Nouvelle VII Le songe réalisé

Peut-être connaissez-vous Talan de Môle, homme d’une honnêteté reconnue. Il avait épousé une jeune fille, nommée Marguerite, qui le disputait en attraits à toutes celles de son sexe ; mais les défauts de son caractère étaient bien capables d’affaiblir l’impression de sa beauté. Fantasque, opiniâtre, inflexible et revêche, voilà son portrait au naturel. Personne ne faisait rien à son gré, il suffisait qu’on lui conseillât une chose pour qu’elle fît tout le contraire. Je vous laisse à penser si elle devait faire le bonheur de son mari ; comme il ne voyait point de remède à sa mauvaise humeur, il se fit un devoir de la supporter du mieux qu’il pouvait. Or, il arriva qu’étant avec cette espèce de mégère dans une belle maison de campagne qui lui appartenait, il songea une nuit qu’il voyait Marguerite se promenant dans un bois voisin du château, et, qu’après y avoir fait quelques tours, un loup monstrueux s’élançait sur elle, la prenait par la gorge, l’emportait, quoiqu’elle criât au secours de toute sa force, et que, l’ayant enfin lâchée, il lui avait laissé la gorge et le visage tout défigurés. Effrayé de ce songe, dès qu’il fut levé : « Ma femme, lui dit-il, quoique, grâce à ton mauvais caractère, il ne m’ait pas encore été permis de goûter un jour de bonheur avec toi, je serais cependant fâché qu’il t’arrivât quelque fâcheux accident. Si donc tu veux m’en croire, tu ne sortiras pas de la maison aujourd’hui. » Elle lui en demande la raison, et Talan lui fait part de son rêve. Au lieu d’être touchée des tendres alarmes de son mari : « Qui mal veut, mal songe, lui répondit-elle, en secouant la tête. Tu feins de m’aimer, de t’intéresser à mon sort, mais je lis dans ton cœur : tes rêves ne sont que l’expression de ce que tu me souhaites ; et je ferai en sorte de ne pas te donner cette satisfaction, ni aujourd’hui, ni jamais. – Je prévoyais ta réponse ; car, à laver la tête d’un âne, on perd sa lessive. Interprète mon songe comme il te plaira, peu m’importe ; mais je te conseille de nouveau de ne pas sortir aujourd’hui de la maison, ou du moins de ne pas aller dans le bois. – Je ferai précisément tout le contraire ; mon projet était d’y aller, et je n’y manquerai pas. »

Comme cette femme empoisonnait les meilleures intentions, elle se figura que son mari ne voulait l’empêcher d’aller au bois que parce qu’il devait avoir fait quelque partie fine dont il voulait lui dérober la connaissance. « Peut-être y a-t-il donné rendez-vous à quelque femme débauchée, disait-elle en son intérieur : le bonhomme serait bon en un moulin avec des aveugles ; moi, qui ne suis point aveugle, je ne serai pas sa dupe. Je me garderai bien de le croire ; je veux tout voir, tout connaître, et dussé-je rester au bois tout le jour, je saurai quelle espèce de tour il voulait me jouer. »

D’après cette résolution, dès que son mari fut sorti, elle part et arrive au bois ; elle choisit l’endroit le plus épais, s’y cache, fait attention au moindre bruit, et regarde de tous côtés si elle ne voit venir personne. Tandis que, sans crainte et sans défiance, elle attendait avec sécurité l’événement de sa ruse, arrive d’un prochain taillis un loup d’une taille énorme et d’un regard terrible. Cet animal féroce s’élance aussitôt sur elle, la saisit par la gorge et l’emporte comme un faible agneau ; elle n’a ni la force ni le courage de lui opposer la plus légère résistance. Le loup l’eût sûrement étranglée, si des bergers, qui l’aperçurent, ne l’eussent obligé par leurs cris à lâcher sa proie. Ces bergers accoururent et, l’ayant reconnue, quoiqu’elle fût fort défigurée, ils la portèrent dans sa maison. Elle fut longtemps malade ; mais enfin elle guérit par les soins de son mari, qui fit venir les plus habiles chirurgiens et médecins des environs. Leur art ne put cependant effacer les traces que la dent du loup avait laissées sur sa gorge et sur son visage, de sorte que sa beauté en fut extrêmement altérée. Honteuse de reparaître, après cette triste catastrophe, elle pleura souvent, dans la solitude à laquelle elle s’était condamnée, son entêtement, et se sut bien mauvais gré de n’avoir pas ajouté foi au songe de son mari.

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