NOUVELLE VIII LA FORCE DU SENTIMENT

S’il faut en croire la tradition, il y eut dans notre ville de Florence un très-riche marchand, nommé Léonard Sighieri, qui n’eut de sa femme qu’un fils, à qui l’on donna le nom de Jérôme. Sa naissance fut suivie de fort près de la mort du père, qui laissa heureusement ses affaires en fort bon état. Les tuteurs de l’enfant régirent son bien avec beaucoup de probité, conjointement avec la veuve. Jérôme, devenu grand, se familiarisa avec les autres enfants du voisinage, et particulièrement avec la fille d’un tailleur. Cette familiarité devint, avec l’âge, un amour aussi tendre que violent. Jérôme n’était content que lorsqu’il était avec cette fille, ou qu’il la voyait, ou qu’il parlait d’elle. Sa mère s’en aperçut ; elle lui en fit des reproches, et le châtia même plusieurs fois à ce sujet. Quand elle vit qu’il persistait à l’aimer et à rechercher les occasions de se trouver avec cette fille, qui ne l’aimait pas moins tendrement, elle prit le parti de s’en plaindre à ses tuteurs. Cette femme, qui avait l’ambition d’élever son fils au-dessus de son état, leur tint à peu près ce langage : « Vous saurez que mon fils, quoiqu’il ne soit encore âgé que de quatorze ans, est passionnément amoureux de la fille d’un tailleur, notre voisin, nommé Silvestre. Or si nous n’apportons un prompt remède à cette passion, il pourra fort bien se faire qu’il l’épouse un jour secrètement ; et je mourrais de douleur si cela arrivait. Pour prévenir ce malheur, je serais d’avis que nous l’envoyassions dans quelque ville éloignée, chez un bon négociant. Je suis intimement persuadée qu’il n’aura pas plutôt perdu de vue l’objet dont il est épris qu’il l’oubliera ; et, à son retour, nous pourrons le marier à une demoiselle de bonne maison. » Les tuteurs approuvèrent fort son avis, et lui promirent de se prêter de tout leur pouvoir à ses vues. Ils appellent d’abord le jeune homme dans le magasin : « Mon cher enfant, lui dit l’un d’eux avec beaucoup de douceur, te voilà assez grand pour commencer à prendre connaissance de tes affaires. Nous serions donc très-charmés que tu allasses passer quelque temps à Paris, pour apprendre le commerce chez quelque habile négociant et te mettre en état de juger ensuite par toi-même si nous avons bien ou mal régi tes biens, dont une partie se trouve d’ailleurs dans les comptoirs de cette ville. Outre les lumières que tu acquerras sur le commerce, tu pourras te former, te polir dans ce qu’on appelle la bonne compagnie, qu’il te sera facile de fréquenter. Il n’y a pas de ville au monde où il y ait plus de politesse et plus de gens aimables ; tu en prendras les mœurs et les manières, après quoi tu reviendras ici. »

Le pupille écouta ce discours avec beaucoup d’attention, et répondit, sans balancer, qu’il pouvait faire tout cela à Florence, et qu’il n’irait point à Paris. On eut beau insister, lui vanter tous les avantages qui devaient lui revenir ; on eut beau le flatter, le caresser, il n’y eut pas moyen de lui faire dire autre chose.

Les tuteurs en firent le rapport à la mère. Cette femme, irritée non de ce que son fils refusait d’aller à Paris, mais de ce qu’il était toujours amoureux, l’accabla de reproches et d’injures. Elle eut ensuite recours à la douceur ; elle le flatta, le caressa, le pria de toutes les manières de se conformer à la volonté de ses tuteurs : enfin elle sut si bien faire, qu’elle le fit consentir d’aller passer un an en France, avec promesse de le rappeler après ce temps expiré. On ne lui tint pas parole, car on le fit demeurer deux ans entiers à Paris, sous l’espoir de l’envoyer chercher de jour en jour. Jérôme, qui n’en avait pas passé un seul sans penser à la fille de Silvestre, que l’éloignement lui rendait plus chère encore, était furieux de tous ces délais, et serait venu de lui-même à Florence, si l’on n’eût eu l’art de lui faire continuellement envisager son rappel comme très-prochain.

De retour enfin dans sa patrie, toujours possédé du même amour, impatient de savoir des nouvelles de celle qui en est l’objet, il s’empresse d’en demander, en attendant qu’il puisse la voir. On lui dit qu’elle est mariée. Cette nouvelle fut pour lui un coup de poignard. Il était inconsolable ; mais le mal était sans remède, il fallut prendre patience. Une passion que l’absence n’avait fait qu’augmenter ne se déracine pas aisément : Jérôme était trop dominé par la sienne pour songer seulement à vouloir en guérir. Il ne perdit point l’espérance d’être heureux. Persuadé que sa chère maîtresse conservait toujours pour lui les mêmes sentiments, il s’informa quelle maison elle habitait. Il passa et repassa devant ses fenêtres, mais toutes ses démarches furent inutiles ; soit que la belle ne l’aperçût point, soit qu’elle l’eût entièrement oublié, elle ne lui donna aucun signe de vie. Jérôme ne perdit point courage ; il tenta toute sorte de moyens pour la voir et tâcher de regagner ses bonnes grâces, supposé qu’il les eût perdues. Il résolut de lui parler à quelque prix que ce fût. Il forme donc le projet de s’introduire secrètement dans sa maison. Il en apprend tous les êtres par un voisin de la dame, et après avoir guetté le moment favorable, y entre sans être aperçu, un soir qu’elle et son mari étaient allés veiller chez un de leurs amis. Il se cache dans la chambre à coucher, derrière un lit de camp. Là, le cœur agité par l’amour et la crainte, il attendit qu’ils fussent rentrés et couchés. Aussitôt qu’il comprit que le mari dormait, il alla, sur la pointe des pieds, vers le lit, du côté où la femme s’était couchée. Encouragé par le sommeil du mari qui ronflait, il se hasarda à poser sa main sur la gorge de son ancienne maîtresse, et, se courbant en même temps, lui dit d’une voix extrêmement basse : « Ne dis rien, ma chère amie, si tu ne dors pas ; je suis Jérôme, ton bon ami, qui ne peut vivre sans t’aimer et qui t’aimera jusqu’au tombeau ; ne dis rien, je t’en prie. » La belle, qui ne dormait pas, faillit se trouver mal de frayeur. « À quoi vous exposez-vous ? lui répondit-elle toute tremblante. Au nom de Dieu, au nom de l’attachement que vous dites avoir pour moi, retirez-vous, je vous en conjure ; si mon mari se réveille, vous êtes perdu, et vous serez cause que nous vivrons mal ensemble, ce que nous n’avons pas fait jusqu’ici. Il m’aime, il me rend heureuse : vous êtes trop honnête pour vouloir troubler notre repos. » Qu’on juge de l’impression que dut faire ce discours sur le cœur du jeune homme ! Il en fut extrêmement affligé. Il ne laissa pourtant pas de rappeler à sa maîtresse leur amitié passée, de lui jurer que l’éloignement et l’absence, au lieu de nuire à sa tendresse, n’avaient fait que l’augmenter, et lui déclara que si elle ne consentait à l’aimer comme autrefois, il se tuerait de désespoir. Ni ses prières ni ses menaces ne purent déterminer la dame à lui accorder la moindre faveur. Jérôme était trop amoureux pour lâcher prise ; un baiser qu’il fit à la dame avait porté un feu dévorant dans son âme ; mais ce feu ne l’empêchait sans doute pas d’avoir son corps gelé de froid. On était dans l’hiver ; il demanda pour dernière grâce qu’il lui fût au moins permis de se coucher à côté d’elle, pour se réchauffer un peu, avec promesse de ne lui rien faire qui pût lui déplaire le moins du monde, et de se retirer aussitôt après qu’il se sentirait réchauffé. La jeune femme, touchée de compassion, lui accorda cette petite grâce, à condition toutefois qu’il ne lui parlerait plus de rien. Elle se pousse donc pour lui faire place, et Jérôme se met doucement à son côté. Le pauvre garçon ne jouit pas longtemps de cette légère faveur ; car, soit qu’il succombât à la douleur de n’être plus aimé de celle qu’il avait lui-même tant aimée et qu’il idolâtrait encore, soit que les efforts qu’il faisait pour retenir les mouvements impétueux de sa passion eussent détraqué ses organes, il mourut incontinent, sans proférer une seule parole. La belle, surprise de sa grande tranquillité, et voyant qu’il ne se pressait point de se retirer, prit le parti de l’en prier. Comme elle n’en recevait point de réponse, elle crut qu’il s’était endormi. Elle avance alors la main, et se met en devoir de l’éveiller. Étonnée de le trouver froid comme glace, elle le touche, le secoue, le retouche, et ne doute pas qu’il ne soit mort. On peut imaginer quels durent être sa douleur et son embarras. Quel parti prendre ? que faire en pareille conjoncture ? Que dira-t-elle à son mari ? Elle imagina de le pressentir sur le fait, avant de lui dire qu’il lui fût personnel. Après l’avoir éveillé, elle le lui raconta comme étant arrivé à une femme de sa connaissance ; puis elle lui demanda quel conseil il lui donnerait, si elle se trouvait elle-même dans un cas pareil. Le mari répondit qu’il faudrait porter sans bruit le corps du galant devant sa maison, sans savoir mauvais gré de l’aventure à la femme, puisqu’elle n’y aurait point donné lieu. « C’est donc, répliqua-t-elle, ce que nous avons à faire. » Elle lui prit en même temps la main, et lui fit toucher le corps glacé de Jérôme. Le mari, fort chagrin d’un pareil événement, se lève, allume une chandelle, prend le mort sur ses épaules, et, sans faire le moindre reproche à sa femme, qu’il croit vraiment innocente, le porte devant la maison de sa mère, et revient tranquillement se coucher.

Le lendemain, toute la ville fut instruite de cette mort. On ne savait à quoi l’attribuer. La mère de Jérôme était inconsolable. Elle fit examiner le corps de son fils par des médecins qui, n’y trouvant ni plaie ni meurtrissure, dirent qu’il devait être mort de chagrin. Il fut porté à l’église, où la mère, suivant notre usage, se rendit en habits de deuil, accompagnée des parents et des amis du voisinage.

Cependant le mari de la fille Silvestre, curieux d’apprendre si l’on savait quelque chose de l’aventure, engagea sa femme à se couvrir d’un voile, à aller à l’église, à se mêler parmi les femmes du deuil, pour tâcher de découvrir ce que l’on pensait de cette mort inopinée. « J’irai aussi de mon côté, ajouta-t-il, et je me glisserai parmi les hommes pour entendre ce qu’on dira. »

La cruelle amante de Jérôme, sensible, mais trop tard, à l’amour extrême que ce jeune homme avait eu pour elle, fut charmée de la proposition de son mari, qui la mettait à portée de rendre les derniers devoirs à celui dont elle avait sujet, en quelque sorte, de se reprocher la mort. Elle se couvrit donc d’une cape, et arriva à l’église, le cœur plein de tristesse. Qu’il est difficile de connaître les puissants effets de l’amour ! Le cœur de cette femme, que la brillante fortune de Jérôme n’avait pu toucher, fut vivement ému et attendri à la vue du convoi ; la passion qu’elle avait eue autrefois pour ce fidèle amant reprit tout à coup son premier empire. Son cœur s’ouvre au repentir et à la plus vive compassion, et, s’abandonnant entièrement à la douleur, elle suit le deuil dans l’église, perce la foule, pénètre jusqu’à l’endroit où repose le corps de Jérôme, se jette sur lui en sanglotant et en poussant un cri qui alla jusqu’au cœur des assistants. À peine eut-elle vu le visage de celui que le chagrin de n’avoir pu l’attendrir avait étouffé, qu’elle fut étouffée elle-même par la force du sentiment douloureux de l’avoir perdu. Les autres femmes, sans savoir qui elle était, à cause du voile qui la couvrait, et qui la prenaient peut-être pour la mère du défunt, se mettent aussitôt en devoir de la consoler et de la faire retirer ; voyant qu’elle ne bougeait pas de place, elles la saisissent par les bras et la trouvent morte. Leur étonnement redoubla lorsque, après lui avoir ôté le voile, elles la reconnurent pour la fille de Silvestre, que Jérôme avait tendrement aimée. Alors les pleurs de la mère de recommencer, et les gémissements des autres femmes de se faire entendre. Le bruit de cette mort parvint bientôt à l’endroit où étaient les hommes. Le mari, qui fut des premiers à en être informé, se livra à la douleur et aux larmes, sans vouloir recevoir aucune consolation. L’excès de son affliction ne lui laissant plus l’usage de sa raison, il se mit à conter ce qui était arrivé la nuit précédente, et chacun vit plus clairement la cause de la mort de ce couple d’amants infortunés. On suspendit l’inhumation de Jérôme, pour l’ensevelir dans le même tombeau que sa maîtresse ; de sorte que la mort fit ce que l’amour n’avait pu faire en les unissant pour ne plus se séparer.

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