NOUVELLE VI LA DOUBLE DÉFAITE

Dans la bonne ville de Florence, si féconde en événements de toutes les sortes, il y eut autrefois une jeune et belle demoiselle, de noble extraction, qui fut mariée à un chevalier d’un mérite distingué. Comme il arrive souvent qu’on se lasse de manger toujours du même pain, quelque bon qu’il soit, la belle devint amoureuse d’un jeune gentilhomme, nommé Lionnet, fait au tour, plein d’agréments, mais d’un naturel peu courageux, sans doute parce que sa famille n’était pas fort ancienne dans les armes. Comme il aimait la dame pour le moins autant qu’il en était aimé, ils furent bientôt d’accord, et ils ne tardèrent pas à se donner mutuellement des preuves de leur amour. Ils étaient aussi heureux que deux amants puissent l’être, lorsqu’un chevalier, nommé messire Lambertini, vint troubler leurs plaisirs. Ce gentilhomme se sentit épris de la plus forte passion pour la jeune dame, qui, le trouvant désagréable et grossier, ne voulut point l’écouter. Après bien des soins et des messages, le chevalier, homme riche et puissant, las de soupirer en vain, fit savoir à la belle qu’il lui jouerait mille mauvais tours et lui ferait mille avanies, si elle persistait dans ses refus. Celle-ci, qui connaissait le personnage, et qui ne doutait point qu’il ne se portât à quelque extrémité, se rendit à ses importunités et lui accorda par crainte ce qu’elle ne lui eût jamais accordé par amour.

Madame Isabeau (c’était son nom) avait coutume de passer la belle saison à la campagne, où elle avait une maison des plus agréables. Elle y était depuis quelque temps, lorsque son mari fut obligé de s’absenter pour quelques jours. Il ne fut pas plutôt parti qu’elle envoya chercher son cher Lionnet pour qu’il vînt lui faire compagnie. Je vous laisse à penser si le jeune homme fut prompt à se rendre à son invitation et s’il sut profiter de l’absence du mari.

D’un autre côté, Lambertini n’eut pas plutôt appris que le mari était absent, qu’il monta à cheval pour aller visiter la belle Isabeau. Il heurte. La servante l’eut à peine aperçu qu’elle court en avertir sa maîtresse, qui dans ce moment était seule dans sa chambre avec Lionnet. On devine aisément le chagrin que dut lui causer cette visite importune. Elle aurait bien voulu le renvoyer, mais elle le craignait comme la foudre et n’en eut point le courage. Elle prit donc le parti d’engager son véritable amant à se cacher dans la ruelle du lit, ou quelque autre part, jusqu’à ce qu’elle eût pu se défaire du chevalier. Lionnet, craintif de son naturel, suivit très-volontiers le conseil d’Isabeau. Après quoi, la servante alla ouvrir à Lambertini, qui mit pied à terre et attacha son cheval dans la cour, à un anneau de fer qui tenait à la muraille. La belle alla le recevoir au haut de l’escalier, avec un visage calme et riant, et, après l’avoir salué le plus honnêtement du monde, elle lui demanda le sujet de son voyage. Lambertini commença par l’embrasser ; il lui répondit ensuite qu’ayant su l’absence de son mari, il était venu lui tenir compagnie. Elle le remercie de son intention et le fait entrer. Le chevalier, qui n’était pas homme à perdre le temps, ferme la porte, et force la dame à satisfaire ses désirs. Nouveau contre-temps. Le mari, qu’on n’attendait pas sitôt, arrive sur ces entrefaites. La servante, qui le voit venir de la fenêtre, court à la chambre de sa maîtresse : « Madame, voici votre mari ; il ne tardera pas d’être dans la cour ; il était déjà fort près de la maison lorsque je l’ai vu venir. »

Isabeau, se voyant deux hommes sur les bras, et sentant qu’il ne lui était pas possible de faire cacher le chevalier, à cause de son cheval que son mari avait peut-être déjà vu, faillit se trouver mal de frayeur à cette nouvelle. Elle ne savait quel parti prendre pour sortir de ce mauvais pas, lorsque son esprit, vivement aiguillonné par la crainte, lui fournit tout à coup un expédient. « Si vous m’aimez, Lambertini, dit-elle, et que vous soyez bien aise de me sauver l’honneur et la vie, faites ce que je vais vous dire : Mettez promptement votre épée nue à la main, paraissez être en colère et furieux, descendez, et dites, en vous en allant : Je saurai bien le trouver ailleurs ! Si mon mari veut vous retenir, ou qu’il demande contre qui vous en avez, ne lui répondez autre chose que le mot que je viens de vous dire. S’il insiste, quand vous serez monté à cheval, partez sans faire semblant de l’entendre, et ne lui répondez absolument rien, sous quelque prétexte que ce soit : voilà toute la grâce que je vous demande. » Lambertini promit de suivre à la lettre ce qu’elle venait de lui prescrire.

Le mari, voyant un cheval dans la cour, commençait à tirer des conjectures et allait monter dans l’appartement de sa femme pour savoir qui était arrivé, quand il rencontra, au bas de l’escalier, messire Lambertini tout en feu, soit de fatigue, soit de dépit de son arrivée. « Qu’avez-vous donc, chevalier ? » lui dit-il, tout effrayé de son air. Le chevalier répond : « Par la vie ! par la mort ! je saurai bien le trouver ailleurs. » Puis il remet son épée dans le fourreau, saute sur son cheval et pique des deux. Le mari, étonné de cette scène, monte, et rencontrant sa femme au haut de l’escalier, qui paraissait tout éperdue : « Que veut dire ceci ? lui dit-il : d’où vient que messire Lambertini s’en va tout en colère ? à qui en veut-il ? » La fine Isabeau s’approcha de la porte de la chambre, afin que Lionnet pût entendre sa réponse. « De ma vie je n’ai eu tant de peur que je viens d’en avoir, lui dit-elle. Un jeune homme que je ne connaissais pas, même de vue, vient de se réfugier ici, pour fuir le seigneur Lambertini, qui le poursuivait l’épée à la main, dans l’intention de le tuer. Comme il a trouvé la porte de ma chambre ouverte, il y est entré tout effaré, et se jetant à mes pieds : « Sauvez-moi la vie, madame, » m’a-t-il dit. J’allais lui demander son nom, ses qualités, la cause de sa frayeur, lorsque je vois arriver messire Lambertini, qui criait : « Où est ce traître ? » Je me suis incontinent emparée de la porte de ma chambre pour l’empêcher d’entrer. Il a eu assez de retenue et de respect, tout furieux qu’il était, pour ne me faire aucune violence ; et, après avoir longtemps pesté, il est descendu et s’est retiré comme vous avez vu. – Vous avez agi sagement, ma femme, répondit le mari. Il eût été bien fâcheux pour nous qu’il l’eût tué ici, et c’est même très-mal au chevalier Lambertini d’avoir poursuivi jusque dans ma maison une personne qui s’y est réfugiée. – J’ignore dans quel endroit il s’est caché, reprit la dame : je sais seulement qu’il est entré dans cette chambre. – Où êtes-vous donc ? crie alors le mari : vous pouvez vous montrer hardiment : votre ennemi est loin. »

Lionnet, qui avait tout entendu, sortit de la ruelle du lit, moins épouvanté de Lambertini, son rival, que de l’arrivée du cocu. « Qu’avez-vous donc à démêler avec messire Lambertini ? lui dit le chevalier. – Je puis vous protester, monsieur, que je n’en sais rien, et que je ne lui ai rien fait. C’est ce qui me persuade qu’il m’a pris pour un autre. Il m’a rencontré loin de cette maison ; et comme, après m’avoir un peu regardé, je l’ai vu mettre l’épée à la main et courir sur moi en furieux, criant : « Traître, tu es mort ! » j’ai cru devoir prendre la fuite, sans m’amuser à lui demander la raison d’un procédé si étrange. Le temps qu’il a mis pour rejoindre son cheval m’a donné celui de me réfugier ici, où cette généreuse dame m’a sauvé la vie. – Va, lui dit le mari, va, mon ami, ne crains plus rien. Je te remettrai dans ta maison en sûreté ; tu iras ensuite trouver, si tu veux, messire Lambertini, pour avoir une explication avec lui. »

Après qu’ils eurent soupé, il lui fit donner un cheval, et le mena lui-même à Florence, où il le laissa chez lui. Le jeune Lionnet parla le soir même à Lambertini, ainsi que la rusée Isabeau le lui avait recommandé, et tout alla le mieux du monde ; car, malgré les malignes interprétations qu’on fit sur cette aventure, le chevalier ne s’aperçut jamais du tour que sa femme lui avait joué.

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