NOUVELLE III LES MALHEURS DE LA JALOUSIE

Marseille est, comme vous savez, une des villes les plus anciennes et les plus considérables de la Provence. Comme c’est un port de mer, elle est fort commerçante, mais aujourd’hui moins qu’autrefois. Parmi les négociants de cette ville, il y en avait un extrêmement riche en terres et en argent, nommé Narnald Cluade, de très-basse origine, mais plein d’honneur et de probité. Il avait de sa femme plusieurs enfants, trois filles entre autres, plus âgées que les garçons. Les deux premières, qui étaient jumelles, avaient quinze ans, et la plus jeune quatorze. Leur mère n’attendait, pour les marier, que le retour de son mari, qui était en Espagne pour les affaires de son commerce. L’une des aînées se nommait Ninette, l’autre Madeleine, et la troisième Bertelle.

Un jeune gentilhomme, peu favorisé des biens de la fortune, nommé Restaignon, était amoureux passionné de Ninette, qui ne l’aimait pas moins tendrement. Comme il était fort aimable et fort insinuant, il sut obtenir ses faveurs. Au lieu d’affaiblir son amour, elles ne firent que l’augmenter et le rendre plus violent. Pendant qu’il jouissait de son bonheur, deux jeunes cavaliers, qui étaient frères et orphelins, et à qui leurs parents avaient laissé de grands biens, devinrent amoureux, l’un de Madeleine, l’autre de Bertelle. Le premier portait le nom de Foulques, et le plus jeune le nom d’Huguet. L’amant de Ninette n’en fut pas plutôt informé qu’il forma le projet de sortir, par leurs secours, de son état de pauvreté. Dans cette idée, il fait connaissance avec eux ; il s’empresse à leur procurer les moyens de voir leurs maîtresses, les accompagne aux rendez-vous qu’ils obtiennent par l’entremise de la sienne ; en un mot, il laisse rarement échapper l’occasion de leur montrer son zèle pour les obliger. Quand il crut avoir gagné leur amitié, il les invita un jour à déjeuner chez lui ; et après avoir parlé de différentes choses : « Mes amis, leur dit-il, je me flatte que vous me rendez assez de justice pour penser que je suis très-aise d’avoir fait votre connaissance et de m’être lié avec vous. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous en donner les preuves les moins équivoques. Je ne doute pas non plus de la sincérité de votre attachement pour moi, et c’est ce qui m’engage aujourd’hui à vous faire une proposition qui, si vous l’acceptez, peut nous rendre tous trois heureux. Vous savez que je suis pour le moins tout aussi amoureux de Ninette que vous pouvez l’être vous-mêmes de ses sœurs ; vous savez combien nous avons de difficulté les uns et les autres pour les voir : eh bien, je m’engage à lever tous les obstacles qui s’opposent à notre félicité, si vous consentez à ce que je vais vous proposer. Vous êtes riches, et moi je ne le suis pas. Si vous voulez donc me faire part de vos biens, et convenir d’un lieu où nous puissions nous retirer et vivre en commun comme de bons amis, je me fais fort de déterminer les trois sœurs à nous suivre, si toutefois vous consentez à prendre ce parti. Quels amants, quels hommes seront plus heureux que nous ? Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Les deux frères, qui étaient amoureux à la folie, voyant qu’ils pourraient jouir de leurs maîtresses en toute liberté, ne balancèrent pas un instant à accepter la proposition. C’est à vous à choisir le lieu, lui dirent-ils ; nous sommes prêts à aller nous établir où bon vous semblera, pourvu que nous soyons avec nos maîtresses.

Restaignon fut enchanté, comme on peut le croire, de cette réponse. Quelques jours après, il trouva moyen d’avoir un tête-à-tête avec sa chère Ninette. Il lui fit part du complot qu’il avait fait avec Foulques et Huguet, et la pria d’en faciliter l’exécution. La jeune Ninette y consentit d’autant plus volontiers, qu’elle brûlait d’envie de pouvoir suivre sans obstacle les mouvements de son cœur vivement passionné. Elle l’assura qu’elle parviendrait à engager ses sœurs à faire sa volonté à cet égard, et l’engagea à se hâter de tout disposer pour le départ. Restaignon se hâta d’aller rejoindre les deux frères pour les informer d’un si heureux commencement. Ceux-ci, après être convenus de choisir Candie pour le lieu de leur retraite, vendirent leurs biens-fonds et tous leurs immeubles, sous prétexte de vouloir entrer dans le commerce, et achetèrent une frégate, qu’ils armèrent secrètement, attendant un moment favorable pour mettre à la voile.

Ninette, de son côté, qui savait que ses sœurs n’étaient ni moins gênées, ni moins amoureuses qu’elle-même, sut si bien leur échauffer la tête, qu’elles attendaient l’heure de leur départ avec une extrême impatience. Ce moment si désiré étant venu, les trois Marseillaises trouvèrent moyen de mettre la main dans le coffre-fort de leur père, et prirent tout l’argent qu’elles purent emporter. Elles sortirent pendant la nuit, et allèrent trouver leurs amants, qui les attendaient. Le trio amoureux s’embarqua incontinent, et l’on mit à la voile. Ils voguèrent tout le jour par un vent des plus favorables, et arrivèrent le soir à Gênes, où les deux frères goûtèrent, pour la première fois, les grands plaisirs de l’amour. Ceux de Restaignon ne furent pas moins vifs, quoiqu’il sût déjà à quoi s’en tenir. Il avait été si gêné les autres fois, et était d’ailleurs si passionné pour sa belle, que cette jouissance eut pour lui les charmes de la nouveauté.

Après s’être amusés quelque temps à Gênes, et s’y être munis de toutes les choses nécessaires, ils continuèrent leur route. Ils naviguèrent si heureusement, qu’ils arrivèrent dans moins de huit jours en Candie. Ils s’établirent près de la ville de ce nom, où ils achetèrent de fort belles terres et des maisons de plaisance. Ils vivaient très-splendidement. Grosse meute, force oiseaux, chevaux de prix, nombreux domestiques, ils avaient tout ce que des gens riches peuvent se procurer. C’étaient chaque jour nouveaux festins, nouveaux plaisirs avec leurs maîtresses : en un mot, ils étaient au comble de la joie et du bonheur.

Comme on se lasse de tout, même d’être heureux ; comme la maîtresse la plus jolie et la plus aimable cesse à la longue de le paraître à celui qui en jouit librement, il arriva que Restaignon, qui avait été si épris de la sienne, se refroidit au point de chercher à lui faire infidélité. Dans une fête où il se trouva, il vit une jeune demoiselle de condition, qui lui parut si aimable qu’il en devint amoureux. Il fit de son mieux pour cacher sa nouvelle inclination à tout le monde, surtout à Ninette ; mais ses assiduités auprès de sa rivale, les fêtes qu’il lui donnait, son empressement à se trouver partout où elle allait, donnèrent des soupçons et de l’inquiétude à Ninette, qui l’aimait toujours avec la même ardeur. Depuis ce moment, il ne pouvait faire un pas sans que la Marseillaise le suivît ou le fît épier : elle l’accablait de reproches, et devint d’une si grande jalousie, qu’elle s’emportait contre lui pour la moindre chose capable de lui donner de l’ombrage ; mais comme les difficultés enflamment le désir, plus elle faisait d’efforts pour éloigner son amant de sa rivale, plus elle augmentait la nouvelle passion de Restaignon. On ignore s’il vint à bout d’obtenir les faveurs du nouvel objet qui l’avait enflammé ; on sait seulement que Ninette, d’après certains rapports ou indices, ne douta point qu’il n’eût consommé l’infidélité. Le dépit qu’elle en conçut la plongea dans une mélancolie extrême ; elle eut bientôt autant d’aversion pour son amant qu’elle avait eu auparavant de passion et de tendresse, et s’abandonnant à son ressentiment et à sa fureur, elle résolut de se défaire de l’infidèle. Elle s’adresse, dans ce dessein, à une vieille Grecque, savante dans l’art d’empoisonner, et l’engage, par prières et par argent, à lui composer une liqueur meurtrière, qu’elle fit prendre à Restaignon un soir qu’il était fort échauffé, et qu’il ne s’attendait à rien moins qu’à une vengeance. L’effet du poison fut si prompt qu’il mourut pendant la nuit. La nouvelle de cette mort subite fit le plus grand chagrin à Foulques, à son frère et aux deux sœurs, qui en ignoraient la cause. Ninette affecta de la tristesse comme les autres, afin d’écarter le soupçon de son crime, qui ne laissa pourtant pas d’être découvert.

Quelque temps après, le bon Dieu permit que la vieille Grecque fût arrêtée pour quelque autre mauvaise action qu’elle avait commise. On la mit à la question ; et dans la confession qu’elle fit de ses crimes, elle déclara qu’elle avait eu part à la mort de Restaignon, par le poison qu’elle avait délivré à sa maîtresse. D’après cette déclaration, le duc de Candie, sans s’ouvrir à personne sur ce qu’il projetait, alla pendant la nuit, à la tête de plusieurs soldats, entourer le palais qu’habitaient les Provençaux, et fit prendre Ninette. Cette fille, sans attendre qu’on la mît à la question, avoua tout ce qu’on voulut. On imagine sans peine quel dut être l’étonnement de Foulques et de Huguet lorsqu’ils apprirent du duc la cause de l’emprisonnement de la sœur de leurs maîtresses. Celles-ci n’eurent ni moins de surprise, ni moins de douleur. Les uns et les autres employèrent toute sorte de moyens pour la soustraire à la peine qu’elle méritait ; mais ils désespéraient d’y réussir, tant le duc paraissait déterminé à ne lui faire aucune grâce. Madeleine, qui était jeune et belle, à qui le duc avait fait quelque temps sa cour, mais sans fruit, pensa qu’un peu de complaisance pourrait sauver sa sœur. Dans cette vue, elle envoya secrètement chez le duc, et lui lit dire, par un commissionnaire intelligent, qu’elle consentirait à ses désirs s’il voulait lui rendre sa sœur et lui promettre un secret inviolable. Cette proposition fit grand plaisir au duc ; il balança toutefois pour l’accorder ; mais enfin l’amour l’emporta sur la raison et la justice. Il donna des ordres pour qu’on arrêtât, du consentement de Madeleine, Foulques et Huguet, sous prétexte qu’ils devaient être ouïs et confrontés à Ninette, pour savoir s’ils n’avaient pas trempé dans l’empoisonnement, et il se rendit secrètement la nuit suivante chez la belle. Il avait eu auparavant la précaution de répandre le bruit qu’il avait fait mettre dans un sac et jeter dans l’eau la coupable Ninette, qu’il remit, cette nuit même, entre les mains de sa charitable sœur, recommandant à celle-ci de l’éloigner, de peur qu’il ne fût obligé de la punir, si l’on venait à découvrir le fait. Le lendemain, les deux frères furent remis en liberté ; et comme ils ne doutaient pas que Ninette n’eût été noyée, ils se mirent à consoler leurs maîtresses de la mort de leur sœur. Quelque soin que Madeleine prît de la tenir cachée, Foulques ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était chez lui, et en fut fort étonné. Le mystère qu’on lui en avait fait lui donna des soupçons. Il se souvint incontinent de l’amour que le duc avait eu pour Madeleine, et il ne douta point que les faveurs de sa maîtresse n’eussent été le prix de la délivrance de Ninette. Il fit part de ses craintes à Madeleine, qui lui tint un long discours pour lui cacher la vérité ; mais ce discours ne le persuada point ; il augmenta au contraire ses soupçons, au point qu’il eut recours aux emportements pour la contraindre à lui dire ce qui s’était passé. Cette fille, intimidée par ses menaces, eut la faiblesse de lui déclarer ce que son amitié pour sa sœur lui avait fait faire. Cet aveu fut un coup de poignard pour son amant, qui, n’écoutant plus que les mouvements de sa colère et de sa fureur, tire aussitôt son épée et la plonge impitoyablement dans le sein de cette infortunée, qui s’était mise à genoux pour lui demander pardon. Il n’eut pas plutôt fait le coup, que, craignant le ressentiment du duc, il alla trouver Ninette. Il lui dit d’un front tranquille et serein qu’il venait la prendre pour la dérober à la cruauté du duc, qui, sachant qu’elle n’était point partie, avait donné ordre de la lui amener. Ninette, qui n’avait que trop de raisons de craindre, ne balança point à le suivre ; et sans songer à prendre congé de ses sœurs, ils se mirent en chemin au commencement de la nuit, après avoir emporté tout l’argent qu’ils trouvèrent sous leur main. Ils gagnèrent le port le plus proche, et s’embarquèrent, sans qu’on ait jamais su ce qu’ils étaient devenus.

Le duc, averti que Madeleine avait été tuée, fit arrêter Huguet et son amante. Ils eurent beau protester de leur innocence, et s’excuser sur la fuite de Foulques et de Ninette, ils furent mis tous deux à la question. La violence des tourments les contraignit de s’avouer complices de la mort de Madeleine ; et comme il n’y avait que la mort à attendre, après un tel aveu, quelque forcé qu’il eût été, ils trouvèrent moyen de corrompre leur concierge, en lui promettant une somme d’argent qu’ils iraient prendre, quand ils seraient libres, dans le lieu où ils l’avaient cachée pour les cas de nécessité. Ils s’embarquèrent avec lui pendant la nuit, et s’enfuirent à Rhodes, où ils éprouvèrent bientôt toutes les horreurs de la misère qui les accompagna jusqu’au tombeau.

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