NOUVELLE II LE FAUX ANGE GABRIEL OU L’HYPOCRITE PUNI

Il y avait dans la ville d’Imola un mauvais sujet, nommé Berto de la Massa, tellement reconnu pour fourbe et pour méchant, qu’on n’ajoutait jamais foi à ce qu’il disait, et qu’on lui eût prêté de mauvais desseins s’il eût été capable de faire une bonne action. Voyant qu’il était trop connu dans cette ville pour pouvoir y demeurer encore, il prit le parti d’aller à Venise, refuge ordinaire des bandits et des libertins. Dans l’espérance d’y suivre plus librement ses inclinations perverses, il crut devoir changer de nom et mettre plus de politique dans sa conduite. Il débuta donc par se montrer tout différent de ce qu’il était. Il afficha la probité, l’amour de la religion, et finit par se faire cordelier, sous le nom de frère Albert d’Imola, non qu’il fût converti, mais uniquement pour se mettre à l’abri de la misère et se procurer les moyens de satisfaire ses passions sous le manteau de la religion. Que d’hommes ont embrassé l’état religieux dans ces mêmes vues !

Frère Albert comprit qu’il devait se gêner pour parvenir à son but ; il s’y résolut, se proposant de se dédommager quand l’occasion se présenterait. Il commença donc par afficher la plus grande austérité. Louer les dévots, recommander le jeûne et la prière, vanter les douceurs de la pénitence, était l’unique sujet de ses discours. Il ne faisait gras en aucun temps, ne buvait de vin qu’en cachette, s’approchait fort souvent des sacrements, et consacrait les heures de récréation à l’étude. Par ce moyen, il s’acquit bientôt l’estime de ses confrères, qui, le jugeant aussi savant que pieux, ne balancèrent point à lui faire prendre la prêtrise. Il s’adonna ensuite à la chaire ; et comme il avait de l’esprit et de l’ambition, qui en donne à ceux qui n’en ont pas, il ne tarda pas à devenir célèbre parmi ses concurrents. Il était le plus suivi de tous. À l’entendre prêcher, personne n’eût pu le soupçonner de n’être pas pénétré des vérités qu’il enseignait, tant il avait l’art de se déguiser. Il lui arrivait quelquefois de pleurer, pour mieux paraître touché et pour toucher davantage ses auditeurs. Enfin, il sut si bien faire, qu’il s’acquit en fort peu de temps l’estime et la confiance de toute la ville. On ne parlait que du frère Albert ; toutes les dévotes voulaient l’avoir pour directeur ; les plus honnêtes gens le faisaient appeler au lit de la mort : plusieurs le nommaient exécuteur de leurs dernières volontés ; d’autres mettaient leur argent et ce qu’ils avaient de plus précieux en dépôt entre ses mains. Je vous laisse à penser si le drôle faisait de bons coups, quand il était sûr de n’être ni découvert, ni soupçonné. Il y était d’autant plus encouragé, que quand on l’eût surpris en faute, on n’aurait pu le croire coupable, tant il était en grande vénération dans tous les esprits. Jamais cordelier, pas même saint François d’Assise, ne jouit pendant sa vie d’une aussi grande réputation de sainteté.

L’empire que frère Albert avait pris sur lui-même ne s’étendait que sur ses actions extérieures. Il nourrissait ses anciens vices dans le fond de son cœur, et y avait ajouté l’hypocrisie, le plus grand de tous, puisque l’hypocrisie se joue de Dieu même. Comme il avait toujours eu du goût pour les femmes, quand il rencontrait une pénitente facile ou crédule, il la conduisait adroitement dans ses filets. Un jour, une jeune femme d’un esprit faible et niais, nommée Lisette de Caquirino, vint se confesser à lui. Elle était mariée à un riche marchand, que ses affaires de commerce avaient attiré en Flandre depuis peu de temps. Après qu’elle eut débité assez lentement la kyrielle de ses péchés, le moine lui demanda si elle n’avait point de galant. La dame, fière et orgueilleuse comme sont tous les Vénitiens, lui répondit avec humeur : « De quoi vous servent donc vos yeux, mon révérend père ! croyez-vous que ma beauté soit de nature à être facilement prostituée ? J’aurais sans doute plus d’amants que je ne voudrais, si j’étais moins difficile ; mais comme mes charmes sont extraordinaires, je les réserve aussi pour des gens qui en vaillent la peine. Avez-vous vu des femmes aussi bien faites et aussi belles que je le suis ? » Elle dit mille autres extravagances au sujet de sa beauté, qu’elle traita plus d’une fois de céleste et de divine. Frère Albert comprit sans peine que sa pénitente avait le cerveau un peu creux, quoique effectivement elle fût assez jolie ; et voyant que c’était là précisément ce qu’il lui fallait, il la convoita aussitôt et en devint passionnément amoureux. Il remit cependant à un temps plus favorable le soin de l’apprivoiser ; et, pour continuer son personnage d’homme pieux, il lui fit une petite morale, et lui remontra que ce qu’elle disait d’avantageux pour elle était un effet de vaine gloire et d’amour-propre dont elle devait se corriger. La pénitente, qui n’entendait pas raillerie et qui ne sentait sans doute pas la force des termes, lui répondit tout uniment qu’il était un sot, puisqu’il ne savait pas distinguer une beauté d’une autre. Frère Albert, qui ne voulait pas l’aigrir davantage, lui donna l’absolution et la renvoya sans rien répliquer.

Quelques jours après, accompagné d’un moine qui lui était dévoué, il alla la voir dans sa maison ; et l’ayant prise en particulier, il se jeta à ses pieds. « Madame, lui dit-il, je vous prie de me pardonner ce que je vous dis dimanche dernier en vous confessant : j’en fus si sévèrement châtié la nuit suivante, que j’ai passé depuis presque tout le temps au lit. – Et qui vous a châtié de la sorte ? dit la jeune et folle Lisette. – Vous allez en être instruite. Le soir qui suivit votre confession, étant à mon ordinaire en oraison dans ma cellule, j’aperçus tout à coup une grande lumière. À peine ai-je tourné la tête pour voir ce que c’est, qu’un beau jeune homme saute sur moi et m’assomme de coups de bâton. Après m’avoir ainsi maltraité, je lui demandai qui il était, et pourquoi il m’avait battu ; il me répondit qu’il était l’ange Gabriel, et qu’il m’avait châtié parce que j’avais osé censurer la beauté céleste de madame Lisette, qu’il aimait, après Dieu, par-dessus toutes choses. Je lui demandai pardon, comme vous jugez bien. “Je te pardonne, me répondit-il, à condition que tu iras trouver cette dame pour lui faire tes excuses. Arrange-toi comme tu pourras, ajouta-t-il ; mais sois assuré que si elle ne veut point te pardonner, je reviendrai, et je te donnerai tant de coups, que tu t’en ressentiras le reste de ta vie.” Pardonnez-moi donc, madame, je vous rendrai compte ensuite de ce que l’ange me dit de plus. »

La petite imbécile était au comble de la joie d’entendre des choses qui flattaient si fort sa folle vanité, et qu’elle n’avait garde de révoquer en doute. « Je vous le disais bien, père Albert, lui répondit-elle d’un ton de gravité, que mes charmes étaient tout célestes. Je suis cependant très-fâchée du mal que vous avez eu ; et afin que vous ne soyez plus maltraité, je vous pardonne, à condition toutefois que vous me répéterez tout ce que l’ange vous a dit. – Puisque vous me pardonnez, reprit le moine, je ne vous cacherai rien ; mais souvenez-vous bien qu’il vous faut garder un secret inviolable sur ce que je vais vous révéler. – Parlez sans crainte et comptez sur ma discrétion. – Vous êtes la plus heureuse de toutes les femmes, lui dit alors le père Albert : l’ange Gabriel vous aime avec passion, et s’il n’avait pas craint de vous déplaire, ou plutôt de vous effrayer, il y a déjà longtemps qu’il serait venu coucher avec vous. Il m’a chargé de vous dire qu’il en avait la plus grande envie, et qu’il se proposait de venir vous trouver la nuit qu’il vous plaira de lui assigner. Mais comme il est ange, et que s’il venait sous cette forme, vous ne pourriez le toucher, il m’a déclaré que, pour vous faire plaisir, il prendra la figure humaine. C’est pourquoi il m’a donné ordre de vous demander dans quel temps vous voulez qu’il vienne, et sous la forme de qui : soyez persuadée qu’il sera très-exact au rendez-vous ; par conséquent, vous pourrez vous flatter d’être la plus heureuse des femmes, comme vous en êtes la plus belle. » La bonne dame répondit naïvement qu’elle était ravie de l’amour que l’ange avait conçu pour elle, parce qu’elle avait toujours eu pour lui beaucoup de dévotion. Je ne vois son image dans aucune église, dans aucune chapelle, que je ne fasse brûler aussitôt un cierge en son honneur. Il peut venir quand il voudra, il sera bien reçu, et me trouvera seule dans ma chambre. Je le laisse le maître de prendre la figure de qui bon lui semblera, pourvu qu’elle ne soit pas effrayante. – Vous parlez à ravir, ma belle dame, laissez-moi faire, vous serez satisfaite. Mais j’aurais une grâce à vous demander : elle ne vous coûtera rien, et me fera grand plaisir : c’est de trouver bon que l’ange emprunte mon corps. Voici le bien qui en résultera pour moi : l’ange, animant mon corps, enverra mon âme en paradis, et l’y retiendra tant qu’il demeurera avec vous. – Il est juste, répliqua Lisette, de vous donner cette consolation, pour vous dédommager des coups de bâton que je vous ai attirés. – Vous donnerez donc vos ordres, madame, s’il vous plaît, pour que cette nuit l’ange trouve la porte de votre maison ouverte, parce que, venant vous voir avec un corps, il ne peut entrer que par la porte, comme font les hommes. » Lisette l’ayant promis, le cordelier se retira et la laissa si pleine de joie et d’impatience de voir son ange, qu’elle ne pesait pas une once, et que chaque moment lui paraissait un siècle.

Frère Albert se prépara d’avance au personnage qu’il devait faire la nuit suivante. Comme ce n’était pas le rôle d’un ange qu’il devait jouer, il commença par prendre plusieurs restaurants pour se fortifier et se mettre en état de faire des prodiges de valeur. Sitôt que la nuit fut venue, il sortit accompagné du moine qui lui était affidé, et s’en alla dans la maison d’une appareilleuse de sa connaissance, où il avait autrefois accoutumé de prendre ses ébats, lorsqu’il trouvait quelque jeune femme de bonne volonté. Après s’être muni d’une longue robe blanche, il se rendit, lorsqu’il crut qu’il en était temps, chez la belle Lisette. Il ouvre la porte, qui n’était fermée qu’au loquet, met l’habit blanc qu’il avait apporté, et monte dans la chambre de la dame, qui, ravie de la blancheur éclatante de l’ange prétendu, se met à genoux devant lui. L’ange lui donne sa bénédiction, la relève, et lui fait signe de se mettre au lit. Elle obéit incontinent, et monsieur l’ange de la suivre. Frère Albert était assez bel homme et d’une constitution vigoureuse ; ainsi, se trouvant dans les mêmes draps que Lisette, qui était fraîche et délicate, il ne tarda pas à lui faire connaître que les anges de son espèce étaient plus habiles que son mari. Elle était dans le ravissement, et bénissait le ciel de lui avoir donné une beauté assez brillante pour qu’un ange en devînt amoureux. La scène fut remplie tout autant de temps qu’il en fallait pour contenter la belle sans la fatiguer. Les intermèdes furent employés à s’entretenir de la gloire céleste. À la pointe du jour, le cordelier, jugeant qu’il était temps de se retirer, prit des mesures pour son retour, et alla rejoindre son compagnon, que la charitable vieille avait fait coucher avec elle pour l’empêcher de s’ennuyer.

Madame Lisette n’eut pas plutôt dîné qu’elle alla trouver frère Albert pour lui apprendre qu’elle avait reçu la visite de l’ange Gabriel, et lui conter ce qu’il lui avait dit de la gloire céleste, mêlant dans son récit mille fables de sa façon. « J’ignore, madame, lui dit le moine, comment vous vous êtes trouvée de sa visite ; mais je sais bien qu’après m’être apparu la nuit dernière pour apprendre le succès de mon ambassade, il a tout à coup fait passer mon âme dans un lieu de délices dont les hommes n’ont aucune idée, et où j’ai demeuré jusqu’à la pointe du jour. Pour mon corps, j’ignore ce qu’il est devenu pendant tout ce temps qui m’a paru très-court. – Votre corps, répond madame Lisette, a été toute la nuit dans mes bras avec l’ange Gabriel. Si vous en doutez, regardez sous votre teton gauche, vous y trouverez une marque qui ne s’effacera pas de longtemps. – Je me déshabillerai pour voir si ce que vous dites est vrai. » Après un assez long entretien de cette nature, Lisette s’en retourna chez elle, où elle attendit avec impatience une seconde visite de l’ange. Elle la reçut, puis une troisième, qui fut suivie encore de beaucoup d’autres, qui vraisemblablement l’auraient été d’un plus grand nombre, si son imbécillité n’en avait arrêté le cours.

Elle était un jour avec une de ses amies. La conversation étant tombée sur la beauté des femmes, la folle ne manqua pas de mettre la sienne au-dessus de celle de toutes les autres. « Si vous saviez, ma chère, à qui j’ai le bonheur de plaire, vous ne balanceriez pas de donner la préférence à ma beauté sur celle des femmes que vous venez de me citer. » L’amie, qui connaissait sa naïveté, et qui était bien aise de savoir ce qu’elle voulait dire, lui répondit que cela pouvait être vrai : « J’en suis même persuadée ; mais toute autre que moi n’en croirait rien, à moins de savoir à qui vous plaisez. Qui que ce soit, je suis sûre que c’est à quelqu’un de bon goût. – Je ne devrais sans doute pas le nommer, reprit alors notre étourdie ; mais comme je n’ai rien de réservé pour vous, je vous dirai que c’est l’ange Gabriel. Il m’aime comme lui-même, et me trouve la plus belle femme du monde, ou du moins de ce pays-ci, à ce qu’il m’a dit. » L’amie de Lisette faillit partir d’un éclat de rire ; mais elle se retint, dans l’intention de la faire causer davantage. « Si l’ange Gabriel, lui répondit-elle d’un air sérieux, vous a dit cela, il n’y a plus moyen de douter qu’il ne soit votre amant ; mais je vous avoue que je n’aurais jamais cru que les anges fissent leur cour aux dames. – Sortez de votre erreur, reprit Lisette, ils leur font si bien leur cour, que les hommes ne sont rien en comparaison de ces messieurs. Le beau Gabriel m’a prouvé, toutes les fois qu’il est venu coucher avec moi, que mon mari n’est qu’un blanc-bec auprès de lui. Au reste, il m’a assuré qu’on fait l’amour en paradis comme ici-bas, et qu’il n’est amoureux de moi que parce qu’il n’a pas trouvé au ciel de femme dont la beauté lui ait plu autant que la mienne. L’entendez-vous maintenant ? Cela est-il clair ? »

L’amie avait une impatience extrême d’être en lieu où elle pût rire à gorge déployée de la bêtise de Lisette. Elle la quitta plus tôt qu’elle n’aurait fait sans cette intention, et s’en donna tout son soûl quand elle fut seule. Elle se trouva le soir même à une noce avec une grande compagnie de femmes ; elle leur raconta, pour les divertir, l’amour angélique de la folle Lisette, dont elle fit le détail d’un bout à l’autre. Ces femmes n’eurent rien de plus chaud que d’en régaler leurs maris ; ceux-ci en parlèrent à d’autres femmes : de sorte qu’en moins de deux jours presque tout Venise fut instruit de l’anecdote. Elle parvint aux oreilles des beaux-frères de madame Lisette, qui, connaissant sa grande simplicité, ne doutèrent pas que quelque galant ne se fît passer pour un ange dans son esprit. Ils formèrent aussitôt la résolution de savoir comment cet ange était fait.

Frère Albert, informé du bruit qui courait sur le compte de madame Lisette, l’alla voir une nuit pour lui faire de vifs reproches sur son indiscrétion ; mais comme les beaux-frères, qui toutes les nuits faisaient sentinelle, l’avaient vu entrer et l’avaient suivi de fort près, à peine fut-il déshabillé, qu’il entendit du monde à la porte de la chambre. Il se douta d’abord de ce que c’était, surtout lorsqu’il entendit pousser vivement la porte, qu’il avait fermée au verrou. Il n’avait d’autre parti à prendre pour s’évader que de se jeter bien vite par la fenêtre, qui donnait sur le grand canal. C’est ce qu’il fit ; et comme il y avait beaucoup d’eau, il ne se blessa point en tombant ; il fut seulement étourdi, mais pas assez pour ne pas gagner à la nage l’autre bord. Il se réfugia promptement dans la maison d’un matelot qu’il trouva ouverte, et pria cet homme de vouloir bien lui sauver la vie. Il donne un tel tour à son aventure, qu’il sait l’attendrir sur son sort, et s’excuser de ce qu’il est tout nu. Le matelot le fait mettre dans son lit, et promet de lui rendre tous les services qui dépendront de lui. Quand le jour fut venu, il lui fit des excuses de ce qu’il était obligé de le quitter pour une affaire qui demandait tout au plus une heure de temps, et le pria de se tenir tranquille jusqu’à son retour.

Quand les deux beaux-frères furent entrés dans la chambre de la dame, ils trouvèrent que l’ange s’était envolé. Ils dirent mille sottises à leur belle-sœur, la menacèrent de la faire enfermer, et se retirèrent avec les habits du moine angélique.

Cependant, l’aventure s’étant répandue de grand matin, le bon matelot entendit dire, à la place de Realte, que l’ange Gabriel avait couché la nuit précédente avec madame Lisette ; qu’ayant été trouvé chez elle par ses parents, il s’était jeté dans le grand canal, de peur d’être pris, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. À cette nouvelle, il imagina d’abord que cet ange pourrait bien être l’homme qu’il avait dans sa maison. Il rentre, le questionne, le reconnaît et le menace de le livrer aux beaux-frères de la dame s’il ne lui donne cinquante ducats. Le cordelier écrit un billet que le matelot fait parvenir à son adresse par un commissionnaire, qui rapporte l’argent : il pense en être quitte pour cette somme ; mais son hôte, justement indigné de son hypocrisie, ne le croit point assez puni. « Père Angélique, lui dit-il, vous n’avez qu’un moyen pour sortir d’ici et échapper aux parents irrités de madame Lisette. Le voici. Nous faisons aujourd’hui une fête à la place Saint-Marc, où chacun peut mener un homme déguisé en ours ou en sauvage. Si vous voulez vous travestir de l’une de ces manières, je vous y conduirai ; et quand la cérémonie, qui doit représenter une chasse, sera finie, je vous promets de vous conduire en lieu de sûreté, et de vous donner les habits que vous me demanderez ; par ce moyen, vous échapperez aux parents de la dame chez qui vous avez couché ; car vous saurez qu’ayant eu avis que vous vous êtes réfugié dans une des maisons de ce quartier, ils ont fait poster, dans les environs, tant de gens pour vous saisir, qu’il n’est guère possible que vous sortiez d’ici sans tomber entre leurs mains, à moins que vous ne vous déterminiez au déguisement que je vous propose. »

Frère Albert avait bien de la répugnance à paraître sous un pareil accoutrement ; mais que faire ? Le matelot lui avait parlé d’un ton à lui persuader qu’il n’avait pas d’autre parti à prendre. La peur qu’il avait d’ailleurs des parents de Lisette l’y fit consentir. Son hôte le frotte aussitôt de miel, le couvre de plumes, lui attache un masque au visage, lui passe une chaîne au col, lui met ensuite un bâton dans une main, et dans l’autre une petite corde, à laquelle étaient attachés deux gros chiens de boucher. Pendant qu’il est occupé à le travestir ainsi en sauvage, il dépêche un homme à la place Realte, pour y faire publier à son de trompe que ceux qui voudraient voir l’ange Gabriel n’avaient qu’à se rendre à la place Saint-Marc. Le matelot ne fut pas plutôt dans la rue, tenant son sauvage par le bout de la chaîne, et le faisant marcher devant, qu’il se vit entouré d’une infinité de gens. On ne savait ce que c’était, et chacun questionnait son voisin pour le savoir. La place Saint-Marc était couverte de monde quand ils y arrivèrent. Le premier soin du matelot fut d’attacher son sauvage à un pilier, sur un endroit élevé, sous prétexte d’attendre le moment de la prétendue chasse. Il le laissa plus d’une heure exposé aux mouches, aux taons et aux huées du peuple. Quand il vit que la place était bien garnie de monde, feignant de vouloir déchaîner son sauvage, il lui ôta le masque, en criant à la multitude qui l’environnait : « Puisque le sanglier ne vient pas à la chasse, il n’y en aura point aujourd’hui ; mais, messieurs, afin que vous n’ayez pas perdu votre temps en venant ici, je veux vous faire voir l’ange qui est descendu du ciel pour venir consoler la nuit mesdames les Vénitiennes. Le voilà, ce bel ange dont vous avez entendu parler, » ajouta-t-il en montrant le visage du frère Albert, qu’il venait de démasquer, et qui fut aussitôt reconnu de tout le monde. Je vous laisse à penser ce qu’il dut souffrir de se voir ainsi joué et exposé aux huées du peuple, qui fut bientôt au fait de l’aventure de la nuit dernière. On l’insulta, l’injuria de toutes les manières ; on poussa la méchanceté ou plutôt la justice jusqu’à lui jeter des ordures au visage. Les plus honnêtes gens de la ville se firent un plaisir d’aller le voir, et de jouir du spectacle de son humiliation. Il passa plusieurs heures dans cette cruelle situation, jusqu’à ce que, la nouvelle de son aventure étant parvenue au couvent, six religieux accoururent pour le réclamer. Ils lui jetèrent une large étoffe sur le dos, le détachèrent et le menèrent au couvent, suivis de la populace, qui ne cessait de huer à pleine tête l’ange et ses confrères.

L’histoire dit que frère Albert, de retour au couvent, fut mis dans une prison, où l’on présume qu’il dut finir ses jours d’une manière misérable. C’est ainsi qu’un gueux de moine, après avoir longtemps trompé toute une ville par son hypocrisie, avoir abusé de la crédule vanité d’une femme, et avoir peut-être commis mille actions plus noires, mais moins éclatantes, fut démasqué aux yeux de tout un public, et qu’il porta la punition due à ses iniquités. Plaise au ciel qu’il puisse en arriver autant à tous ceux qui lui ressemblent !

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