NOUVELLE V LE MARI CONFESSEUR

Il y eut autrefois à Rimini un marchand très-riche en fonds de terre et en argent, dont la femme était belle et au printemps de son âge. Il en devint jaloux outre mesure. Quelle était sa raison ? il n’en avait pas d’autre, sinon qu’il l’aimait à la folie, qu’il la trouvait parfaitement belle et bien faite, qu’elle ne s’étudiait qu’à lui plaire, et qu’il s’imaginait qu’elle cherchait également à plaire aux autres, chacun la trouvant aimable, et ne se lassant point de louer sa beauté : idée bizarre, qui ne pouvait sortir que d’un esprit étroit ou malsain. Gourmandé sans cesse par cette jalousie, il ne la perdait point un instant de vue ; de sorte que cette infortunée était gardée de plus près que ne le sont beaucoup de criminels condamnés à mort. Il n’y avait pour elle ni noces, ni fêtes, ni promenades ; il ne lui était même permis d’aller à l’église que les jours de grande solennité, et elle passait le reste du temps à la maison, sans avoir la liberté de mettre la tête aux croisées de la rue pour quelque raison que ce fût. Sa condition, en un mot, était des plus malheureuses, et elle la supportait avec d’autant plus d’impatience qu’elle n’avait pas le moindre reproche à se faire.

Rien n’est plus capable de nous porter au mal que la mauvaise opinion qu’on a de nous. Cette femme, se voyant sans sujet martyre de la jalousie de son mari, crut qu’il n’en serait ni plus ni moins de l’être avec fondement. Mais comment s’y prendre pour venger l’injure faite à sa sagesse ? Les fenêtres étaient toujours fermées, et le jaloux se donnait bien de garde d’amener qui que ce fût au logis à qui elle eût pu inspirer de l’amour. N’ayant donc pas la liberté de choisir, et sachant que, dans la maison contiguë à la sienne, demeurait un jeune homme bien fait et bien élevé, elle souhaitait qu’il y eût quelque fente à la muraille de séparation, où elle regarderait si souvent, qu’enfin elle pourrait le voir, lui parler et lui donner son cœur, s’il voulait l’accepter, persuadée qu’il lui serait ensuite aisé de trouver les moyens de se voir de plus près, pour faire un peu diversion aux tyrannies qu’elle essuyait, jusqu’à ce que son jaloux se guérît de sa frénétique passion.

Dans cette idée, elle ne fut occupée, pendant l’absence de son mari, qu’à visiter le mur de côté et d’autre, en soulevant à mesure la tapisserie qui le couvrait. À force d’en parcourir les différents endroits, elle aperçut une petite fente. Elle approche ses yeux de cette ouverture, et voit un peu de jour à travers. Quoiqu’il ne fût pas possible de distinguer par là les objets, il lui fut néanmoins facile de juger que ce devait être une chambre. « Si c’était par hasard celle de Philippe, disait-elle en elle-même, mon entreprise serait à moitié exécutée. Dieu le veuille ! » Sa servante, qu’elle avait mise dans ses intérêts, et qui plaignait son sort, fut chargée de s’en informer adroitement. Cette zélée confidente découvrit que la petite fente donnait précisément dans la chambre du jeune homme, et qu’il y couchait seul. Dès ce moment, la belle ne s’occupait qu’à visiter le petit trou, surtout lorsqu’elle soupçonnait que Philippe pouvait être chez lui. Un jour qu’elle l’entendit tousser, elle se mit aussitôt à gratter la fente avec un petit bâton. Elle fit si bien, que le jeune homme s’approcha pour voir ce que c’était. Elle l’appelle alors tout doucement ; et Philippe l’ayant reconnue au son de sa voix, et lui ayant répondu gracieusement, elle se hâta de lui faire connaître les sentiments d’estime qu’elle avait conçus pour lui. Le jeune homme, enchanté d’une si heureuse aventure, travailla, de son côté, à agrandir le trou, ayant soin de le couvrir de la tapisserie toutes les fois qu’il s’en retirait. En peu de temps la fente fut assez large pour se voir et se toucher la main ; mais les deux amants ne pouvaient rien faire de plus, à cause de la vigilance du jaloux, qui sortait rarement du logis, et qui renfermait sa femme à la clef lorsqu’il était obligé de s’absenter pour quelque temps.

Les fêtes de Noël n’étaient pas éloignées, lorsqu’un beau matin la femme dit à son mari qu’elle désirait de se confesser et de se mettre en état de faire ses dévotions le jour de la nativité du Sauveur, ainsi que le pratiquent tous les bons chrétiens. « Qu’avez-vous besoin de vous confesser ? répondit-il. Quels péchés avez-vous commis ? – Croyez-vous donc que je sois une sainte, repartit-elle, et que je ne pèche pas aussi bien que les autres ? Mais ce n’est pas à vous que je dois les dire, puisque vous n’êtes pas prêtre, et que vous n’avez pas le pouvoir de m’absoudre. » Il n’en fallut pas davantage pour faire naître mille soupçons dans l’esprit du jaloux et pour lui donner envie de savoir quels péchés sa femme pouvait avoir commis. Croyant avoir trouvé un moyen assuré pour y réussir, il lui répondit qu’il consentait qu’elle allât se confesser, mais à condition que ce serait dans sa chapelle, et à son chapelain, ou à tout autre prêtre que celui-ci lui donnerait ; bien entendu qu’elle irait de grand matin, et qu’elle s’en retournerait tout de suite. La belle, qui ne manquait pas de pénétration, crut démêler quelque projet dans cette réponse ; mais, sans lui rien témoigner, elle répondit qu’elle se conformait à ses intentions.

Le jour de la fête venu, elle se lève à la pointe du jour, s’habille et va droit à l’église qui lui avait été assignée, et où son mari arriva avant elle par un autre chemin. Il avait mis le chapelain dans ses intérêts, et avait concerté avec lui ce qu’il se proposait de faire. Il se revêtit incontinent d’une soutane et d’un capuchon ou camail qui lui couvrait le visage, et alla s’asseoir au chœur dans cet équipage. La dame ne fut pas plutôt entrée dans l’église, qu’elle fit demander le chapelain, et le pria de vouloir bien la confesser. Il lui dit qu’il ne lui était pas possible de l’entendre dans le moment présent, mais qu’il allait lui envoyer un de ses collègues qui n’était pas si occupé, et qui la confesserait avec plaisir. Un moment après, elle vit venir son mari dans l’accoutrement dont je viens de parler. Quelque soin qu’il eût pris pour se cacher, comme elle se doutait de quelque tour de sa façon, elle le reconnut d’abord, et dit aussitôt en elle-même : « Béni soit Dieu ! de mari jaloux, le voilà devenu prêtre. Nous verrons qui de nous deux sera la dupe. Je lui promets de lui faire trouver ce qu’il cherche : messire Cocuage lui rendra visite, ou je serai bien trompée. »

Le jaloux avait eu la précaution de mettre de petites pierres dans sa bouche, afin de n’être pas reconnu au son de sa voix. La femme, feignant de le prendre pour un véritable prêtre, se jette à ses pieds, et, après en avoir reçu la bénédiction, se met à lui débiter ses petits péchés. Elle lui dit ensuite qu’elle était mariée, et s’accusa d’être amoureuse d’un prêtre qui couchait toutes les nuits avec elle. Ces paroles furent autant de coups de poignard pour le mari confesseur : il aurait éclaté, si le désir d’en savoir davantage ne l’eût retenu. « Mais quoi ! lui dit-il, votre mari ne couche-t-il pas avec vous ? – Il y couche, mon père. – Comment donc le prêtre peut-il y coucher ? – Je ne sais quel secret il emploie, répliqua la pénitente ; mais il n’y a point de porte au logis, quelque fermée qu’elle soit, qui ne s’ouvre aussitôt qu’il la touche. Bien plus, il m’a dit qu’avant d’entrer dans ma chambre, il était dans l’usage de prononcer certaines paroles pour endormir mon mari, et ce n’est qu’après l’avoir ainsi endormi qu’il ouvre la porte et vient se coucher auprès de moi. – C’est très-mal à vous, madame ; et si vous faites bien, vous ne recevrez plus ce malheureux prêtre. – Je ne saurais m’en empêcher ; je sens que je l’aime trop pour prendre sur moi d’y renoncer. – En ce cas, je ne puis vous donner l’absolution. – J’en suis fâchée, mais je ne suis point venue ici pour dire des mensonges. Si je me sentais la force de suivre votre conseil, je vous promettrais volontiers. – En vérité, madame, j’ai regret que vous vous damniez de cette manière ; c’est fait de votre âme, si vous ne renoncez à ce commerce criminel. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de prier le Seigneur de vous convertir. J’espère qu’il exaucera mes ferventes prières. Je vous enverrai de temps en temps mon clerc, pour savoir si elles vous ont été de quelque secours. Si elles produisent un bon effet, nous irons plus avant, et je pourrai vous absoudre. – Dieu vous préserve, mon père, d’envoyer qui que ce soit chez moi ! mon mari est si jaloux, que s’il venait à s’en apercevoir, on ne lui ôterait pas de l’esprit que c’est pour faire du mal, et je ne pourrais vivre avec lui. Il ne me fait déjà que trop souffrir. – Ne vous embarrassez pas de cela, madame, j’arrangerai les choses de manière qu’il ne vous en parlera jamais. – À cette condition, reprit la pénitente, j’y consens de grand cœur. »

La confession achevée, et la pénitence donnée, la dame se leva et entendit la messe. Le jaloux alla quitter ses habits, puis s’en retourna chez lui, le cœur plein de ressentiment, et brûlant d’impatience de surprendre le prêtre, dans la résolution de lui faire passer un mauvais quart d’heure.

La belle, de retour au logis, n’eut pas de peine à s’apercevoir, à la mine de son mari, qu’elle lui avait mis martel en tête. Il était d’une humeur épouvantable. Quoiqu’il fît tout son possible pour n’en rien donner à connaître, il résolut de faire sentinelle, la nuit suivante, dans un réduit voisin de la porte de la rue, pour voir si le prêtre entrerait. « Il faut, dit-il à sa femme, que j’aille ce soir souper et coucher dehors ; ainsi, je te prie de tenir les portes bien fermées, celle de l’escalier et celle de ta chambre surtout. Pour celle de la rue, je me charge de la fermer et d’en emporter la clef. – À la bonne heure ! répondit-elle, tu dois être aussi tranquille que si tu étais auprès de moi. »

Voyant que les affaires prenaient la tournure qu’elle désirait, elle guetta le moment favorable pour aller au trou de communication, et fit le signe convenu. Philippe s’approche aussitôt, et la dame lui conte ce qu’elle avait fait le matin, et ce que son mari lui avait dit l’après-dînée. « Je ne suis pas dupe, continua-t-elle, de son prétendu projet : je suis même bien assurée qu’il ne sortira pas de la maison ; mais, qu’importe, pourvu qu’il se tienne près de la porte de la rue, où je suis persuadée qu’il fera sentinelle toute la nuit ? Ainsi, mon cher ami, tâchez de vous introduire chez nous par le toit, et de venir me joindre dès que la nuit sera arrivée. Vous trouverez la fenêtre du galetas ouverte ; mais prenez bien garde, en passant d’un toit à l’autre, de ne pas vous laisser tomber. – Ne craignez rien, ma bonne amie, répondit le jeune homme au comble de la joie ; la pente du toit n’est pas bien rapide, il ne m’arrivera aucun mal. »

La nuit venue, le jaloux prit congé de sa femme, feignit de sortir, et s’étant muni de ses armes, alla se poster dans le réduit voisin de la rue. De son côté, la dame feignit de se bien barricader, et se contenta de fermer la porte de l’escalier, afin que le mari ne pût approcher ; elle courut ensuite au-devant de Philippe, qu’elle fit descendre dans sa chambre, où ils passèrent le temps d’une manière agréable. Ils ne se séparèrent qu’au moment où le jour commençait à poindre, encore ne fut-ce pas sans regret.

Le jaloux, armé de pied en cap, mourant de dépit, de froid et de faim, car il n’avait point soupé, fit le guet jusqu’à ce que le jour parût, et n’ayant pas vu venir le prêtre, il se coucha sur un pliant qu’il y avait dans cette espèce de loge. Après avoir dormi deux ou trois heures, il ouvrit la porte de la rue et fit semblant de venir de dehors. Sur le soir, un petit garçon, qui se disait envoyé de la part d’un confesseur, demanda à parler à sa femme, et s’informa d’elle-même si l’homme en question était venu la nuit passée. La belle, qui était au fait, répondit qu’il n’avait point paru, et que si son confesseur lui voulait continuer ses secours encore pendant quelque temps, elle pourrait bien oublier la personne pour qui elle se sentait encore de l’inclination. On le croira avec peine, mais il n’est pas moins vrai que le mari, toujours aveuglé par la jalousie, continua de faire le guet, pendant plusieurs nuits, dans l’espérance de surprendre le prêtre. On sent bien que la femme ne manqua pas de profiter de chacune de ces absences, pour recevoir les caresses de son amant et s’entretenir avec lui du plaisir qu’il y avait de tromper un jaloux.

Le mari, las de tant de fatigues inutiles, perdant l’espoir de convaincre sa femme d’infidélité, ne pouvant toutefois retenir les mouvements de son humeur jalouse, prit enfin le parti de lui demander ce qu’elle avait dit à son confesseur, puisqu’il envoyait si fréquemment vers elle. La dame répondit qu’elle n’était point obligée de le lui dire. Le mari insista ; et, voyant que c’était inutilement : « Perfide ! scélérate ! ajouta-t-il d’un ton furieux ; je sais, malgré toi, ce que tu lui as dit, et je veux absolument savoir quel est le prêtre téméraire qui, par ses sortilèges, est venu coucher avec toi, et dont tu es si éprise : tu me diras son nom, ou je t’étranglerai. » La femme alors nia qu’elle fût amoureuse d’un prêtre. « Comment ! malheureuse, n’as-tu pas dit à celui qui te confessa, le jour de Noël, que tu aimais un prêtre, et qu’il venait coucher presque toutes les nuits avec toi quand j’étais endormi ? Ose me démentir. – Je n’ai garde de le faire, répliqua la dame ; mais réprimez, de grâce, votre emportement, et vous allez tout savoir. Est-il possible, ajouta-t-elle en souriant, qu’un homme avisé comme vous l’êtes se laisse mener par une femme aussi simple que moi ? Ce qu’il y a de singulier, c’est que vous n’avez jamais été moins prudent que depuis que vous avez livré votre cœur au démon de la jalousie, sans trop savoir pourquoi. Aussi plus vous êtes devenu sot et stupide, moins je dois m’applaudir de vous avoir joué. Pensez-vous, en bonne foi, que je sois aussi aveugle des yeux du corps, que vous l’êtes depuis quelque temps des yeux de l’esprit ? Détrompez-vous, j’y vois très-clair, et si clair, que je reconnus fort bien le prêtre qui me confessa dernièrement. Oui, je vis que c’était vous-même en personne ; mais pour vous punir de votre curieuse jalousie, je voulus vous faire trouver ce que vous cherchiez, et j’y réussis parfaitement. Cependant, si vous eussiez été un peu intelligent, si cette affreuse jalousie qui vous tourmente ne vous eût entièrement ôté la pénétration que vous aviez autrefois, vous n’auriez pas eu si mauvaise opinion de votre femme, et vous auriez senti que ce qu’elle vous disait était vrai, sans toutefois la croire coupable d’infidélité. Je vous ai dit que j’aimais un prêtre : ne l’étiez-vous pas dans ce moment ? J’ai ajouté qu’il n’y avait point de porte qui ne s’ouvrît pour lui, quand il voulait venir coucher avec moi ; quelle porte vous ai-je fermée, lorsque vous êtes venu me trouver ? Je vous ai dit de plus que ledit prêtre couchait toutes les nuits avec moi : quand est-ce que vous avez manqué d’y coucher ? et, quand vous n’y avez point couché, et que vous m’avez envoyé votre prétendu clerc, n’ai-je pas répondu que le prêtre n’avait point paru ? Ce mystère était-il si difficile à débrouiller ? Il n’y a qu’un homme à qui la jalousie a fait perdre l’esprit, qui ait pu s’y méprendre. N’est-ce pas en effet être imbécile, que de passer les nuits à faire le guet, en voulant me faire accroire que vous étiez allé souper et coucher en ville ? Épargnez-vous désormais une peine si inutile. Reprenez votre raison ; soyez comme autrefois, sans soupçon et sans jalousie. Ne vous exposez plus à devenir le jouet de ceux qui pourraient être instruits de vos folies. Croyez que si j’étais d’humeur à vous tromper et à vous traiter comme un jaloux de votre trempe mériterait de l’être, vous ne m’en empêcheriez pas, et eussiez-vous cent yeux, je vous jure que vous ne vous en apercevriez point. Oui, mon ami, je vous ferais cocu, sans que vous en eussiez le moindre vent, si l’envie m’en prenait ; ainsi épargnez-vous des soins inutiles, aussi outrageants pour votre femme, qu’injurieux à vous-même. »

Le méchant jaloux, qui croyait avoir appris par une ruse le secret de sa femme, se trouvant lui-même pris pour dupe, n’eut rien à répliquer. Il remercia le ciel de s’être trompé, regarda sa femme comme un modèle de sagesse et de vertu, et cessa d’être jaloux précisément dans le temps qu’il avait sujet de l’être. Cette conversion donna plus de liberté à la dame, elle n’eut plus besoin de faire passer son amant par-dessus les toits, comme les chats, pour recevoir ses visites. Avec un peu de précaution, elle le faisait venir par la porte, et se divertit longtemps avec lui sans gêne et sans être soupçonnée de la moindre galanterie.

Share on Twitter Share on Facebook