Nouvelle VII Le philosophe vindicatif

Il n’y a pas longtemps qu’il y avait à Florence une jeune dame, noble de naissance, nommée Hélène. Elle était belle, bien faite et fort riche. Devenue veuve peu de temps après son mariage, elle ne voulut point se remarier, parce qu’elle aimait l’indépendance et qu’elle vivait d’ailleurs avec un beau jeune homme qui lui tenait lieu de mari. Elle passait avec lui des moments délicieux, par l’intrigue de sa domestique qu’elle avait mise dans sa confidence.

Dans ce même temps un jeune gentilhomme florentin, nommé Régnier, qui avait fait ses études à Paris, revint à Florence, non pour y faire étalage de son savoir, mais pour y jouir paisiblement des connaissances qu’il avait acquises. Il eut bientôt l’estime de ses concitoyens par sa bonne conduite et son honnêteté. Il était aussi heureux qu’un jeune homme instruit et bien élevé peut l’être, lorsque l’amour vint troubler sa philosophie et déconcerter sa sagesse. Se trouvant un jour à une fête, où il était allé se distraire de ses travaux littéraires, il y rencontra madame Hélène en habits noirs, selon le costume des femmes veuves. Il ne put se défendre d’admirer ses charmes et d’en être tendrement ému. Elle lui parut la plus aimable personne de l’assemblée, et la plus capable de faire le bonheur d’un honnête homme. « Heureux, et mille fois heureux, disait-il en lui-même, le mortel qui pourrait posséder un pareil trésor ! » Il ne la perdait point de vue, ne se lassait point de suivre ses pas ou de s’offrir à sa rencontre dans la mêlée. Entraîné par un sentiment aussi vif que tendre, il résolut de mettre tout en œuvre pour lui plaire et en obtenir des faveurs.

La jeune veuve, qui ne tenait pas toujours ses yeux baissés, et qui, au contraire ; promenait ses regards sous cape, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, voyant que Régnier la lorgnait souvent, n’eut pas de peine à démêler ce qui se passait dans son cœur. Comme elle était fort vaine et fort coquette : « Bon ! dit-elle en soi-même, je n’aurai pas perdu mon temps en venant ici ; car si je m’y connais, voilà un pigeonneau pris dans mes rets. » Soit qu’elle imaginât que le nombre des conquêtes dût relever ses charmes et la faire valoir davantage aux yeux de son amant, soit qu’elle fût bien aise de se ménager la tendresse de Régnier, pour remplacer celui à qui elle avait donné son cœur, dans le cas qu’elle eût jamais le malheur de le perdre, elle regardait de temps à autre le nouveau soupirant, de manière à lui persuader qu’elle approuvait sa passion naissante. Notre galant, renonçant dès lors à sa philosophie pour ne s’occuper que de son amour, s’informe du nom, de l’état et du logement de la dame, et croit ne pouvoir mieux lui faire sa cour que de passer et repasser devant sa maison sous différents prétextes. La belle, toute glorieuse d’avoir mis un philosophe dans ses fers, fit de son mieux pour conserver sa conquête, employant tous les manèges de la coquetterie, sans néanmoins se compromettre auprès de l’amant qu’elle rendait heureux. Régnier, qui brûlait de le devenir, trouva moyen de faire connaissance avec la domestique de la veuve ; il lui confia son amour et la pria de le servir, avec promesse de reconnaître ses bons offices d’une manière généreuse. La servante lui promit de seconder sa flamme, et ne manqua pas, dès ce jour même, de tout conter à sa maîtresse, qui ne fit que rire de cette ouverture. « Me crois-tu assez folle, lui répondit-elle, pour m’attacher à ce jeune homme, dans le temps que j’ai l’amant le plus aimable et le plus passionné ? Ne me parle de ce philosophe que pour m’amuser de son extravagance. Les savants font des sottises comme les autres hommes. Vois l’usage que celui-ci fait des lumières et de la sagesse qu’il est allé chercher à Paris. Il faut le traiter comme il le mérite ; et pour que je puisse me bien moquer de lui, et le redresser de la bonne manière, tu lui diras, quand tu auras occasion de lui parler, que je suis très-flattée de l’amour qu’il me témoigne, mais que mon honneur me défend de le recevoir ; que je veux pouvoir marcher tête levée, comme toutes les femmes honnêtes ; qu’il m’est par conséquent impossible de répondre à son amour ; et que s’il est aussi sage qu’il en a la réputation, il m’en estimera davantage. » Femme insensée ! vous ignorez donc combien il est dangereux d’irriter un homme de lettres ! Que vous allez vous préparer de chagrin !… Mais n’anticipons point sur les événements.

La domestique ne tarda pas à revoir Régnier. Elle lui fit part aussitôt de la réponse de sa maîtresse ; cette réponse lui parut assez favorable pour en concevoir les meilleures espérances. Il redoubla les supplications, écrivit des lettres pleines de feu et les accompagna de présents.

Tout cela fut bien reçu ; mais on n’y fit que des réponses vagues ; par ce moyen, la veuve l’amusa fort longtemps. Elle crut enfin devoir découvrir cette espèce d’intrigue à son amant, qui en prit quelque jalousie. Madame Hélène, pour lui prouver combien ses craintes étaient déplacées, d’accord avec lui, envoya dire à Régnier que, n’ayant pu rien faire pour lui depuis qu’il lui avait déclaré son amour, elle se flattait qu’aux prochaines fêtes de Noël elle pourrait lui donner un rendez-vous ; qu’il lui tardait infiniment d’arriver à ce moment désiré, et qu’ainsi, s’il voulait se rendre dans la cour de sa maison, la nuit d’après Noël, elle l’irait trouver le plus tôt qu’il lui serait possible.

Le philosophe amoureux fut au comble de la satisfaction, et l’on imagine sans peine qu’il ne manqua point de se trouver au rendez-vous. Il fut introduit par la servante dans la cour, et y fut renfermé pour y attendre la dame, exposé à toutes les injures de la saison. Elle avait fait venir ce soir-là son cher amant ; et, après avoir soupé avec lui et l’avoir caressé plus que de coutume, elle lui fit part du tour qu’elle se proposait de jouer à son rival. « Il te sera facile de juger, lui dit-elle, si je l’aime et si je puis avoir eu pour lui la moindre complaisance. » Elle lui apprit en même temps qu’il était enfermé dans la cour, où elle prétendait lui faire passer la nuit, pour refroidir un peu sa passion. L’amant fortuné ne se possédait pas de joie ; il lui tardait de voir son rival se morfondre d’amour et de froid. Il était tombé le jour précédent une si grande quantité de neige, que la cour en était couverte ; de sorte que Régnier n’en pouvait presque plus de froid au bout d’une demi-heure ; mais l’espérance de se dédommager avec celle qu’il aimait lui faisait supporter son mal en patience. Il y avait plus d’une grosse heure qu’il attendait, quand la méchante veuve mena son amant à une petite fenêtre de sa chambre à coucher, d’où ils pouvaient voir Régnier au clair de la lune, sans en être vus. Elle envoya en même temps sa servante à une autre fenêtre, pour dire de sa part à l’amoureux philosophe de ne pas s’impatienter. « Ma maîtresse est bien fâchée, lui dit-elle, de vous faire si longtemps attendre, dans un lieu si exposé au froid ; mais un de ses frères, qui est venu souper avec elle, n’est pas encore sorti. Elle n’en sera pas plutôt débarrassée qu’elle ira vous joindre : ainsi ne vous impatientez pas. – Dis à ta belle maîtresse, répondit le bon Régnier, qui était loin de penser qu’on se jouait de sa passion, de ne se point inquiéter de moi ; ajoute-lui seulement que je la supplie de venir le plus tôt qu’il lui sera possible. Je souffre moins du froid que de l’impatience de ne la point voir paraître. »

« Eh bien ! dit alors la dame au galant, penses-tu que si j’aimais tant soit peu ce prétendu sage, je le laissasse ainsi se geler et se morfondre ? » Le galant, rassuré par tout ce qu’il voyait, engagea sa maîtresse à se coucher ; et pendant qu’il goûtait avec elle les plaisirs les plus doux, Régnier, le malheureux Régnier, trouvait le temps bien long. Il se promenait pour se réchauffer, n’ayant aucun réduit pour se mettre à l’abri, maudissait la rigueur de la saison, et pestait contre le frère de la veuve de ce qu’il demeurait si longtemps avec elle. S’il entendait le moindre bruit, il se figurait que c’était la dame qui venait lui ouvrir ; mais, vaine erreur ! personne ne paraissait. Minuit sonne. La dame dit à son amant : « Que penses-tu de notre philosophe ? ne trouves-tu pas que l’amour qu’il a pour moi est de beaucoup supérieur à ses lumières et à sa sagesse ? crois-tu que le froid que je lui fais endurer éteigne sa flamme amoureuse ? – Elle s’éteindrait à moins, je vous jure, répondit le galant. Je vois à présent que j’avais tort d’être jaloux de ce bel esprit ; il m’est impossible de douter de ta fidélité ; tu dois compter aussi sur la mienne. Je sens mon amour redoubler pour toi ; tu seras toute ma vie l’unique objet de mes désirs ; plutôt mourir que de cesser de t’aimer ! » Ces paroles furent accompagnées de mille caresses passionnées qui les plongèrent l’un et l’autre dans une douce ivresse. Pour varier leurs plaisirs, ils voulurent régaler leurs yeux de la souffrance de Régnier. Ils se lèvent donc, retournent à la fenêtre, et voient le malheureux philosophe qui dansait sur la neige, au son du cliquetis de ses dents. « Que penses-tu, mon bon ami, de mon habileté ? dit la dame : ne trouves-tu pas que je sais fort bien faire danser les gens sans tambourin ni musette ? – À merveille ; répondit le galant en poussant des éclats de rire. – Descendons au rez-de-chaussée, reprit la dame, afin qu’il ne manque rien à la comédie ; je lui parlerai, sans que tu souffles le mot, et nous verrons ce qu’il me dira. Cette conversation te divertira pour le moins autant que de le voir sautiller sur la neige. » Arrivés sans bruit à la porte qui donne dans la cour, la veuve l’appelle à voix basse à travers le trou de la serrure. À ce son de voix, Régnier, qui croit toucher au moment fortuné, s’approche de la porte, le cœur plein d’espérance et de joie : « Me voici, dit-il, ma belle dame ; ouvrez-moi, je vous prie ; je meurs de froid et d’amour. – Je ne saurais croire, répond la méchante veuve, qu’un amant aussi passionné, aussi chaud, que vous m’avez paru l’être dans vos billets, soit si sensible au froid. Est-ce qu’un peu de neige est capable de vous geler ? ne sais-je pas qu’il en tombe beaucoup plus à Paris, où vous avez fait un si long séjour ? Je suis pourtant fâchée de ne pouvoir vous ouvrir encore ; mon détestable frère ne démarre point d’ici. J’espère m’en débarrasser bientôt, sous prétexte d’aller enfin me coucher, et il ne sera pas plutôt sorti que je reviendrai pour vous faire entrer. Ce n’est pas sans peine que je me suis échappée un moment pour venir vous consoler et vous prier de ne pas vous impatienter. – Procurez-moi du moins un abri, madame ; alors j’attendrai tant qu’il vous plaira. Je suis tout couvert de neige ; elle tombe à gros flocons. Ouvrez-moi donc, je vous supplie, afin que je sois à l’abri. – Il m’est impossible, mon doux ami : la porte crie, et au moindre bruit mon frère ne manquerait pas de venir et de nous surprendre. Je vais le déterminer à s’en retourner, et je suis à vous dans la minute. – Congédiez-le donc au plus tôt, je vous en prie ; et grand feu surtout, car je n’en puis plus de froid. – Comment cela se peut-il ? il n’y a qu’un moment vous brûliez d’amour. Est-ce que vos feux seraient déjà éteints ? je ne veux pas le croire. Un moment de patience, et je viens vous ouvrir. Bon courage, mon cher ami, bon courage ! je vous réchaufferai, soyez-en sûr, le plus tôt qu’il me sera possible. Encore un peu de patience, et vous serez content.

L’amant, qui entendait tout cela, avait de la peine à s’empêcher d’éclater de rire. De retour au lit avec sa maîtresse, le reste de la nuit se passa en plaisirs donnés et reçus, et à plaisanter aux dépens du patient philosophe, qui eut tout le loisir de réfléchir sur les faiblesses humaines. Le pauvre diable claquant des dents et se tenant, comme une cigogne, tantôt sur un pied et tantôt sur l’autre, lassé de ne voir venir personne, et n’entendant pas un chat remuer, comprit, mais trop tard, qu’il était joué, et le voilà à maudire la veuve et la servante, l’amour, sa sotte crédulité, et surtout la rigueur du temps et la longueur de la nuit. Indigné de la perfidie dont il était victime, et voulant mettre fin à ses souffrances, il essaya d’ouvrir la porte par où il était entré ; vains efforts ! tout fut inutile. Furieux de ne pouvoir sortir, son amour fit place à la plus forte haine. Il ne s’occupa plus que des moyens de se venger, et se promit bien d’en saisir la première occasion.

Cependant le jour s’approchait. Il commençait à poindre, lorsque la domestique, instruite par sa maîtresse, descendit pour faire de grandes excuses à Régnier, qui était plus mort que vif. Elle feignit d’être touchée de compassion pour son état. « Que la peste emporte, lui dit-elle, le frère de madame, qui ne nous a pas quittées d’un moment ! il est cause que je ne me suis point couchée et que vous êtes gelé ; vous ne sauriez croire, monsieur, tout ce que j’ai souffert en mon particulier de vous savoir exposé au mauvais temps ; mais ne perdez point courage, vous ne serez pas si malheureux une autre fois. Il faut espérer que ma maîtresse, qui est inconsolable du contre-temps survenu, se fera un plaisir de vous dédommager, le plus tôt qu’elle pourra, de tout ce que vous avez souffert. » Régnier, qui n’était pas homme à être trompé deux fois, et qui n’ignorait pas que les menaces étaient autant d’armes pour la personne menacée, n’eut garde de laisser voir son indignation ; il sut réprimer et dissimuler son ressentiment, dans l’espérance de le mieux satisfaire, et se contenta de lui dire, d’une voix presque éteinte, que de sa vie il n’avait passé une si cruelle nuit, mais que, comme il était persuadé qu’il n’y avait point de la faute de madame Hélène, il s’en consolait dans l’espérance qu’elle lui tiendrait compte de ce qu’il avait enduré. « Je te prie, ajouta-t-il en la quittant, de me rappeler dans son souvenir et de me ménager ses bonnes grâces ; je saurai reconnaître tes services. »

Accablé de fatigue et de froid, Régnier fut à peine de retour chez lui, qu’il se mit au lit. Il eut beaucoup de peine à se réchauffer, il s’endormit, et, à son réveil, il se trouva presque perclus de tous ses membres. Les bras et les jambes lui faisaient un mal horrible. Il appela les médecins, qui désespérèrent de pouvoir le rétablir. Le froid l’avait tellement saisi, que ses nerfs s’étaient retirés. Sa jeunesse, son bon tempérament et les soins des enfants d’Esculape le tirèrent enfin d’affaire.

Quand sa santé fut entièrement rétablie, le cœur toujours ulcéré du tour cruel qui la lui avait fait perdre, il crut, pour être mieux à portée de se venger, devoir continuer le rôle d’amoureux auprès de madame Hélène, quoiqu’il eût pour elle plus de haine qu’il n’avait jamais éprouvé d’amour. La fortune ne tarda pas à lui fournir une belle occasion d’exercer sa vengeance. L’amant de cette veuve, naturellement inconstant, ou ennuyé d’une si longue galanterie, la quitta pour une autre femme dont il s’était épris. Cet abandon pensa la désespérer. Elle passait ses jours dans les regrets, les gémissements et les larmes. Sa domestique, qui lui était sincèrement attachée, partageait sa douleur et aurait bien voulu la soulager ; mais elle ne savait comment s’y prendre. Comme elle voyait tous les jours Régnier passer sous les fenêtres de sa maîtresse, il lui vint dans l’esprit qu’un homme savant et philosophe tel que lui devait être versé dans l’art de la nécromancie et avoir quelque secret pour faire aimer. Elle crut donc qu’elle pourrait, par son secours, rappeler le galant de madame Hélène. Elle fit part de son idée à sa maîtresse, qui, sans considérer que, si Régnier avait le secret de faire aimer, il n’aurait pas manqué de s’en servir pour lui-même, donna dans la vision de sa servante, et l’engagea à lui parler à ce sujet et à lui promettre, de sa part, tout ce qu’il exigerait d’elle dans le cas du succès. La domestique s’acquitta de la commission, et notre philosophe bénit le ciel de ce qu’il allait avoir une belle occasion de punir cette méchante femme de tout le mal qu’elle lui avait fait, pour prix de son amour. « Tu diras à ta maîtresse de ne plus se chagriner. Quand son amant serait dans le fond des Indes, je l’en ferais revenir et le forcerais d’aller se jeter à ses genoux pour lui demander pardon de son infidélité. Il ne s’agit que de faire ce que je prescrirai ; mais il faut que j’instruise moi-même ta maîtresse, et ce sera quand elle le jugera à propos. Je m’estimerai trop heureux de pouvoir faire quelque chose qui lui soit agréable. »

Madame Hélène, informée des dispositions de Régnier, lui fit savoir qu’ils pourraient se voir et se parler à Sainte-Luce del Prato, et ils s’y rendirent l’un et l’autre au jour convenu. Sans songer à la mauvaise nuit qu’elle lui avait fait passer et qui lui avait causé une si dangereuse maladie, la dame ne fit aucune difficulté de lui ouvrir son cœur, de lui en montrer toute la faiblesse, et elle le supplia de vouloir bien la secourir. « Je vous avoue, madame, dit notre philosophe, qui sentit son ressentiment redoubler par tous les aveux qu’il venait d’entendre, je vous avoue que de toutes les sciences que j’ai apprises à Paris, la nécromancie est celle à laquelle je me suis le plus attaché et celle où j’excelle le plus. Je vous avoue aussi que, comme cette science offense Dieu, j’avais juré de ne jamais m’en servir ni pour moi ni pour autrui ; mais l’amour que vous m’avez inspiré, tout malheureux qu’il a été jusqu’à ce jour, vous donne un tel empire sur mon esprit et sur mon cœur, que je ne puis vous rien refuser. Dussé-je, par rapport à vous, aller à tous les diables, je ferais ce que vous désirez ; mais je vous préviens que ce que vous me demandez est précisément ce qu’il y a de plus difficile dans l’art de la nécromancie. Vous saurez, de plus, qu’il faut que la personne qui veut ramener celui qu’elle aime, agisse elle-même, et qu’elle n’ait point peur ; car tout se fait la nuit, sans témoin, dans un endroit isolé : or, je doute fort que vous soyez disposée à remplir toutes ces conditions, sans lesquelles l’enchantement ne saurait avoir son effet. » La belle, plus amoureuse que sage, lui répondit : « Je suis tellement éprise de celui qui m’a si indignement délaissée, et son amour est devenu si nécessaire à mon existence, qu’il n’est rien que je n’aie le courage d’entreprendre pour le rappeler. Vous n’avez qu’à m’apprendre ce qu’il faut que je fasse. – Madame, lui dit Régnier, qui, comme on le verra, était un homme vindicatif et dur à l’excès, je dois d’abord faire une image de cuivre, au nom de l’homme que vous désirez posséder. Je vous la remettrai ; et, lorsque la lune sera dans son décours, vous irez, à l’heure du premier somme, vous baigner, nue et toute seule, dans une eau courante, par sept fois différentes, avec cette image que vous tiendrez dans vos mains. Après vous être ainsi plongée sept fois dans une eau vive, vous monterez, toujours seule et toute nue, sur le haut d’un arbre ou sur le toit d’un édifice un peu élevé ; et là, l’image en main, vous vous tournerez du côté du nord et vous direz sept fois les paroles que je vous donnerai par écrit. Quand vous les aurez dites, deux demoiselles d’une beauté ravissante se présenteront à vous et vous demanderont, le plus poliment du monde, ce que vous souhaitez. Vous leur direz exactement ce que vous désirez, et vous prendrez bien garde, sur toutes choses, de ne pas nommer une personne pour l’autre. Elles disparaîtront ensuite. Pour lors vous descendrez pour vous rendre au lieu où vous aurez laissé vos habits, et après les avoir remis sur votre corps, vous retournerez chez vous, où, avant la fin de la nuit, vous verrez votre amant à vos pieds vous demander pardon de sa faute et vous jurer un amour et une fidélité à toute épreuve. »

Comme on a beaucoup de penchant à se persuader ce qu’on désire, la dame n’eut pas de peine à croire tout ce que le philosophe venait de lui dire ; et, s’imaginant tenir déjà son amant dans ses bras : « Ne doutez point, s’écria-t-elle, que je ne fasse tout ce que vous venez de me prescrire ; j’ai, pour cela, le lieu du monde le plus beau et le plus commode : c’est une métairie située dans la vallée d’Arno, un peu au-dessus de la rivière. Dans le mois de juillet où nous sommes, le bain est fort agréable ; il y a précisément assez près de la rivière une vieille tour inhabitée et fort solitaire, où l’on ne monte que par une échelle de bois de marronnier, que les bergers ont faite pour voir de loin leurs bêtes égarées. Je monterai sur cette vieille tour, et j’espère m’acquitter au mieux de tout ce que vous m’avez prescrit. » Régnier, qui connaissait aussi bien qu’elle et la métairie et la tour, crut ne devoir pas en faire rien paraître. C’est pourquoi il répondit à la dame que, quoiqu’il n’eût aucune connaissance des lieux, ils lui paraissaient très-propres à la chose, s’ils étaient tels qu’elle le disait. Ravi de trouver l’occasion de se venger, il ajouta qu’il ne tarderait point de lui envoyer l’image et l’oraison qu’elle devait réciter, « persuadé, lui dit-il, que lorsque le succès aura rempli vos espérances, vous voudrez bien reconnaître mes services et m’accorder quelque faveur. » La veuve le lui promit, et ils se séparèrent fort satisfaits l’un de l’autre.

Le philosophe, impatient du désir de satisfaire son ressentiment, eut bientôt fait fabriquer une petite image ; il l’envoya à madame Hélène, avec une fable qu’il composa pour l’oraison ; il lui fit dire en même temps d’exécuter le projet la nuit suivante, sans y manquer. Pour compléter sa vengeance, il se rendit secrètement, accompagné de son domestique, dans la maison de campagne d’un de ses amis, peu éloignée de la vieille tour.

De son côté, la veuve, suivie de sa servante, prit le chemin de la métairie. La nuit venue, elle fait semblant de se coucher, et vers l’heure du premier somme, elle sort tout doucement du logis et s’en va à la rivière d’Arno, le plus près de la tour qu’il lui fut possible. Elle tourne ses regards de tous côtés ; et ne voyant ni n’entendant personne, elle se déshabille et cache ses habits derrière un buisson ; puis elle se baigne sept fois avec l’image qu’elle tient dans ses mains. Cela fait, elle marche vers la tour, où elle monte, tenant d’une main la petite figure, et s’appuyant de l’autre sur l’échelle, qui n’était pas trop bonne.

Régnier, qui s’était caché tout auprès avec son domestique parmi les saules, ne perdit aucun des mouvements de la dame. Elle passa même à deux pas de lui en se rendant à la tour. La blancheur de son corps, qui brillait dans l’obscurité de la nuit, la beauté de sa gorge, toutes ses autres parties, non moins belles, qu’il eut le temps de considérer, excitèrent en lui quelques mouvements de compassion, lorsqu’il se représenta que tout cela allait bientôt se flétrir et disparaître. D’un autre côté, l’aiguillon de la chair le pressa si vivement, qu’il sentit le dieu qui plaît si fort aux dames lever insolemment la tête et lui conseiller de sortir de l’embuscade pour voler dans les bras de la belle Hélène. Peu s’en fallut qu’il ne succombât à la tentation ; mais considérant, par un effort de courage, quelle était cette femme, et combien le tour qu’elle lui avait joué était sanglant, la haine et le désir de la vengeance reprirent le dessus et chassèrent la compassion et l’amour. Il laissa donc monter la dame sur la tour. Elle n’y fut pas plus tôt que, se tournant vers le nord, elle se mit à réciter la prétendue oraison. Dans le même temps, Régnier, s’étant approché sans bruit de la masure, ôta doucement l’échelle. La veuve, ayant répété sept fois les paroles convenues, attendait les deux demoiselles, et les attendit si longtemps qu’elle vit paraître l’aube du jour sans avoir reçu leur visite. La fraîcheur de la nuit lui faisait éprouver un froid qui lui donnait des craintes pour sa santé. Lassée de les attendre vainement, elle commence à se douter de la tromperie. « Il y a toute apparence, se disait-elle, que Régnier aura voulu se venger de la mauvaise nuit que je lui ai fait passer ; mais si tel a été son projet, je m’en console en songeant que j’ai souffert beaucoup moins de froid et moins longtemps que lui. Cette nuit est d’un grand tiers moins longue que ne le fut la sienne. »

Pour que le jour ne la surprît point là, elle voulut descendre ; mais quelle fut sa surprise lorsqu’elle ne vit plus l’échelle ! Jamais consternation ne fut plus grande. Le cœur lui manque et elle tombe évanouie sur la terrasse. Elle ne revint à elle que pour pleurer et faire des doléances capables d’amollir tout cœur qui n’eût pas été possédé du démon de la vengeance. Elle ne douta point que ce ne fût l’ouvrage de Régnier, et se reprocha de l’avoir outragé, mais plus encore de s’être fiée à lui après le tour cruel qu’elle lui avait joué. Elle regarde de tous côtés ; elle cherche s’il n’y aurait pas moyen de descendre par quelque endroit sans échelle ; et n’en trouvant point, elle recommence ses lamentations. « Que je suis malheureuse ! disait-elle ; que diront mes frères, mes parents, mes voisins et mes connaissances, lorsqu’ils sauront que j’ai été trouvée ici toute nue ! me voilà perdue à jamais de réputation, moi qui avais pris tant de soin de cacher mes faiblesses ; mais quand bien même je trouverais moyen de me disculper par quelque mensonge, Régnier ; qui sait mes aventures, ne détruira-t-il pas tout ce que je pourrais alléguer en faveur de mon honnêteté ? Ah ! malheureuse que je suis, je perds, à la fois mon amant et mon honneur. » Ces tristes réflexions la menèrent si loin, qu’elle fut plusieurs fois tentée de se précipiter de la tour en bas ; mais l’amour de la vie et la crainte de la douleur l’en empêchèrent. Le soleil étant levé, elle promène ses regards de côté et d’autre, pour voir si elle n’apercevrait pas quelque berger qui pût aller querir sa domestique ; mais elle ne vit que Régnier qui s’était endormi sous un buisson et qui s’éveillait précisément à cet instant. Notre philosophe s’approche pour lui parler. « Eh ! bonjour, madame, lui dit-il d’un air goguenard : les deux demoiselles sont-elles venues ? » La veuve recommence à pleurer et le supplie de s’approcher tout contre la tour, pour qu’elle puisse lui parler plus aisément. Il lui obéit ; et la belle s’étant couchée sur le ventre et ne montrant que la tête, lui dit tout en pleurs : « Vous pouvez bien croire, mon cher Régnier, que je ne suis pas sans me repentir du mal que je vous ai fait ; oui, je m’en repens. Si je vous ai maltraité, vous vous êtes vengé ; car quoique nous soyons dans le mois de juillet, j’ai pensé mourir de froid cette nuit, parce que je suis toute nue. Vous ne sauriez croire combien de fois je me suis reproché l’offense que je vous ai faite et le tort que j’ai eu de ne pas répondre à votre amour ; ainsi, je vous en conjure, ne poussez pas plus loin votre vengeance : soyez généreux, pardonnez-moi en faveur de mon repentir. Je sais que je ne mérite point de pitié ; mais vous vous montrerez digne de la noblesse de votre naissance, vous serez magnanime, et vous ne me ferez pas languir plus longtemps. Un honnête homme est assez vengé dès qu’il voit qu’il ne tient qu’à lui de l’être davantage. Faites-moi donc apporter mes habits, afin que je puisse descendre. Ne m’ôtez point l’honneur que vous ne pourriez plus me rendre. Si je vous ai trompé en vous faisant espérer de passer une nuit avec moi, je réparerai ma faute du mieux qu’il me sera possible, et, pour une nuit perdue, je vous en donnerai cent, si vous l’exigez. Vous êtes un homme et je ne suis qu’une femme, c’est-à-dire un être faible qu’il est facile de terrasser. Contentez-vous de m’avoir fait connaître qu’il ne dépend que de vous de porter la vengeance aussi loin que vous voudrez. Que vous reviendrait-il de m’exposer à la médisance publique ? Ne vous servez pas de l’avantage que vous avez sur moi : l’aigle n’a point de gloire d’avoir défait la colombe ; et vous êtes trop galant homme pour employer vos forces contre une femme, coupable à la vérité, mais dont vous êtes déjà vengé. Ayez donc compassion de mon état, je vous en conjure pour l’amour de Dieu, et pour l’amour de vous-même. »

Régnier, entendant ce discours, éprouvait à la fois du plaisir et de la douleur : du plaisir de se voir vengé du mal que cette femme lui avait fait ; de la douleur, ne pouvant la voir gémir et pleurer sans être touché de compassion. Cependant, le désir de se venger l’emportant sur l’humanité : « Madame, lui répondit-il, si, la nuit que vous pensâtes me faire mourir de froid, mes prières qui, à la vérité, ne furent pas, comme les vôtres, accompagnées de larmes ni assaisonnées de tendres compliments, avaient pu me faire obtenir de vous seulement un abri pour me mettre à couvert de la neige qui m’accablait, je ferait à présent de bon cœur ce que vous me demandez ; mais puisque, lorsque je grelottais, vous ne vous inquiétiez nullement de votre honneur, et que vous vous en moquiez au contraire dans les bras de votre amant, je ne dois pas non plus m’inquiéter du mien en cherchant à me venger de votre noire méchanceté. Souvenez-vous de tout ce que vous m’avez fait souffrir, pour en faire sans doute hommage à votre galant. Adressez-vous à lui : il aura soin de votre honneur, dont vous êtes si fort en peine, et que vous n’avez pas laissé de lui abandonner. Qui mieux que lui doit vous secourir ? vous vous êtes donnée à lui et lui à vous : appelez-le, il ne manquera pas de voler à votre secours. Voyez si l’amour que vous avez pour ce quidam, voyez si votre esprit, joint au sien, que je suppose aussi fertile en ressources que le vôtre, pourra vous tirer d’un piége dans lequel vous a fait donner le sot que vous insultiez si fièrement, la seconde nuit des fêtes de Noël. Vous souvient-il des plaisanteries que vous vous êtes permises avec lui à mon sujet ? Quant aux faveurs, ajouta-t-il, que tu m’offres si généreusement dans une circonstance où tu ne pourrais me les refuser si j’en avais envie, tu peux les garder pour ton amant, dans le cas que tu survives au traitement que je te destine. Je les lui cède de bon cœur, ces nuits agréables dont tu te proposes de me régaler ; et certes j’en eus trop d’une seule : on ne me trompe pas deux fois. N’espère donc pas me séduire par tes flatteries et ton langage mielleux ; ce n’est pas à l’égard d’une aussi méchante femme qu’il est beau d’être généreux et magnanime ; ce serait, au contraire, travailler au bien public que de délivrer la société d’un aussi mauvais sujet. Tu as beau dire, je ne suis point un aigle ; mais conviens aussi que tu n’es rien moins qu’une colombe ; tu n’es tout au plus qu’un vil serpent qu’il faut écraser pour l’empêcher de nuire davantage. J’ai plus appris à te connaître en une seule nuit que je n’ai appris à me connaître moi-même pendant tout le temps de mes études à Paris. Ainsi n’espère pas m’attendrir ; je veux et dois te poursuivre comme mon ennemie, sans miséricorde. Quand on se venge, on doit faire plus de mal qu’on en a reçu. Mais est-ce se venger que de te faire souffrir ? n’est-ce pas plutôt te châtier d’une faute grave, te punir d’un crime atroce, exercer en un mot une justice méritée ? Si, comme c’est dans l’ordre, la vengeance doit surpasser l’outrage, je ne pourrais jamais me venger de ta cruelle perfidie. Quand bien même je t’arracherais la vie, ta mort ne saurait expier ton forfait ? Que dis-je ! cent vies pareilles à la tienne ne suffiraient pas pour effacer ton crime, puisque tu n’es qu’une vile et méchante créature, qui, à un peu de beauté près, que le temps flétrira bientôt, ne vaut pas la plus misérable servante du monde. Songe qu’il n’a pas tenu à ta malignité de faire mourir un galant homme, pour me servir de ta propre expression, dont la vie studieuse pourra être plus utile à la société que cent mille vies comme la tienne, fussent-elles aussi longues que celles des anciens patriarches. Je t’apprendrai à maltraiter un honnête homme, et à te moquer d’un philosophe qui n’a autre chose à se reprocher que de t’avoir aimée sans te connaître. Ce châtiment-ci, si tu en réchappes, te rendra plus sage et te guérira de l’envie d’outrager ceux qui ne t’ont point fait de mal. Mais si tu désires tant de descendre, que ne te jettes-tu en bas ? J’aurais un plaisir infini à te voir casser le cou. Donne-moi cette douce satisfaction ; la mort te délivrera de toutes tes craintes et de tous tes maux. J’ai trouvé le secret de te faire monter sur cette tour ; c’est à toi maintenant de trouver celui d’en descendre. »

Pendant le discours du philosophe, la dame fondait en larmes, et le soleil s’avançait dans sa course. Régnier cependant n’eut pas plutôt cessé de parler que la jeune veuve arrêta ses sanglots pour lui répondre ; ce qu’elle fit en ces termes : « Homme cruel ! si la fatale nuit dont vous avez sujet de vous plaindre vous tient si fort au cœur ; si ma faute, que je ne cherche point à diminuer à vos yeux, vous semble si énorme que ni ma jeunesse, ni mes larmes, ni mes humbles prières ne peuvent en obtenir le pardon, laissez-vous du moins toucher par le souvenir de la confiance que je vous ai témoignée, en vous ouvrant mon cœur et en suivant de point en point ce que vous m’avez prescrit de faire pour ravoir mon amant. Sans cet excès de confiance, qui mérite quelque égard, vous n’auriez peut-être pas trouvé l’occasion de vous venger. Que cette considération vous porte à me traiter avec moins d’inhumanité ! Laissez-vous émouvoir par la sincérité de mon repentir. Ne suis-je pas assez humiliée, sans vouloir ajouter à ma douleur ? Grâce, je vous en conjure, et comptez sur une éternelle reconnaissance : rendez-moi mes habits, ma liberté, et soyez sûr que je renoncerai à mon amant, à tout le monde, pour ne m’attacher qu’à vous seul et tâcher de vous faire oublier, par mes soins et mes caresses, une offense que je m’étais mille fois reprochée avant de tomber entre vos mains. Ma beauté, dont vous faites si peu de cas, et que vous croyez de si courte durée, est assez grande pour devoir plaire à un jeune homme tel que vous, au moins pendant quelque temps. Je vous la consacrerai tout entière et ferai ma plus douce occupation de vous rendre heureux. Quelque cruauté que vous ayez pour moi, quelque irrité que vous paraissiez, je ne puis croire que vous trouvassiez du plaisir à me voir précipiter de cette tour. Non, vos yeux ne pourraient soutenir sans peine le spectacle de ma mort ; ces yeux, si vous voulez dire la vérité, ces yeux qui m’ont autrefois trouvée si aimable, ne sont pas si barbares que vous voudriez le faire entendre. Ayez donc pitié de moi : grâce, encore un coup ! et après m’avoir fait souffrir le froid de la nuit, ne me laissez pas plus longtemps exposée aux ardeurs du soleil qui commencent à me devenir insupportables. »

Notre philosophe, qui ne lui parlait et ne demeurait là que pour se moquer d’elle et jouir plus longtemps du plaisir de se venger, lui répondit en ces termes : « Je ne vous tiens aucun compte, ma belle dame, de la confiance que vous m’avez témoignée ; je ne la dois qu’à votre intérêt et non à votre amour ; vous ne cherchiez qu’à recouvrer votre galant ; ainsi, je dois regarder cette ouverture plutôt comme un outrage de plus que comme un motif d’indulgence. Vous êtes encore dans l’erreur, de croire que cette confiance était le seul moyen que j’eusse de me venger : je vous avais tendu tant de piéges, qu’il était impossible que vous ne donnassiez dans quelqu’un, et, heureusement pour vous, vous êtes tombée dans le plus supportable et le moins honteux. Si je t’ai fait donner dans celui-ci, de préférence à mille autres, c’est moins par ménagement pour toi que pour ma propre satisfaction. Mais si, contre toute apparence, tu les eusses évités tous, la plume eût été ma dernière ressource : j’aurais écrit contre toi, de manière à te faire maudire l’existence mille fois le jour. La plume est une arme plus meurtrière qu’on ne l’imagine ; il faut en avoir soi-même éprouvé les atteintes pour en connaître tout le pouvoir. Je prends le ciel à témoin, et puisse le ciel donner à ma vengeance une fin digne de son commencement ! je prends, dis-je, le ciel à témoin que je t’aurais tant ridiculisée, si adroitement décriée ; j’aurais employé, pour te peindre, des couleurs si noires et si naturelles, que la honte que tu aurais eue de toi-même t’eût portée à te crever les yeux, pour n’être plus exposée à voir ton affreuse image. Au reste, ne te détache de personne en ma faveur : je te méprise trop pour vouloir de ton amour. Tu peux aimer tant que tu voudras celui dont tu regrettais si fort la perte. Il partageait ma haine avec toi ; mais depuis qu’il t’a abandonnée, et que son infidélité m’a fourni les moyens de me venger de ta coquetterie, il m’est devenu aussi cher qu’il m’était odieux auparavant. Les coquettes comme toi ne cherchent que le plaisir ; tu ne le trouverais peut-être pas en moi. Il te faut, comme au commun des femmes, de jeunes freluquets au teint frais, et qui ont à peine du poil au menton, parce qu’ils sont plus dispos, qu’ils dansent et jouent mieux que les autres. Apprends cependant que si les hommes qui sont un peu plus mûrs et qui ont la barbe garnie, sont moins vifs et vont plus lentement, ils vont du moins d’un pas réglé et soutenu, savent ce que les autres doivent encore apprendre. Les femmes coquettes et frivoles estiment les jeunes gens meilleurs chevaucheurs, parce qu’ils font plus de chemin en un jour que ceux d’un âge plus avancé ; j’avoue qu’ils sont plus ardents ; mais, en revanche, les hommes de moyen âge, plus expérimentés, connaissent mieux les endroits chatouilleux, et l’on doit préférer le bon et le solide au brillant de peu de durée. Le grand trot fatigue, quelque jeune qu’on soit ; mais le petit pas fait arriver au logis, quoiqu’un peu tard, sans la moindre lassitude. La plupart des femmes se laissent prendre aux apparences, sans considérer que les apparences sont trompeuses. Elles ne voient pas que les jeunes gens ne se contentent pas d’une maîtresse, et que leur grande vivacité doit naturellement les rendre changeants : tu en as fait toi-même l’expérience. Ils désirent de jouir de presque toutes les femmes qu’ils rencontrent, et s’imaginent que les caresses qu’on leur fait sont un tribut qu’on leur doit. De là vient leur peu de reconnaissance. Aussi font-ils consister leur gloire à publier les faveurs qu’ils ont reçues. C’est cette indiscrétion qui a engagé un grand nombre de femmes à s’abandonner à des moines, que la sainteté de leur état empêche d’être indiscrets. Détrompe-toi, si tu penses que tes amours ne soient connues que de ta servante et de moi : elles ont éclaté dans le public, et l’on ne parle d’autre chose dans ton quartier ; mais rien n’est plus ordinaire, dans les intrigues amoureuses, que de voir la personne intéressée être la dernière à savoir les bruits qui courent sur son compte. D’ailleurs les jeunes amants se font un plaisir de divulguer leurs aventures, et le tien n’aura sûrement pas gardé le secret sur son intrigue avec toi. Attire-le de nouveau dans tes filets, si tu peux ; quant à moi, tu dois y renoncer ; je suis à une autre pour la vie. J’aime une dame qui vaut plus que toi, de toutes les façons, et qui ne m’a point fait acheter ses faveurs par aucun vilain tour, parce qu’elle a su m’apprécier. Ainsi, si tu veux te jeter en bas, je puis t’assurer que je te verrai casser le cou sans regret et sans trouble. Tu m’obligeras même de te dépêcher, si tu es capable de faire un pareil saut ; mais puisque tu crains de perdre la vie et d’aller à tous les diables, qui te feraient bien plus souffrir que moi, tu n’as qu’à supporter avec patience l’ardeur du soleil ; et si tu la compares au froid que tu m’as fait endurer, tu conviendras que la peine n’est point encore proportionnée à l’offense.

– Puisque rien de ce que je vous ai dit ne peut vous émouvoir, reprit la dame en sanglotant de plus belle, laissez-vous du moins attendrir par considération pour l’objet qui vous a rendu plus de justice que moi. Je vous demande grâce au nom de l’amour que vous avez pour cette personne aimable.

– Tu me prends par mon faible, répondit Régnier : je ne puis rien refuser au nom de cette belle ; » et, voyant qu’il était déjà neuf heures : « Dis-moi où sont tes habits, ajouta-t-il, et je les irai querir. »

Hélène, croyant avoir vaincu sa barbarie, livra son cœur à l’espérance et lui indiqua l’endroit où elle s’était déshabillée. Le philosophe s’éloigne de la tour et laisse son domestique en sentinelle, avec ordre d’empêcher qui que ce soit d’approcher, jusqu’à son retour. Cela fait, il alla dîner chez son ami, où il fit ensuite la méridienne tout à son aise.

La jeune veuve, que la promesse de Régnier avait un peu consolée, tantôt assise, tantôt couchée, tantôt debout, trouve enfin un endroit où il y a un peu d’ombre, et, l’esprit occupé de peu d’espérance et de beaucoup de crainte, elle pleure sa triste destinée et désespère du retour du jeune homme. Accablée de lassitude et de sommeil, elle s’endormit, mais pour peu de temps ; car, vers l’heure de midi, le soleil, dardant perpendiculairement ses rayons sur sa peau délicate et sur sa tête découverte, brûla non-seulement la chair, mais fit de distance en distance des fentes qui lui causaient tant de douleur, qu’elle s’éveilla, quelque envie et quelque besoin qu’elle eût de dormir. Se sentant ainsi grillée et voulant se remuer, il lui semblait que sa peau se retirait et s’en allait en lambeaux, comme un parchemin brûlé qu’on veut étendre. À ces douleurs cuisantes se joignait un mal de tête des plus violents. Par-dessus tout, le pavé de la tour était si brûlant, qu’elle était obligée d’être dans un mouvement continuel. Pour surcroît de malheur, il ne faisait pas le moindre vent, et un essaim de mouches et de taons la piquaient si cruellement, qu’il lui semblait qu’à chaque moment on lui donnait mille coups d’épingle ; ce qui lui faisait porter continuellement les mains sur les différentes parties de son corps. Elle maudissait la vie, son amant et Régnier, lorsque, accablée de lassitude, de faim et de soif, elle se lève et regarde s’il n’y aurait pas quelqu’un dans les environs ; résolue de l’appeler à son secours, quoi qu’il dût en arriver. Mais sa malheureuse destinée lui avait enlevé toutes les ressources : la chaleur excessive retenait les bergers et les laboureurs dans leurs chaumières, si bien qu’elle n’entendait d’autre bruit que le chant des cigales. Les eaux de la rivière d’Arno, qu’elle voyait couler, ne faisaient qu’irriter sa soif ; les bois, les maisons et les ombrages qu’elle découvrait, ne contribuaient qu’à aigrir sa peine et à lui faire former des souhaits qui augmentaient sa douleur. Enfin les feux du soleil, le pavé brûlant, la piqûre des mouches et des taons réduisirent cette victime de la plus affreuse vengeance dans un état si pitoyable, que son corps, dont l’obscurité de la nuit n’avait pu effacer la blancheur, était moitié noir, moitié rouge et tout tacheté de sang. Privée de toute espérance et de toute consolation, cette infortunée n’attendait plus que la mort, et s’y préparait en offrant à Dieu ses douleurs pour l’expiation de ses péchés.

Cependant Régnier s’étant éveillé vers les trois heures de l’après-midi, retourna à la tour pour voir ce que sa victime était devenue et dit à son valet, qui était encore à jeun, d’aller dîner. La pauvre dame, entendant la voix de son cruel persécuteur, se traîne avec peine sur les bords de la terrasse, et couchée sur le ventre : « Régnier, lui dit-elle les yeux mouillés de larmes, vous voilà vengé de reste ; si je vous ai fait geler pendant une nuit, vous m’avez fait rôtir durant un jour entier et mourir de faim et de soif. Dans l’état où je suis, la mort me serait plus douce que la vie, et je souffre si cruellement, que je vous prie de venir m’achever ; je regarderai ce dernier trait comme une faveur. Si vous me refusez ce service que je n’ai pas le courage de me rendre moi-même, ne me refusez pas du moins un verre d’eau, pour en humecter ma bouche sèche et brûlante. Accordez-moi cette dernière grâce, car je me sens mourir. »

Le philosophe connut, à la faiblesse de sa voix, qu’elle était effectivement fort malade. Il sentit un petit mouvement de compassion, et ne laissa pourtant pas de lui répondre : « Si vous voulez mourir, vous mourrez de votre main et non de la mienne. Pour de l’eau, je vous en donnerai comme vous me donnâtes du feu. Ce qui me fâche, c’est que, pour guérir mon froid, il ait fallu me mettre dans la fiente très-puante de vache et de cheval, tandis que votre chaud peut se guérir avec de l’eau de rose qui sent bon. Je faillis à perdre l’usage de mes nerfs, et vous en serez quitte pour changer de peau, comme le serpent. Vous n’en aurez le teint que plus beau.

– Barbare, reprit la veuve infortunée, puisse le ciel te donner un teint acquis de la même sorte ! homme plus cruel que les monstres les plus féroces, qu’aurais-tu fait de plus si j’avais égorgé toute ta famille ? punirait-on d’un supplice plus lent et plus rigoureux le dernier des scélérats qui aurait à se reprocher la mort de tous les habitants d’une ville ? tu me refuses un verre d’eau, qu’on ne refuse pas aux plus grands criminels sur la roue ? encore même leur donne-t-on du vin s’ils en demandent. Puisque tu t’obstines à me refuser le moindre soulagement ; puisque tu es inexorable, je vais me préparer à mourir en patience. Dieu veuille avoir pitié de mon âme ! c’est à lui que je laisse le soin de me venger de ta cruauté, dont il est seul témoin. » Après ces paroles, elle se traîna au milieu de la terrasse, et souhaita mille fois que la mort vint finir son martyre.

La nuit s’approchant, et Régnier se trouvant assez vengé, fit prendre par son domestique, de retour depuis près d’une heure, les habits de madame Hélène, et marchant devant lui, il alla trouver la servante, qu’il rencontra sur la porte de la métairie, fort affligée de la disparition de sa chère maîtresse. « Ma bonne, lui dit-il en l’abordant, sais-tu où est madame Hélène ? – Hélas ! monsieur, je l’ignore. Je croyais la trouver ce matin dans son lit, mais elle est disparue, sans que je sache ce qu’elle est devenue, et vous me voyez fort chagrine ; car je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque malheur. – Que n’étais-tu avec elle, dit le philosophe d’un ton de mauvaise humeur, afin d’avoir pu me venger de toi comme je me suis vengé d’elle ! Mais, ce qui est différé n’est pas perdu : je saurai bien te punir tôt ou tard de ta méchanceté. Je t’apprendrai à te moquer des gens de ma sorte. » Puis, s’adressant à son valet : « Donne-lui ces habits, et dis-lui d’aller chercher sa maîtresse, si elle veut. »

La servante, après avoir reconnu les habits, ne doutant point que Régnier n’eût égorgé madame Hélène, eut une peur inconcevable pour sa propre vie. Elle les prit sans murmurer ; mais, lorsque Régnier et son valet furent partis, elle donna une libre carrière à sa douleur et courut vers la tour avec ces habits, en poussant des cris horribles.

Régnier et son domestique avaient à peine quitté la veuve pour se rendre à la métairie, que le fermier de cette infortunée, qui cherchait deux cochons égarés, alla voir s’ils ne seraient pas derrière la tour. Arrivé à cet endroit, il entend de tristes plaintes. « Qui est-ce qui gémit là-haut ? » cria-t-il. La dame, qui reconnut sa voix, l’appela par son nom : « Va, lui dit-elle, appeler ma servante, et dis-lui de venir ici. – Quoi ! c’est vous, madame ? Eh ! qui vous a donc perchée sur cette tour ? Savez-vous que votre domestique vous cherche partout depuis ce matin ; mais qui diable eût pu vous deviner là ? » Il court à l’échelle, et comme il travaille à la bien asseoir, afin qu’elle ne bouge pas de place sous les pieds de la dame, voilà la servante qui arrive tout éperdue, en demandant au métayer où est sa chère maîtresse. « Je suis ici, mon enfant, répond la dame en haussant la voix le plus qu’il lui est possible ; ne t’afflige point, apporte-moi seulement mes habits. » La servante, rassurée par ce qu’elle vient d’entendre, monte sur l’échelle, et voyant sa maîtresse étendue sur la terrasse, et ressemblant plutôt à un tronc de bois grillé qu’à un corps humain, elle pousse un cri de frayeur, se déchire le visage avec ses ongles, et la pleure comme si elle était morte ; mais Hélène la fait taire et la prie de lui aider à s’habiller. La veuve se consola un peu d’apprendre de sa servante que personne ne savait où elle avait été. Quand elle fut tout à fait habillée, elle pria le métayer de monter pour l’aider à descendre ; ce bon paysan, voyant qu’elle était hors d’état de se soutenir, la descendit avec beaucoup de peine sur ses épaules, et se disposait à la porter ainsi à la ferme, lorsque la servante, qui descendit la dernière, tomba de dessus l’échelle et se cassa une cuisse. Elle poussa un cri si effroyable, que le fermier fut obligé de poser la maîtresse sur un monceau d’herbe, pour aller secourir la domestique ; mais quand il vit qu’elle s’était cassé la cuisse, il la posa pareillement sur une pelouse, et revint à la dame. Ce nouveau malheur lui causa le plus violent chagrin, parce qu’elle espérait plus de secours de sa servante que de toute autre personne. Affligée outre mesure, elle recommença ses doléances avec tant d’excès, que le métayer non-seulement ne put la consoler, mais même se mit à pleurer avec elle. Madame Hélène, ne voulant pas que la nuit la surprît dans cet endroit, devenu si funeste à son repos, se fit porter à la maison du fermier, qui, accompagné de deux de ses frères, retourna chercher la servante. La femme du fermier donna ses soins à la veuve ; elle lava son corps avec de l’eau fraîche, lui fit prendre quelque nourriture légère, la déshabilla, la mit au lit et la fit transporter la nuit du lendemain à Florence, avec sa servante.

Madame Hélène, qui savait mentir, imagina un conte pour donner à cette double aventure un tour favorable dans l’esprit de ses frères. Elle leur fit accroire que la foudre était tombée sur elles et les avait ainsi maltraitées l’une et l’autre. On appela des médecins, qui eurent beaucoup de peine à lui rendre la santé ; sa peau demeura plusieurs fois attachée au drap de son lit. Ils rétablirent avec le temps la cuisse de la servante. La gaieté ne revint point avec la santé : madame Hélène oublia son amant, renonça à l’amour, et surtout à la plaisanterie.

Régnier, ayant appris que la servante avait eu la cuisse cassée, se crut assez vengé et en resta là. Il ne dit mot de l’aventure, moins par égard pour la veuve que pour sa propre réputation.

Voilà comment madame Hélène fut punie du tour qu’elle avait joué à Régnier ; elle ignorait sans doute de quoi sont capables les gens d’étude quand on les outrage. Ce sont des diables d’autant plus dangereux qu’ils sont plus instruits ; ainsi gardez-vous bien, mesdames, de jamais tromper un philosophe.

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