Nouvelle IV L’Amant généreux

Il y avait autrefois à Bologne, ville célèbre de la Lombardie, un chevalier que sa vertu rendait cher et respectable à tous ses concitoyens, nommé messire Gentil Cariscendi. Il avait été amoureux, dans sa jeunesse, d’une aimable femme, nommée Catherine, et mariée à messire Nicolas Chassennemi. N’ayant pu obtenir de retour, il alla à Modène, le cœur plein de désespoir, remplir une place de podestat à laquelle il était appelé. Pendant ce temps-là, Chassennemi ayant quitté Bologne, et sa femme s’étant rendue à une campagne pour y passer le temps de sa grossesse, elle fut tout à coup surprise par un accident si violent, qu’elle perdit l’usage de tous ses sens, et que quelques médecins même la jugèrent morte. Comme ses parents lui avaient entendu dire plusieurs fois qu’elle ne serait pas grosse assez longtemps pour que son enfant vînt à terme, sans y regarder de plus près, ils l’ensevelirent, la pleurèrent et la firent enterrer dans une église voisine.

Messire Gentil fut d’abord informé de cette nouvelle par un de ses amis, et, quoique cette jeune femme l’eût traité avec beaucoup d’indifférence, il ne laissa pas d’être vivement touché de sa perte. « J’ai trop aimé cette aimable cruelle, disait-il en lui-même. Pendant qu’elle a vécu, je n’ai pu en obtenir le moindre regard favorable ; à présent qu’elle est morte, et qu’elle ne peut plus se défendre, il faut que je lui dérobe quelques baisers. » Cette résolution prise, et ayant recommandé à tous ses gens de se taire sur son absence, il part la nuit avec un seul valet, et, sans s’arrêter nulle part, va droit au tombeau de sa maîtresse, l’ouvre, y entre, se couche auprès d’elle, approche son visage du sien, et le baise plusieurs fois en le mouillant de ses larmes. Mais, comme l’homme, et surtout l’homme amoureux, n’est jamais content, que plus il obtient, plus il désire, il lui vint en pensée de n’en pas demeurer là. « Pourquoi, dit-il en lui-même, ne toucherais-je pas un peu sa gorge, puisque je suis ici ? ce sera pour la première et la dernière fois. » Il porte donc la main sur ce sein désiré, l’y tient pendant quelques moments, et croit sentir quelques mouvements. Il la glisse vers le cœur, et examinant avec plus d’attention, il ne peut plus douter que sa maîtresse n’ait un reste de vie. Il fait approcher son valet, et, aidé par lui, il la retire du tombeau le plus doucement qu’il peut, la place sur son cheval, et la porte secrètement dans sa maison de Bologne. Messire Gentil avait encore sa mère, femme vertueuse et sage, qui, ayant appris toute cette histoire de la bouche de son fils, touchée de compassion, rendit, avec l’aide d’un bain et d’un grand feu, la vie à madame Catherine. Celle-ci ouvre, en soupirant, ses yeux, qu’elle promène avec étonnement de tous côtés. « Hélas ! où suis-je ? – Soyez tranquille, lui répondit la bonne dame, vous êtes en un lieu sûr. » Ayant enfin recouvré tous ses sens et toute sa connaissance, ne sachant pas encore où elle était, et voyant messire Gentil devant elle, elle demanda par quelle aventure elle se trouvait là. Messire Gentil lui conta tout fidèlement. Elle se plaignit d’abord ; mais, après y avoir mieux songé, elle lui fit de grands remercîments ; puis elle le pria, le conjura, par l’amour même qu’il avait toujours eu pour elle, de ne rien faire qui pût blesser son honneur et celui de son mari, et de permettre que le lendemain matin elle retournât chez elle. « Madame, répondit l’amoureux chevalier, puisque le ciel m’a fait la grâce de vous arracher à la mort et de vous rendre à la vie, soyez persuadée que, quoique j’aie fortement désiré votre possession, je n’userai jamais des droits que ce bienfait peut me donner sur vous, et que je saurai vous respecter. Mais, comme ce que j’ai fait pour vous mérite quelque récompense, voici celle que je désire et que je vous prie de m’accorder. » La dame l’interrompit pour lui dire qu’elle était prête d’accorder tout ce qui serait honnête et possible. « Madame, ajouta Gentil, tous vos parents et tous les habitants de Bologne vous croient réellement morte : ainsi, personne ne vous attend chez vous ; la grâce donc que je vous demande est que vous consentiez à rester ici secrètement avec ma mère jusqu’à mon retour de Modène, ce qui ne sera pas long. Je vous demande cette grâce, parce que j’ai dessein de vous rendre à votre mari en présence des principaux citoyens de cette ville, et de l’obliger à reconnaître que je lui fais le plus beau et le plus agréable présent qu’il puisse recevoir. »

Cette demande, qui n’avait rien que d’honnête, fut agréée par madame Catherine, cependant avec un peu de répugnance ; car elle désirait fort de répandre la joie dans le sein de sa famille par la nouvelle de sa résurrection. Quoi qu’il en soit, elle donna sa parole à messire Gentil d’exécuter ce qu’il désirait.

Quelques moments après cet entretien, elle sentit les douleurs de l’enfantement, et, avec l’aide de la mère du chevalier, elle accoucha sans peine d’un beau garçon, ce qui augmenta beaucoup sa satisfaction, et celle de son amant, qui donna ordre qu’on lui fournît toutes les choses nécessaires, et qu’on la traitât comme si c’était sa propre femme. Il partit ensuite secrètement pour Modène. Quelque temps après, étant sur le point de quitter cette ville, il manda à sa mère qu’on préparât dans sa maison, pour le jour de son arrivée, un grand festin, et la pria d’y inviter plusieurs gentilshommes, entre autres Nicolas Chassennemi. Il avait si bien pris ses mesures, que tout était prêt à son arrivée, et la compagnie rendue. Il trouva madame Catherine plus belle et mieux portante que jamais, ainsi que son enfant, et se hâta de lui prescrire, avant de se mettre à table, la conduite qu’elle devait tenir pour surprendre agréablement son époux et ses autres convives. Le repas fut des plus splendides ; tout y fut bon et en abondance. Après le premier service, la conversation étant animée : « Messieurs, dit le chevalier, j’ai ouï dire qu’il y avait autrefois en Perse une coutume qui me plaît fort. Lorsqu’un Persan voulait donner à quelqu’un des témoignages de son attachement, il le faisait venir chez lui, lui montrait ce qu’il avait de plus cher et de plus précieux, fût-ce une fille, une femme, une amie, lui faisant entendre par là qu’il lui découvrirait ainsi les replis les plus cachés de son cœur si cela était possible. J’ai résolu d’introduire cette coutume dans notre ville. Vous m’avez fait l’honneur de venir dîner chez moi, je veux vous en remercier à la mode de Perse. Mais, avant tout, je vous prie de me dire franchement votre avis sur une question que je vais vous proposer. Une personne a dans sa maison un bon et fidèle domestique qui tombe malade. Son maître, voyant que ce domestique lui est devenu inutile, ne se soucie plus de lui, et, sans attendre qu’il soit mort, le fait porter dans la rue. Un homme touché de compassion, l’emporte dans sa maison, n’épargne ni soins ni dépenses pour le rétablir, et parvient à lui rendre la santé. Je demande maintenant si le premier maître est en droit de se plaindre du second, en cas que celui-ci refuse de lui rendre son domestique ? » Cette question ayant été débattue, il fut unanimement conclu que Nicolas Chassennemi, qui parlait avec beaucoup d’élégance et de facilité, ferait la réponse pour tous. Après avoir loué d’abord la coutume perse, il dit qu’il pensait, avec tous les autres, que le premier maître n’avait plus aucun droit sur son ancien serviteur, puisqu’il l’avait impitoyablement abandonné, et que les bienfaits du second lui donnaient un droit incontestable sur ses services, et qu’il pouvait en user, en le retenant chez lui, sans faire aucun tort au premier. Chacun applaudit à cette décision.

Le chevalier, content de cette réponse, et plus content encore qu’elle eût été faite par Nicolas Chassennemi, déclare qu’il était aussi de ce sentiment, ajoutant qu’il était temps de remercier ses hôtes à la manière des Perses. Il envoya deux de ses gens prier madame Catherine, qu’il avait fait parer magnifiquement, de venir honorer la compagnie de sa présence. La belle prend son enfant entre ses bras, et, accompagnée de deux femmes de chambre, elle paraît dans la salle et s’assied, à la prière du chevalier, à côté d’un très-honnête convive. « Voilà, messieurs, dit alors le chevalier, ce que j’ai et ce que j’aurai toute ma vie de plus cher. Croyez-vous que je n’aie pas raison ? » Tout le monde loua son choix, à la vue de la grande beauté de la dame, et chacun commença de la considérer avec plus d’attention ; tous auraient juré que c’était Catherine, s’ils ne l’eussent crue morte. Chassennemi, plus attentif, plus inquiet que les autres, brûlait d’impatience de savoir qui elle était ; et, voyant que le chevalier s’était un peu éloigné, il ne put s’empêcher de lui demander si elle était Bolonaise ou étrangère. Cette question, faite par son mari, l’embarrassa beaucoup ; elle eut bien de la peine à se contraindre : cependant, fidèle à la promesse qu’elle avait faite, elle se tut. On lui demanda si ce bel enfant était à elle, si elle était femme ou parente de messire Gentil ; pas le mot de sa part. Quand celui-ci se fut rapproché de la compagnie : « Monsieur le chevalier, dit un de ses convives, j’avoue que cette dame est bien belle ; mais il me semble qu’elle est muette : me suis-je trompé ? – Ce n’est pas une petite preuve de sa vertu, répondit le chevalier, d’avoir gardé le silence dans une circonstance comme celle-ci. – Mais enfin, monsieur, ne peut-on savoir qui elle est ? – Je vous le dirai volontiers si vous me promettez de ne pas bouger de vos places, tant que je parlerai, quelque chose que je puisse dire. » On le lui promit. S’étant assis auprès de la dame : « Messieurs, cette dame est, dit-il, ce bon et fidèle serviteur dont je vous ai parlé. Je l’ai ramassée au milieu de la rue, où ses parents, peu soucieux de sa destinée, l’avaient cruellement abandonnée. Mes mains l’ont arrachée aux bras de la mort ; et le ciel a si bien secondé mes soins, que, d’une femme effroyable qu’elle était, elle est devenue ce que vous la voyez à présent. Mais il est bon de vous conter cette aventure un peu plus clairement. » Alors il fit de point en point l’histoire de ses amours, raconta ce qui était arrivé jusqu’à ce jour, au grand étonnement des auditeurs. « Ainsi, messieurs, ajouta-t-il ensuite, si, depuis un moment, vous n’avez pas changé d’avis, cette femme m’appartient de bon droit, il n’y a personne qui puisse justement la réclamer. » Personne ne répondait et chacun attendait ce qu’il avait encore à dire. Nicolas Chassennemi, sa femme, toute la compagnie, pleuraient à chaudes larmes. Gentil se lève, prend dans ses bras le petit enfant, saisit la main de la mère et la conduit à Nicolas. « Je ne te rends pas ta femme, lui dit-il, que tes parents et les siens ont indignement abandonnée ! je te fais présent de cette dame, et de ce petit enfant, qui est ton ouvrage, et que j’ai tenu sur les fonts de baptême et nommé Gentil. Que Catherine ne te soit pas moins chère qu’auparavant, parce qu’elle a habité ma maison pendant près de trois mois. Je te jure, par le Dieu qui m’a fait devenir amoureux d’elle, pour être sans doute la cause de son salut, qu’elle n’a jamais vécu plus honnêtement avec son père, sa mère, ou toi, qu’ici, sous les yeux de ma mère. » Se tournant ensuite vers la dame : « Madame, dit-il, je vous tiens quitte maintenant de toutes les nouvelles promesses que vous m’avez faites, et je vous rends à votre mari entièrement maîtresse de vous-même. »

Nicolas reçut sa femme avec des transports de joie difficiles à exprimer, et avec d’autant plus de plaisir, qu’il n’avait pas lieu de s’attendre à la recouvrer. Il remercia de son mieux le chevalier. L’attendrissement qui avait passé dans l’âme de tous les spectateurs ne les empêcha pas de donner à cette action tous les éloges qu’elle méritait. La dame fut reçue avec une grande joie dans sa maison. Longtemps après, on la regardait encore à Bologne comme une ressuscitée. Messire Gentil vécut depuis dans une intime liaison avec Nicolas, sa femme et toute sa famille.

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