Nouvelle III L’avare dupé, ou l’homme gros d’enfant

Le sot juge dont je vous entretins hier me fit échapper l’occasion de vous conter une aventure de Calandrin, que je désirais de vous apprendre.

Quoique nous ayons souvent déjà parlé de lui, tout ce qui le concerne est si plaisant, que je ne crois pas vous déplaire en vous en parlant encore. Vous connaissez son caractère et celui de ses compagnons ; il est inutile de vous les retracer de nouveau. Je vous dirai donc, sans autre préambule, que mon héros, devenu possesseur d’une somme de deux cents livres par la mort d’une de ses tantes, se crut un des plus riches particuliers d’Italie. Il se mit en tête d’acheter une métairie. Il n’y avait homme dans Florence qui pût lui donner des renseignements sur un achat de cette nature qu’il ne consultât ; eût-il eu dix mille écus à y employer, il n’eût pas fait plus de démarches et n’y eût pas attaché plus d’importance. Il fut obligé de renoncer à tous les marchés qu’il entama ; le prix se trouvait toujours au-dessus de ses forces.

Lebrun et Bulfamaque, qui éclairaient sa conduite, lui remontrèrent plusieurs fois qu’il serait bien plus sage à lui d’employer son argent à régaler ses amis qu’à une acquisition qui ne lui convenait en aucune manière. Mais leurs conseils n’avaient pas fait impression sur son âme, et n’avaient pu l’amener à leur donner à dîner une seule fois. Comme ils s’en plaignaient un jour, arrive un de leurs compagnons, nommé Nello. Délibération sur la manière dont il faudrait s’y prendre pour se régaler aux dépens de Calandrin. On convint d’un projet dont voici l’exécution.

Le lendemain, Calandrin sort de sa maison ; il n’en est pas encore fort éloigné, que Nello l’aborde : « Bonjour, Calandrin. – Bonjour, Nello. » Après les premiers compliments d’usage, Nello fixe Calandrin avec une attention mêlée de surprise. « Que considères-tu donc ? dit Calandrin. – N’as-tu pas senti quelque chose cette nuit ? tu me parais absolument changé. – Comment ? que dis-tu ? que crois-tu donc qu’il me soit arrivé ? – Je ne sais ; quoi qu’il en soit, tu n’es pas comme à ton ordinaire, et Dieu veuille que ce ne soit pas ce que j’ai lieu d’imaginer. » Sur ces mots, Nello laisse aller Calandrin. Celui-ci, prévenu, inquiet, n’éprouvant cependant aucun mal, rencontre Bulfamaque à quelques pas, qui, l’ayant salué, lui demanda s’il ne sentait rien. « Je ne sais ; Nello, que je viens de rencontrer, m’a dit que je lui paraissais tout changé ; serait-il bien possible que j’eusse quelque chose ? – Si tu as quelque chose ! assurément ; tu sembles à demi mort. » À ces mots, Lebrun survint. « Ah ! Calandrin, quel visage as-tu là ! on te prendrait pour un mort. Comment te trouves-tu ? » Ces trois rapports si uniformes, et qui avaient l’air d’être si peu concertés, persuadèrent Calandrin qu’il était effectivement malade. « Que dois-je faire ? demanda-t-il douloureusement à ses amis. – Si tu m’en crois, dit Lebrun, tu te mettras dans ton lit, tu te couvriras bien, tu enverras de ton urine à maître Simon le médecin, qui, comme tu sais, est absolument dévoué à nos intérêts ; il découvrira le genre de ta maladie et t’en prescrira le remède. Nous voulons t’accompagner ; et, s’il est besoin de te faire quelque chose, nous sommes à ton service. » Nello les rejoignit, et tous trois suivirent Calandrin dans sa maison. Dès qu’ils furent arrivés, Calandrin dit tristement à sa femme : « Viens, ma femme, viens me couvrir, car j’éprouve une grande douleur. »

S’étant couché, son premier soin fut d’envoyer de son urine à maître Simon, qui, pour lors, demeurait au vieux marché, à l’enseigne du Melon. Il chargea une petite fille de ce message. Lebrun alors dit à ses compagnons : « Mes amis, demeurez ici ; moi, je vais savoir la réponse du médecin, et je l’amènerai, si cela est nécessaire. – Ah ! oui, mon ami, dit Calandrin, va savoir toi-même ce que tout cela veut dire ; je me sens du mal par-ci par-là, cela me donne beaucoup d’inquiétude. » Lebrun part, arrive chez maître Simon avant la petite fille, et lui fait part de tout le complot. La messagère entre avec la bouteille d’urine ; le médecin l’examine avec attention. « Retourne, ma mie, vers Calandrin ; dis-lui de se tenir chaudement ; dans un instant j’irai le voir ; je lui dirai quel mal il a et quel régime il doit garder pour s’en débarrasser. » La messagère revient, fait son rapport, et, un moment après, entre Lebrun accompagné du médecin. Il tâte le pouls du malade, et lui dit, en présence de sa femme : « Calandrin, mon ami, si tu veux que je te parle vrai, tu n’as d’autre mal que d’être gros d’enfant. »

À cette nouvelle inattendue, Calandrin, désespéré, s’écrie : « Ah ! ma femme, c’est toi qui m’as mis dans cet état. Je te l’avais bien dit ; tu n’as jamais voulu me croire, et, malgré mes remontrances, tu as toujours voulu te mettre sur moi et renverser l’ordre établi par la nature. » La femme, qui était très-honnête, rougit et quitta la chambre ; mais Calandrin continue : « Ah ! malheureux que je suis ! que vais-je devenir ? que puis-je faire ? comment accoucherai-je ? par où l’enfant pourra-t-il sortir ? Je vois bien qu’il faut mourir, et mourir par la rage de cette maudite femme. Dieu puisse-t-il lui faire autant de mal que je me désire de bien ! Si j’étais aussi sain que je le suis peu, je me lèverais bientôt, je prendrais un bâton et lui donnerais tant de coups, que je la mettrais en pièces. Cependant, si je suis puni, il faut convenir que je le mérite bien : je ne devais jamais condescendre à ses volontés. Mais, si je puis en revenir, qu’elle soit persuadée que je la verrais mourir mille fois plutôt que de la satisfaire à cet égard. » Lebrun, Bulfamaque et Nello faisaient tous leurs efforts pour s’empêcher de rire. Pour le médecin, il se donnait libre carrière, il éclatait si fort, il ouvrait si largement sa bouche, qu’on eût pu sans peine lui arracher toutes les dents. Enfin Calandrin eut recours à lui, se recommanda à son art, et le pria instamment de lui donner, dans cette détresse, ses conseils et ses soins. Le médecin lui dit obligeamment : « Mon ami, il ne faut pas tant te tourmenter. Grâce à Dieu, je me suis assez tôt aperçu de ton mal pour y apporter un remède aussi prompt qu’efficace ; mais il t’en coûtera un peu. « Hélas ! monsieur, j’ai deux cents livres, avec lesquelles je voulais acheter une métairie, prenez-les, s’il le faut, je les sacrifie volontiers pour me tirer de l’embarras où je suis, et pour n’être point dans le cas d’accoucher ; car, en vérité, je doute que je puisse soutenir une si terrible opération. J’ai, dans ce moment, entendu les femmes crier si fort, et n’étant pas conformé comme elles, je vois bien qu’il faudrait en mourir. – N’aie aucune inquiétude, mon ami, je vais te préparer un breuvage très-agréable qui, dans trois matinées, te tirera d’affaire et te rendra plus sain qu’auparavant. Mais, dans la suite, sois sage, et garde-toi bien de retomber dans tes anciennes folies. Pour composer l’eau que tu dois boire, il faut une demi-douzaine de chapons gras, et pour les autres drogues qu’on doit y mêler, tu donneras à Lebrun cinq livres ; il les achètera, et me fera tout porter dans ma boutique. Je t’enverrai demain matin, s’il plaît à Dieu, cet excellent breuvage, dont tu boiras un grand verre tous les jours. – Monsieur, lui répondit Calandrin, je remets tout entre vos mains. » Il donna cinq livres à Lebrun, outre l’argent nécessaire pour acheter les chapons, et le pria de vouloir bien se donner la peine d’en faire l’emplette pour l’amour de lui.

De retour chez lui, le médecin fit faire un bouillon qu’il envoya au prétendu malade. Lebrun, ayant acheté les chapons et tout ce qui devait les accompagner, revint avec Bulfamaque et Nello. L’on but et l’on mangea en l’honneur de Calandrin. Celui-ci prit son bouillon pendant trois jours de suite. Ses amis vinrent le voir. Le médecin lui ayant tâté le pouls, lui dit : « Calandrin, te voilà absolument guéri. Lève-toi maintenant ; tu peux sortir quand il te plaira. » Le sot se lève, va à ses affaires, court la ville et vante partout la cure merveilleuse que maître Simon a faite sur lui. Lebrun, Bulfamaque et Nello étaient charmés d’avoir pu tromper l’avarice de Calandrin ; mais la femme de ce dernier, s’étant aperçue du tour, s’en vengea en grondant son benêt de mari.

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