Nouvelle VI Le berceau

Dans la plaine de Mugnon, près de Florence, vivait naguère un bon homme qui tenait auberge. Quoiqu’il fût pauvre et sa maison petite, il logeait quelquefois les passants ; mais ce n’était que lorsque l’extrême nécessité l’exigeait ou que les voyageurs étaient de sa connaissance. Il avait une femme jeune encore et assez jolie ; une fille de quinze à seize ans, pleine de grâces et d’appas, un petit garçon d’un an, qui tétait encore sa mère, composaient le reste du ménage.

Un gentilhomme de notre cité, nommé Pinuccio, qui passait souvent par ce chemin, était devenu amoureux de la fille de l’aubergiste. Celle-ci, qui se tenait fort honorée d’avoir attiré les regards d’un citadin, feignait de répondre à sa passion ; ce n’était encore que l’amour-propre qui la conduisait ; mais l’amour véritable lui disputa son cœur et en resta maître. Si Pinuccio eût été moins délicat, s’il eût moins craint pour son honneur et celui de son amante, il n’eût pas désiré longtemps en vain les plus douces faveurs ; mais plus la passion est vive, moins ces craintes ont d’empire. Celle de Pinuccio était parvenue au point de ne plus leur laisser de place. Il cherche donc les moyens de se satisfaire. Il imagine d’aller loger chez sa maîtresse, et, comme il connaissait parfaitement toute la maison, il ne doute pas de pouvoir réussir, sans que personne s’en aperçoive. Ce projet ne fut pas plutôt conçu qu’il l’exécuta. Il prit, avec un de ses amis, nommé Adrian, qui était le plus cher et le plus fidèle de ses confidents, des chevaux de louage, et, les ayant chargés de leurs valises, ils sortirent de Florence. Ils arrivèrent à nuit close dans la plaine de Mugnon ; et, comme s’ils fussent venus de la Romagne, ils vont droit à la taverne et heurtent à la porte. L’hôte ouvre. « Tu vois, lui dit Pinuccio, qu’il faut que tu nous loges cette nuit. Nous pensions aller coucher à Florence, mais nous avons eu beau piquer nos montures, il ne nous a pas été possible d’aller plus loin. – Vous savez, monsieur, répondit l’hôte, qu’il ne m’est guère possible de loger des voyageurs de cette espèce ; cependant, puisque la nuit vous a surpris ici, et que vous ne pouvez aller plus loin, je ferai tous mes efforts pour vous héberger de mon mieux. » Le premier soin des deux jeunes Florentins, après avoir mis pied à terre, fut de songer au souper de leurs chevaux ; ils s’occupèrent auprès du leur, et firent manger l’hôte avec eux.

Il n’y avait dans l’hôtellerie qu’une très-petite chambre, et dans cette petite chambre trois petits lits, rangés de manière à occuper le moins de place possible. Deux étaient adossés à un même côté du mur, et le troisième, qui faisait le triangle, était en face de ceux-là. L’hôte fit préparer le moins mauvais pour les étrangers. Dès qu’ils furent endormis, ou plutôt qu’ils feignirent de l’être, l’aimable Colette fut se coucher vis-à-vis d’eux ; les époux occupèrent le lit restant, à côté duquel la mère avait placé le berceau de son enfant. Pinuccio, à qui rien de cela n’était échappé, et croyant tout le monde endormi, se lève doucement, va droit au lit de sa maîtresse, qui le reçut non sans quelque frayeur, mais avec beaucoup plus de plaisir encore, et il jouit de tous les droits d’un amant aimé.

Tandis qu’il s’enivrait de plaisir, Adrian, qui avait un besoin à satisfaire, se lève, et rencontrant le berceau qui l’empêche d’ouvrir la porte, le déplace et le met près de son lit ; il oublie, au retour, de le remettre à sa première place. À peine s’est-il recouché, qu’un chat fit tomber quelque meuble. Le bruit éveille l’hôtesse, qui, craignant que ce ne fût quelque autre chose de plus sérieux, se lève à la hâte, et va, sans lumière, vers l’endroit où elle avait entendu le fracas. Voyant que ce qui était tombé n’était pas de grande conséquence, après avoir crié après le chat, elle revient à tâtons au lit où son mari couchait ; mais ne trouvant point le berceau : « Oh ! oh ! dit-elle en elle-même, la belle sottise que j’allais faire ! j’allais, ma foi, me coucher avec ces étrangers. » Et, revenant sur ses pas, elle se met, sans scrupule, dans le lit auprès duquel était le berceau. Elle se croyait dans les bras de son mari, elle était dans ceux d’Adrian ; car vous vous imaginez bien que ce jeune homme n’avait pas laissé échapper une si bonne fortune : dès qu’il sentit l’hôtesse auprès de lui, il n’eut garde de l’instruire de sa méprise, ni de perdre un instant pour en profiter.

Cependant Pinuccio, après avoir goûté avec Colette tous les plaisirs qu’il pouvait espérer, craignant que la fatigue ne le conduisît à un sommeil involontaire et dangereux entre les bras de son amante, la quitte et retourne dans son lit. Il rencontre le berceau ; et, croyant s’éloigner du lit de l’hôte, il va précisément se coucher avec lui ; et, ne pouvant contenir sa satisfaction, et imaginant l’épancher dans le cœur de son ami : « Adrian, dit-il, rien au monde, non, rien n’est aussi aimable que Colette, elle vient de m’enivrer de voluptés ; il n’est pas possible à un homme d’en goûter davantage avec aucune femme. » L’hôte, à qui de semblables nouvelles ne plaisaient nullement, dit en lui-même : « Que me vient conter celui-ci ? » Puis élevant la voix : « Voilà le tour le plus méchant et le plus perfide qu’on puisse jouer à un honnête homme ; et je ne l’avais pas mérité ; mais vous me le payerez. » Qui fut surpris ? ce fut Pinuccio. Comme il avait peu de présence d’esprit, il lui répond, tout étourdi de sa méprise, qu’il lui serait difficile de se venger, qu’il ne le craignait aucunement ; et, par cette réponse peu réfléchie, il pensa tout découvrir.

Sur ces entrefaites : « Écoute donc ces étrangers, je crois qu’ils ont quelque dispute, dit la femme à Adrian, qu’elle prenait toujours pour son mari. – Que nous importe ? laisse-les faire, répond Adrian, ils ont trop bu hier au soir. » Ce son de voix étranger fut un coup de foudre pour la femme, et lui fit connaître sa méprise. Que faire ? comment réparer cette aventure ? comment la déguiser ? Elle se lève, prend le berceau de son fils, le porte près du lit de sa fille, se couche avec celle-ci, et, feignant de s’éveiller au bruit de la dispute, elle appelle son mari, et lui demande le sujet de ce tintamarre. « N’entends-tu pas, répond celui-ci, ce que me conte Pinuccio, ce qu’il dit avoir fait cette nuit avec Colette ? – Il ment bien effrontément ; je te jure qu’il n’a point couché avec elle, car je ne l’ai point quittée, et n’ai point dormi assez profondément pour ne pas m’apercevoir de tout ce qui se serait passé. En vérité, tu es un grand sot de croire de pareilles sornettes. Mais vous voilà, vous autres hommes ; vous vous enivrez le soir, vous courez çà et là sans le sentir, et prenez les songes de votre ivresse pour des réalités : il serait bon, pour vous corriger, que vous vous rompissiez le coup une seule fois. Mais que fait là Pinuccio ? pourquoi n’est-il pas dans son lit ? » Adrian, voyant que la femme couvrait sagement sa honte et celle de sa fille : « Pinuccio, dit-il, je t’ai prié cent fois de ne jamais coucher hors de ta maison. Ce maudit défaut de te lever ainsi pendant tes rêves, et de débiter comme des vérités tout ce qui se présente à ton imagination, te jouera quelque mauvais tour. Reviens ici, et que Dieu te donne une bonne nuit. »

Après ce discours d’Adrian et celui de sa femme, l’hôte crut bonnement que Pinuccio était un somnambule. Il l’agite, il l’appelle. « Pinuccio, disait-il, Pinuccio, éveillez-vous donc et retournez dans votre lit. Pinuccio, à qui la conversation n’était pas échappée, voulut aussi contribuer à duper le pauvre homme : il feint de rêver de nouveau, et débite mille sottises dont l’hôte rit à gorge déployée. Enfin, à force d’être agité, il s’éveille : « Adrian, dit-il, est-ce qu’il est déjà jour ? – Oui, oui, viens ici. » Il se lève, feignant encore d’être endormi, quitte l’hôte et regagne son lit.

Dès que le jour parut, on se leva. L’hôte se moqua des songes et du songeur ; et, après avoir bu avec lui et chargé leurs chevaux, nos deux amis prirent le chemin de Florence. Ils étaient presque aussi contents de la tournure singulière que leur aventure avait prise que de l’aventure elle-même. Dans la suite, Pinuccio et Colette prirent d’autres moyens pour se voir fréquemment. La jeune fille fit croire à sa mère qu’en effet Pinuccio avait songé ; en sorte que cette bonne femme crut avoir veillé toute seule.

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