Nouvelle VIII Cornes pour cornes

J’ai ouï dire qu’il y eut autrefois à Sienne deux bons bourgeois, fort à leur aise, dont l’un se nommait Spinelosse de Tamina, et l’autre de Sepe de Mino. Ils étaient tous deux à la fleur de leur âge, demeuraient dans la même rue et s’aimaient beaucoup. Mariés l’un et l’autre, ils avaient chacun une jolie femme. Spinelosse, qui allait très-souvent chez Sepe, soit que celui-ci y fût ou non, devint amoureux de sa femme, et sut si bien lui faire la cour, qu’il ne tarda pas à obtenir ses faveurs. Ce commerce dura assez longtemps, sans que le cocu s’en doutât. Cependant la familiarité qui régnait entre sa femme et son ami lui donna à la longue des inquiétudes, et, pour éclaircir si elles étaient bien fondées, il prit un jour le parti de se cacher vers l’heure où Spinelosse avait coutume de le venir voir. Celui-ci vint bientôt le demander, et la femme, qui le croyait sorti, lui ayant dit qu’il était absent, il commença par l’embrasser ; elle, de lui rendre baisers pour baisers. Sepe, qui voyait ces caresses du lieu où il s’était fourré, ne dit mot, pour savoir quel serait le dénoûment de ce jeu. Bref, il vit sa femme et Spinelosse entrer dans la chambre à coucher et s’y enfermer sous clef. Il est aisé de juger s’il dut être piqué de cette double trahison ; mais, considérant que ses cris, bien loin de diminuer l’outrage, ne feraient qu’augmenter sa honte, il ne crut pas devoir éclater, et se contenta de rêver aux moyens de se venger sans bruit. Son imagination lui en eut bientôt fourni un très-convenable, auquel il s’arrêta.

Spinelosse ne fut pas plutôt sorti, que Sepe entra dans sa chambre et trouva sa femme qui raccommodait sa coiffure chiffonnée. « Que fais-tu là, ma femme ? lui dit-il. – Ne le voyez-vous pas ? – Si vraiment, et j’ai vu encore autre chose, que je voudrais bien n’avoir point vu. » Il lui fait alors le récit de ce dont il a été témoin, et la femme, transie de peur, voyant qu’il n’y avait pas moyen de nier, lui avoua tout, et lui en demanda pardon les larmes aux yeux. « Tu ne pouvais me faire une plus grande injure, dit le mari ; je te pardonnerai cependant, à condition que tu feras ce que je te commanderai. – Vous serez obéi. – Eh bien ! je veux que tu donnes rendez-vous à Spinelosse pour demain, à neuf heures du matin ; j’arriverai un moment après lui, et, dès que tu m’entendras, tu le feras cacher dans ce grand coffre et l’y fermeras à la clef. Quand cela sera fait, je te dirai ce qu’il te restera à faire. Suis mes ordres à cet égard, et je te jure de te pardonner, et même d’oublier ta faute. »

La femme promit tout pour mériter sa grâce, et remplit avec exactitude les intentions de son mari.

Le lendemain, Spinelosse et Sepe étaient ensemble sur les neuf heures. Le premier, qui avait promis à la femme de son ami d’aller la trouver à cette heure-là, prétexta, pour se séparer, un dîner qu’il ne voulait point manquer. « Ce n’est point encore l’heure du dîner, ainsi ne t’en va pas sitôt. – Je ne serais point fâché d’arriver de bonne heure, parce que j’ai à parler d’affaires à la personne chez qui je dois dîner. » Le voilà parti et rendu chez sa maîtresse. Ils furent à peine dans la chambre, que Sepe se fait entendre sur l’escalier. Sa femme feint d’avoir peur, engage le galant à se cacher dans le coffre, l’y enferme et sort de la chambre. Sepe paraît et demande à sa femme si le dîner est prêt : « Il le sera dans la minute. – Je viens de quitter Spinelosse, reprit le mari : il dîne en ville chez un de ses amis ; comme sa femme sera toute seule, allez la prier de venir manger un morceau avec nous. » La belle, que le souvenir de sa faute et la crainte d’en être punie rendaient obéissante, fit incontinent ce que voulait son mari, et sollicita si bien sa voisine, à qui elle apprit qu’elle ne devait pas attendre son mari, qu’elle l’emmena. Sepe la reçut avec de grandes démonstrations d’amitié. Il fit signe à sa femme d’aller à la cuisine, et prenant la voisine par la main, la conduisit dans sa chambre et ferma la porte au verrou. « Que signifie ceci ? dit la voisine ; est-ce pour cela que vous m’avez priée à dîner ? c’est donc là l’amitié que vous avez pour mon mari ? – Avant de vous fâcher, madame, répondit Sepe en s’approchant du coffre et la tenant toujours par la main, daignez entendre ce que j’ai à vous dire : J’ai aimé et j’aime encore votre mari comme mon propre frère. Quant à l’amitié qu’il a pour moi, j’ignore si elle est bien tendre ; mais je sais bien qu’elle ne l’empêche pas de coucher avec ma femme comme avec vous. Il le fit hier, de fraîche date, et presque sous mes yeux. Or, c’est parce que je l’aime que je prétends user de représailles et borner là toute ma vengeance. Comme il a joui de ma femme, il est juste que je jouisse de vous : c’est la moindre chose que je puisse exiger. Si vous me refusez cette satisfaction, je vous déclare qu’il ne me sera pas difficile de le surprendre et de le traiter d’une manière dont vous ne vous trouverez pas bien ni l’un ni l’autre. » La dame ne pouvait croire que son mari lui fût infidèle. Sepe lui raconta comment il s’y était pris pour s’en assurer. Ces particularités achevèrent de la persuader. « Puisque vous avez résolu, lui dit-elle alors, de vous venger sur moi de l’outrage de mon mari, je veux bien y consentir, mais à condition que vous ferez ma paix avec votre femme ; de mon côté, je lui pardonne volontiers le tort qu’elle m’a fait. – Soyez tranquille, repartit Sepe ; je me charge de tout, et m’engage outre cela de vous donner un des plus jolis bijoux qu’il soit possible de voir. » Il commence ensuite à lui faire de tendres baisers, la pousse tout doucement sur le coffre, et en jouit autant de temps qu’il voulut.

Spinelosse, qui avait tout entendu, entra dans une telle colère, qu’il en pensa crever de rage ; et si la crainte du ressentiment de Sepe ne l’eût arrêté, il n’est pas d’injures qu’il n’eût dites à sa femme, tout enfermé qu’il était. Mais, considérant qu’il avait été l’agresseur, et que Sepe ne faisait que lui rendre cornes pour cornes, il se consola, et résolut d’être son ami plus que jamais.

Cependant la voisine, descendue du coffre, demande le joyau qui lui a été promis. Sepe ouvre alors la porte de la chambre, et appelle sa femme, qui dit en entrant à la voisine : « Vous m’avez rendu un pain pour un gâteau. – Ma femme, dit le mari en l’interrompant, ouvre le coffre. » Puis, se tournant vers la voisine, étonnée de voir là son mari : « Voilà, ma belle dame, le bijou que je vous ai promis. » Il serait difficile de dire lequel eut le plus de honte, ou de Spinelosse, qui savait de quelle manière on venait de le cocufier, ou de sa femme, de voir son mari qui avait entendu tout ce qu’elle avait dit et fait avec Sepe. Spinelosse sortit du coffre. « Nous sommes quittes, mon voisin, dit-il à Sepe sans entrer dans aucune explication ; et si tu veux m’en croire, nous n’en serons pas moins bons amis qu’auparavant. Puisque nous n’avons rien à partager que nos femmes, ajouta-t-il, je suis d’avis que nous les ayons en commun. » Sepe accepta l’offre : ils dînèrent tous quatre ensemble dans la plus parfaite union. Depuis ce jour, chaque femme eut deux maris, et chaque mari eut deux femmes, sans qu’il s’élevât jamais la moindre contestation entre eux pour la jouissance.

Share on Twitter Share on Facebook