NOUVELLE IX LE MARI JALOUX ET CRUEL

Personne n’ignore qu’il y eut autrefois en Provence deux nobles chevaliers de réputation, connus, l’un sous le nom de Guillaume de Roussillon, et l’autre sous celui de Guillaume Gardastain. Comme ils étaient tous deux fort célèbres par leurs exploits militaires, ils se lièrent d’amitié, et se trouvaient toujours ensemble aux tournois, aux joutes et aux autres exercices de chevalerie, et prenaient plaisir à porter ordinairement les mêmes couleurs de distinction. Ils faisaient leur séjour ordinaire chacun dans son château, à cinq ou six lieues l’un de l’autre. Comme ils se voyaient fréquemment, il arriva que, malgré l’amitié qui les unissait, Gardastain devint passionnément amoureux de la femme de Roussillon, qui était très-belle et très-bien faite. La dame, sensible aux attentions, aux prévenances et au mérite du chevalier, ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle lui avait donné de l’amour ; sa vanité en fut si flattée, qu’elle attendait avec impatience qu’il lui déclarât ses sentiments, bien résolue d’y répondre d’une manière à lui donner toute la satisfaction qu’il pouvait désirer. Elle ne languit pas longtemps ; Gardastain lui ayant ouvert son cœur, ils furent bientôt d’intelligence, et se donnèrent réciproquement les plus tendres preuves d’amour. Soit que leurs rendez-vous fussent trop fréquents, soit qu’ils fussent mal concertés, le mari s’aperçut de leur intrigue. Dès ce moment, l’amitié qu’il avait pour Gardastain se changea en aversion ; mais il fut plus politique en haine que les deux amants ne l’étaient en amour. Il sut si bien cacher son ressentiment, qu’on ne se doutait même point qu’il pût être jaloux. Il l’était cependant à tel point, qu’il jura dans son cœur d’arracher la vie au perfide chevalier qui le trahissait. On venait de publier à son de trompe qu’il devait y avoir un grand tournoi aux environs de la Provence. Cette circonstance parut favorable à l’exécution de son dessein. Il fait savoir à Gardastain la nouvelle du tournoi, en le priant de le venir trouver, pour délibérer ensemble s’ils iraient, et de quelle manière ils s’habilleraient. Celui-ci, charmé de l’invitation, répondit qu’il irait sans faute le lendemain souper avec lui.

Guillaume de Roussillon crut ne pas devoir différer plus longtemps sa vengeance. Dès le matin, armé de pied en cap, il monte à cheval, suivi de quelques domestiques, et va se mettre en embuscade à une demi-lieue de son château, dans un bois par où Gardastain devait passer. Après avoir attendu quelque temps, il le voit venir accompagné de deux valets seulement, et sans armes, comme gens qui ne se défient de rien. Aussitôt qu’il l’aperçoit, il court à lui comme un furieux, la lance à la main, et la lui plonge dans le sein en lui disant : « Voilà comme je me venge de la perfidie de mes amis. » Le chevalier, percé d’outre en outre, tombe mort, sans avoir eu le temps de proférer une seule parole. Ses domestiques piquent des deux, et s’en retournent au grand galop d’où ils venaient, sans savoir par qui leur maître avait été si lestement assassiné.

Roussillon, se voyant seul avec ses gens, descend de cheval, ouvre, avec un couteau, le corps de Gardastain, lui arrache le cœur, l’enveloppe d’une banderole de lance, et ordonne à un de ses domestiques de l’emporter, avec défense à tous de jamais parler de ce qui venait de se passer, s’ils ne voulaient s’exposer à tout son ressentiment. Il reprit ensuite le chemin du château, et y arriva qu’il était déjà nuit.

La dame, qui savait que Gardastain devait aller souper chez elle, l’attendait avec l’impatience d’une femme qui l’aimait tendrement. Surprise de ne le voir point venir avec son mari, elle lui en demanda la raison. « Il m’a fait dire, lui répondit-il, qu’il ne viendrait que demain. » Cette réponse ne plut guère à la belle ; mais force lui fut de n’en rien témoigner.

À peine Guillaume avait-il mis pied à terre, qu’il appela son cuisinier. « Tiens, lui dit-il, prends ce cœur de sanglier, et prépare-le de la manière la plus délicate et la plus ragoûtante. Tu me le feras servir dans un plat d’argent. » Le cuisinier lui obéit, employa toute sa science pour l’apprêter, et en fit le meilleur hachis du monde.

L’heure du souper arrivée, Guillaume se mit à table avec sa femme. L’idée du crime qu’il venait de commettre le rendait rêveur et lui ôtait l’appétit ; aussi mangea-t-il fort peu. On servit le hachis, dont il ne mangea point. La dame, qui ce soir-là était de fort bon appétit, en goûta, et le trouva si bon, qu’elle le mangea tout. « Comment avez-vous trouvé ce mets ? lui dit alors son mari. – Excellent, répondit-elle. – Je n’ai pas de peine à le croire, répliqua Guillaume ; il est assez naturel de trouver bon mort, ce qui vous a tant plu étant vivant. – Comment ? dit la dame après un moment de silence ; que m’avez-vous donc fait manger ? – Le cœur du perfide Gardastain, répond le chevalier, ce cœur que vous n’avez pas eu honte d’aimer, ce cœur que je lui ai arraché de mes propres mains, un moment avant mon arrivée ; oui, c’est ce cœur que vous venez de manger. »

Je n’essayerai point de rendre la douleur de la dame à cette horrible nouvelle. Il suffit de savoir, pour s’en former une idée, qu’elle aimait Gardastain plus que sa vie. Son âme, naturellement sensible, était en proie à tous les sentiments capables de la déchirer. L’accablement où elle se trouvait l’empêcha quelque temps de parler ; mais enfin, revenue à elle : « Vous avez fait le personnage d’un lâche et perfide chevalier, lui dit-elle en soupirant. Gardastain ne m’a fait aucune violence ; moi seule je vous ai trahi, et c’est moi seule qu’il fallait punir. À Dieu ne plaise qu’après avoir mangé d’une viande aussi précieuse que l’est le cœur du plus aimable et du plus vaillant des chevaliers qui fut jamais, je sois tentée de la mêler avec d’autres, et de prendre jamais de nouveaux aliments ! » Elle se lève de table en achevant ces mots, se jette, sans balancer, par une fenêtre très-élevée, et s’écrase en tombant.

Guillaume de Roussillon connut alors sa faute, et se la reprocha amèrement. La peur le saisit, et lui fit promptement prendre la fuite. Le lendemain, l’aventure ayant été divulguée jusqu’aux moindres circonstances, les amis, les parents de la dame et du comte de Provence recueillirent les restes de ces corps, et les firent ensevelir ensemble, avec beaucoup de pompe, dans l’église du château du barbare chevalier. On grava sur leur tombeau une épitaphe qu’on y voit encore, et qui contient les qualités de ces deux amants infortunés et l’histoire de leur mort.

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