aumône, il a feint de me méconnaître, et me l’a toujours donnée. Je ne viens ici que treize fois, je suis connue et réprimandée ! » À ces mots, elle part et ne revient plus.

Mitridanes, offensé et irrité du discours de la vieille, et craignant que la renommée de Nathan ne portât préjudice à la sienne, s’écria : « Malheureux ! quand pourrai-je atteindre à la libéralité de Nathan ? Il ne faut plus que je cherche à le surpasser dans les grandes choses, comme je le prétendais, puisque je ne puis en approcher dans les plus petites. Tant que cet homme vivra, mes peines seront inutiles ; et puisque le poids des années n’a pu encore l’ôter de ce monde, il faut que je le fasse moi-même. » Dans ce mouvement de dépit et de fureur, sans communiquer son dessein à personne, il monte à cheval, suivi de peu de monde, et arrive, après trois jours de marche, à la demeure de Nathan. Il commanda à ses gens de feindre de n’être pas de sa suite, de le méconnaître, et de chercher à se loger aussi dans le palais, et d’y demeurer jusqu’à ce qu’ils eussent d’autres ordres de lui. Mitridanes, qui était arrivé sur le soir, trouve Nathan lui-même qui se promenait seul aux environs du palais, habillé fort simplement. Ne le connaissant point, il lui demanda s’il ne pourrait pas lui enseigner la demeure de Nathan. « Mon fils, personne ne peut mieux vous l’apprendre que moi, lui répondit gaiement celui-ci : je vous mènerai chez lui avec plaisir. – Vous m’obligerez, repartit Mitridanes ; mais je veux, s’il se peut, n’être pas connu de Nathan. – Je puis encore vous satisfaire à cet égard, » répliqua le vieillard. Mitridanes descend donc de cheval et suit son conducteur, qui le mène jusqu’au palais. Nathan fait prendre aussitôt le cheval de son hôte par un domestique, auquel il dit à l’oreille d’aller promptement ordonner à ses compagnons que personne ne dise au jeune homme qu’il fût Nathan. Ensuite il le conduisit dans une belle chambre où il n’était vu que de ceux qui avaient ordre de le servir. Il lui fit faire ensuite de grands honneurs et lui tint lui-même compagnie. Quoique Mitridanes respectât Nathan inconnu comme un vénérable vieillard, il lui demanda cependant qui il était. « Je suis, répondit-il, un petit serviteur de Nathan ; je le sers dès ma plus tendre jeunesse, sans qu’il m’ait élevé à autre chose qu’à ce que vous voyez ; de sorte que, lorsque tout le monde se loue de lui, moi, je pourrais m’en plaindre. »

Ce discours donna à Mitridanes l’espérance d’obtenir des secours et des facilités pour l’exécution de son mauvais dessein. Nathan lui demanda à son tour, le plus honnêtement du monde, qui il était et quelles affaires l’attiraient dans le pays, lui offrant ses conseils et ses services dans tout ce qui dépendrait de lui. Mitridanes réfléchit un peu avant de répondre ; mais enfin, résolu de lui donner toute sa confiance, il lui fit un long discours pour s’assurer de sa fidélité, et, après l’avoir entretenu du sujet de son voyage et lui avoir dit son nom et son état, il finit par lui demander ses conseils et son secours. Nathan fut surpris et effrayé d’une pareille résolution ; mais, s’étant bientôt remis, il lui dit avec fermeté, d’un front serein : « Né d’un père qui n’était point gentilhomme, et qui s’honora peu par les grandes qualités du cœur, je vois, mon cher Mitridanes, que vous ne voulez point imiter son exemple, puisque vous vous faites un devoir d’exercer la libéralité envers tout le monde. Je vous loue de porter envie à la vertu de Nathan, parce que, s’il y en avait beaucoup qui lui ressemblassent, la misère disparaîtrait de la terre, et il n’y aurait plus moyen de s’illustrer par la bienfaisance. Vous pouvez compter que ce que vous m’avez confié demeurera secret ; mais je dois vous prévenir que je puis mieux seconder votre projet par mes conseils que par mes secours. Voyez ce petit bois, qui n’est guère éloigné que d’un quart de lieue : Nathan va s’y promener presque tous les matins ; il vous sera facile de l’y surprendre seul et de faire de ce bonhomme tout ce que vous voudrez. Si vous le tuez, il ne faudra pas vous enfuir par le même chemin que vous avez pris en venant, mais vous retirer par celui que vous voyez à main gauche, et qui mène hors du bois. Il est moins fréquenté que l’autre ; cependant c’est le plus court et le plus sûr pour vous en retourner. » Mitridanes, ainsi instruit, fit savoir à ses gens dans quel endroit il voulait qu’ils l’attendissent le lendemain.

Le jour ne fut pas plutôt venu que Nathan, invariable dans ses sentiments, et peu attaché à une vie dont il était toujours prêt à rendre compte au maître des destinées, se rendit seul au petit bois, pour y recevoir la mort. Le jeune homme, de son côté, prend son arc et son épée, car il n’avait point d’autres armes, et se rend au même lieu. Il aperçoit Nathan qui se promène seul. Désirant de le voir et de lui parler avant de l’attaquer, il court à lui, le saisit, l’arrête, en lui disant : « Vieillard, c’est fait de toi. – J’ai donc mérité de mourir ? » répondit Nathan. À ce son de voix, à l’aspect de ce visage, Mitridanes ne put méconnaître l’hôte bienfaisant qui l’avait si bien reçu et conseillé si fidèlement. Soudain sa fureur s’éteint, et la honte succède au courroux. Il jette loin de lui son épée nue, s’élance de cheval, tombe aux pieds du vieillard : « Mon père, lui dit-il en pleurant, votre libéralité éclate plus que jamais ; après vous avoir témoigné le désir de vous ôter la vie, vous venez ici pour me la sacrifier ! mais le ciel, plus soigneux de mon honneur, de ma vertu, que moi-même, m’a fort à propos ouvert les yeux, que l’envie jusqu’alors avait fascinés. Plus vous avez montré de complaisance à me satisfaire, plus je suis coupable ; vengez-vous donc, et punissez-moi comme je le mérite. »

Nathan releva Mitridanes, et l’ayant embrassé tendrement : « Mon fils, lui dit-il, votre faute, puisqu’il vous plaît de lui donner ce nom, est de la nature de celles qui méritent de l’indulgence. Ce n’était point par un motif de haine que vous aviez résolu de m’ôter la vie, mais par un principe de vertu, par la noble ambition de passer pour le meilleur des hommes. Ne craignez donc point mon ressentiment ; soyez assuré, au contraire, que personne ne vous aime plus que moi. Votre cœur est véritablement grand, puisque, loin de songer, comme la plupart des riches, à augmenter vos richesses, vous ne cherchez qu’à dépenser avec magnificence celles que vous avez. Ne rougissez point d’avoir voulu me tuer pour devenir fameux, et ne pensez pas que votre dessein m’ait beaucoup étonné. Les plus grands généraux, les plus grands rois n’ont étendu leur domaine et leur renommée qu’en tuant non un seul homme, comme vous aviez projeté de le faire, mais des millions ; qu’en saccageant des villes, qu’en ravageant des régions entières. » Mitridanes ne songea plus à s’excuser, voyant que Nathan l’excusait si bien. Il se borna à lui témoigner son repentir et sa surprise extrême, qu’il eût pu non-seulement se résoudre à mourir, mais qu’il eût lui-même fourni les moyens, et donné des conseils pour l’exécution de son dessein. « Vous cesserez d’être étonné, lui répondit-il, de cette résolution, quand vous saurez que, dès que je fus mon maître, et que j’eus formé à peu près le même dessein que vous, je jurai de ne jamais rien refuser de tout ce qui serait en mon pouvoir. J’ai rempli mon serment jusques aujourd’hui. Vous êtes venu chez moi avec le désir de m’ôter la vie ; vous m’avez témoigné ce désir à moi-même ; je n’ai pas cru devoir m’y opposer, ne voulant pas que vous fussiez le seul homme qui sortît mécontent de mon château : voilà ce qui m’a déterminé à vous indiquer les moyens de vous satisfaire sans risque et sans péril. Si vous avez encore le même désir, j’ai la même volonté, et vous les mêmes facilités. Puis-je mieux employer ce qui me reste de jours qu’en les sacrifiant à qui ce sacrifice peut être avantageux ? J’ai passé quatre-vingts ans dans les plaisirs et les délices ; ainsi, selon le cours ordinaire des choses, ce reste ne sera pas de longue durée. Ne vaut-il pas mieux le donner, comme j’ai donné mes trésors, que d’attendre que la nature vienne me l’arracher ? C’est donner bien peu de chose que de donner cent ans ; qu’est-ce donc que d’en sacrifier six ou huit ? Encore un coup, si ma mort peut vous faire plaisir, ne craignez pas de m’ôter la vie. Je n’ai jusqu’à présent trouvé personne qui l’ait désirée, et peut-être n’en trouverai-je jamais. Mais, en supposant que quelqu’un en devienne jaloux, je sens fort bien que plus je la garderai, moins elle aura de prix. Prenez-la donc avant qu’elle soit moins précieuse encore. »

Mitridanes, couvert de honte, s’écria : « À Dieu ne plaise qu’un tel dessein rentre jamais dans mon âme ! loin de vouloir abréger vos jours, je voudrais qu’il me fût possible d’en étendre la durée par le sacrifice des miens mêmes. – Et si je vous fournis les moyens d’ajouter à mes jours, le ferez-vous ? – N’en doutez pas, répondit le jeune homme. – Puisque cela est ainsi, vous me ferez faire ce que personne n’a jamais pu obtenir de moi ; car je recevrai quelque chose de vous, et ce sera la première chose que j’aurai reçue de quelqu’un. – Je ferai tout ce qu’il vous plaira, dit Mitridanes ; parlez. – Acceptez cette maison ; je vous la donne : j’irai habiter la vôtre en prenant votre nom. – Si j’étais assuré, reprit le jeune homme, d’agir avec autant de noblesse et de grandeur d’âme que vous, je n’hésiterais pas à accepter cette offre ; mais, comme je suis presque certain que mes actions diminueraient l’éclat de votre réputation, je ne veux point dégrader en autrui ce que je ne puis illustrer en moi ; ainsi, trouvez bon que je vous refuse. »

Après cette conversation, ils retournèrent au palais, où Mitridanes séjourna plusieurs jours, comblé de caresses et d’honneurs de la part de son hôte. Celui-ci lui conseilla de persister dans sa noble et sublime entreprise. Mitridanes voulant enfin retourner chez lui, Nathan le laissa partir après lui avoir fait connaître qu’il ne pouvait le vaincre en libéralité.

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