Nouvelle IV Le valet joueur

Il n’y a pas longtemps qu’il y avait à Sienne deux hommes de même âge et de même nom. Tous deux se nommaient François ; mais l’un était de la maison des Anjolliers, l’autre des Fortarigues. Quoiqu’ils fussent assez différents, de mœurs et de caractère, ils s’accordaient très-bien en un point, savoir, dans l’aversion qu’ils avaient respectivement pour leur père, et cette conformité criminelle avait suffi pour les lier d’une étroite amitié. Anjollier, qui était bien fait et d’une naissance distinguée, voyant que la pension que lui faisait son père ne pouvait l’entretenir à Sienne avec quelque éclat, et ayant appris qu’un cardinal de ses amis, et qui lui était entièrement dévoué, avait été envoyé par le pape dans la Marche d’Ancône avec le titre de légat, résolut d’aller le trouver, dans l’espérance d’augmenter, en s’attachant à lui, son état et sa fortune. Il communiqua son projet à son père, qui l’approuva, et qui voulut bien lui avancer six mois de sa pension, afin qu’il fût en état de s’habiller avec décence et de paraître avec honneur. Il ne lui manquait plus qu’un domestique. Fortarigue, qui sut qu’il en cherchait un, vint s’offrir pour lui en tenir lieu, sous le titre de page, ou de telle autre qualité qu’il voudrait lui donner, n’exigeant d’autre salaire que sa dépense. Anjollier répondit qu’il ne voulait pas consentir à cet arrangement ; qu’il le croyait très-capable de bien faire tout ce qui concerne le service, mais qu’il lui connaissait deux défauts insupportables, le goût du jeu et l’amour du vin. Fortarigue jura qu’il renoncerait à l’un et à l’autre. Enfin Anjollier, gagné par ses serments, vaincu par ses prières, consentit à tout.

On part, on va dîner à Boncouvent. L’excès de la chaleur décida Anjollier à s’y reposer. Il se fait préparer un lit, se déshabille, se couche, recommande à son nouveau domestique de l’éveiller à midi. Pendant son sommeil, Fortarigue court à la taverne ; il boit, il joue, et en peu d’heures il se voit dépouillé, non-seulement du peu d’argent qu’il pouvait avoir, mais encore de tous ses habits. Nu, en chemise, il va dans l’auberge où Anjollier dormait, monte à sa chambre, lui prend tout son argent et retourne au tripot. La fortune ne lui fut pas plus favorable : il perdit l’argent de son maître, comme il avait perdu le sien. Anjollier éveillé se lève, s’habille, demande Fortarigue ; et ne le trouvant point, il imagine qu’il dort en quelque endroit écarté, assoupi par les fumées du vin, selon son ancienne coutume. Cette mauvaise conduite le décide à le laisser là, projetant de prendre un valet à Corsignan. Mais, quand il voulut payer son hôte, il trouva sa bourse vide. Jugez du bruit qu’il fit ; il menaça l’hôte, l’hôtesse et tout son monde de les faire arrêter et conduire dans les prisons de Sienne. Toute la maison était en alarmes. Arrive Fortarigue, nu, comme la première fois, et venant pour se couvrir des habits de son maître, mais le voyant prêt à monter à cheval : « Qu’est-ce que ceci ? lui dit-il ; faut-il partir tout à l’heure ? attendez, je vous en conjure, quelques instants. J’ai mis mon habit en gage pour trente-huit sols, et l’homme va venir tout à l’heure ; je suis sûr qu’il le rendra pour trente-cinq sols ; c’est trois sols de gain : voudriez-vous perdre une si belle occasion ? » Pendant qu’il parlait ainsi, on vient dire à Anjollier que ce ne peut être que Fortarigue qui a pris son argent, attendu la quantité de celui qu’il avait perdu au jeu. Anjollier, outré de cette friponnerie, entre en fureur, l’accable d’injures, le menace de le faire pendre ou de le faire bannir de Sienne ; il eût été plus loin que les menaces, s’il n’eût craint de se manquer à lui-même. Enfin il monte à cheval. Fortarigue, feignant de croire que ces injures s’adressaient à un autre, disait à Anjollier : « Laissez là toutes ces folies, elles ne valent pas la peine de nous occuper ; revenons à ce qui nous intéresse véritablement. Songez qu’aujourd’hui nous pouvons l’avoir pour trente-cinq ; que demain il en vaudra peut-être trente-huit : encore un coup, dites-moi, je vous prie, pourquoi ne pas gagner ces trois sols ? » À ce ton de confiance, les spectateurs croyaient Fortarigue innocent, et, loin d’imaginer qu’il eût volé l’argent d’Anjollier, assuraient que celui-ci s’était emparé du sien. Cependant il se désespérait. « Quel besoin ai-je de ton pourpoint ? disait-il ; malheureux, que n’es-tu pendu ! non content d’avoir joué mon argent, tu retardes mon départ, et joins, sans pudeur, l’insolence à la friponnerie ! » Ces injures ne touchaient pas Fortarigue, qui, feignant toujours de croire que cela s’adressait à un autre, disait : « Hé ! pourquoi ne voulez-vous pas que je gagne ces trois sols ? pensez-vous que je ne puisse vous les rendre ? Je vous en conjure, par l’amitié que vous avez pour moi, faites ce que je vous demande. Qui vous presse de partir si vite ? nous pouvons encore arriver ce soir de bonne heure à la Tourrenière. Allons, tirez votre bourse. Je vous jure que je courrais tout Sienne avant de trouver un habit qui me convînt aussi bien que celui-là, et vous voudriez que je l’abandonnasse pour trente-huit sols ? Songez qu’il en vaut encore plus de quarante, et qu’ainsi vous me faites faire une double perte. » Anjollier, qui enrageait au fond de l’âme, mais décidé à ne plus répondre, tourne la bride de son cheval, et prend le chemin de Tourrenière. Fortarigue, qui avait son projet, le suit en chemise, le priant toujours de racheter son pourpoint. Anjollier, pour ne le point entendre, piquait son cheval. Enfin, après avoir couru à peu près l’espace d’une lieue, Fortarigue aperçut des laboureurs dans un champ voisin de la route, et leur crie de toute sa force : « Arrête, arrête ! » Ils accourent tous, l’un avec sa houe, l’autre avec sa bêche, et ils coupent le chemin à Anjollier, imaginant qu’il avait dépouillé celui qui courait ainsi en chemise après lui. Ce fut en vain qu’Anjollier leur dit ce qui en était. Fortarigue arrive, et, feignant d’être en colère : « Je ne sais à quoi il tient que je ne te tue, infâme, scélérat, dit-il à Anjollier : vous voyez, messieurs, comme il m’a équipé, après avoir joué et perdu tout ce qu’il avait ; mais, grâce à vous et à Dieu, je recouvre mon bien, j’en serai reconnaissant toute ma vie. » Anjollier en disait autant de son côté, mais on ne l’écoutait pas. Enfin, aidé des paysans, Fortarigue le descendit de cheval, le déshabilla, se revêtit de ses habits, monta sur son cheval, prit le chemin de Sienne, disant partout qu’il avait gagné le cheval et les habits d’Anjollier.

Ainsi, celui qui pensait aller trouver son cardinal en bon équipage dans la Marche d’Ancône fut obligé de s’en retourner, pauvre et nu, à Boncouvent. Il n’osa paraître à Sienne dans un si triste état. On lui prêta enfin des habits sur le cheval que montait Fortarigue, et qu’il avait été contraint de laisser à l’auberge pour gage de ce qu’il devait. Il alla à Corsignan, chez des parents qu’il y avait, et y demeura jusqu’à ce qu’il eut de nouveaux secours de son père. Ainsi la méchanceté de son compagnon renversa ses projets de fortune ; mais il sut s’en venger dans un temps plus favorable.

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