NOUVELLE X LE REVENANT

Il y eut autrefois dans la ville de Sienne deux jeunes gens liés d’une si étroite amitié qu’ils étaient presque toujours ensemble : le nom de l’un était Tingusse Mini, et celui de l’autre était Meucio de Ture. Ils demeuraient tous deux près de la porte Sabaye. Comme ils vivaient bourgeoisement, ils fréquentaient les églises et ne manquaient pas un sermon. Ayant entendu prêcher plusieurs fois sur les plaisirs et les peines de l’autre vie, selon qu’on avait bien ou mal mérité dans celle-ci, et ne pouvant s’en former une juste idée d’après les divers sentiments des prédicateurs, ils se promirent un jour, avec serment, que le premier qui mourrait viendrait informer l’autre de ce qui en était. Après cette promesse mutuelle, ils continuèrent de vivre dans la plus grande intimité.

Il arriva sur ces entrefaites qu’une certaine dame Mitte, femme d’un nommé Ambroise Anselmin, qui demeurait à Camporeggi, accoucha d’un fils, et que Tingusse fut prié d’en être le parrain. Comme madame Mitte était jeune et jolie, et que Tingusse et son ami Meucio allaient la voir quelquefois, ils en devinrent insensiblement amoureux l’un et l’autre, sans oser toutefois le donner à connaître, chacun par un motif différent : Tingusse regardait comme un crime d’aimer sa commère ; et, dans la crainte de perdre l’estime de son ami, il crut devoir lui cacher sa passion ; Meucio, qui s’était aperçu que Tingusse était devenu amoureux fou de celle dont il était lui-même épris, crut aussi, de son côté, devoir lui cacher l’état de son cœur, dans la crainte de lui donner de la jalousie et de le porter peut-être à le perdre dans l’esprit de la dame. Sa qualité de compère le mettait à portée de la voir plus souvent que lui et d’en être mieux accueilli. Tingusse, en effet, ne manqua point de profiter de ce double avantage pour se faire aimer, et parla si bien et si souvent qu’il fut payé d’un tendre retour et de toutes les faveurs qu’un amant peut désirer. Meucio n’eut pas de peine à s’en apercevoir, ce qui l’affligea sensiblement ; mais, dans l’espérance d’être un jour aussi heureux que lui, et se trouvant intéressé à ne pas lui donner de la jalousie, il feignit de tout ignorer, et c’est effectivement ce qu’il pouvait faire de mieux.

L’amant favorisé trouvait si doux d’être auprès de sa commère, qu’il ne cessait de faire des voyages à sa métairie ; il y mettait le temps tellement à profit, qu’à force de bêcher le jardin de la belle, il gagna une maladie de poitrine dont il mourut en fort peu de temps. Trois jours après sa mort (sans doute qu’il ne l’avait pu plus tôt), il apparut, pendant la nuit, à son ami Meucio, suivant la promesse qu’il lui en avait faite, et lui dit qu’il venait lui apprendre des nouvelles de l’autre monde. Meucio fut d’abord effrayé de cette apparition ; mais s’étant enfin rassuré : « Mon cher ami, lui dit-il, sois le bienvenu. » Puis il lui demanda s’il était du nombre des perdus. « Les choses perdues, répondit Tingusse, sont celles qui ne se retrouvent plus. Comment pourrais-je être ici, si j’étais perdu ? – Point de plaisanterie, reprit Meucio ; je te demande si tu es du nombre des damnés, si ton âme brûle du feu d’enfer ? – Non, mon ami, je ne suis point damné ; mais je ne laisse pas de souffrir de grandes peines pour les péchés que j’ai commis. » Meucio lui demanda quelles peines on infligeait là-bas pour chaque péché commis dans ce monde-ci. Le mort satisfit sa curiosité et entra dans les plus grands détails à cet égard. Meucio, plein de reconnaissance et d’attachement pour son ami, lui offrit ses services sur la terre et l’invita à lui dire s’il pouvait faire quelque chose qui lui fût agréable. « Je ne refuse point tes offres, répondit le fantôme ; je te prie de faire dire des messes, des oraisons, et de distribuer quelques aumônes à mon intention. » Après que Meucio eut promis de satisfaire à ses désirs, le mort allait se retirer, lorsque son ami, se souvenant de la commère, le pria d’attendre un moment et lui demanda quelle peine on lui avait fait souffrir pour avoir eu commerce avec elle. « Dès que je fus arrivé dans l’autre monde, je me trouvai vis-à-vis d’un esprit qui savait, je crois, tous mes péchés, et qui me conduisit à un certain lieu pour les expier, où je trouvai force compagnons de misère. Étant ainsi mêlé parmi eux, et me souvenant de ce que j’avais fait avec ma commère, j’attendais à tout moment une punition plus forte. Quoique je fusse alors au milieu d’un feu très-vif, la peur me faisait trembler. Un esprit me voyant dans cet état : – Qu’as-tu donc fait plus que les autres pour trembler ainsi ? – J’ai peur, lui dis-je, d’être puni d’un grand péché que j’ai commis. – Quel est ce péché, poursuivit-il, qui t’effraye tant ? – C’est d’avoir couché avec une de mes commères, et d’y avoir couché si souvent, que j’y ai laissé la peau. – Tu es un grand sot, répliqua l’esprit en se moquant de moi : tranquillise-toi, et sois sûr qu’on ne tient aucun compte ici-bas de ce qu’on fait là-haut avec les commères. »

Après ces mots, Tingusse, voyant que le jour commençait à poindre, prit congé de son ami, et disparut comme un éclair.

Meucio ayant appris qu’on ne demandait point compte, dans l’autre monde, de ce qu’on fait dans celui-ci avec les commères, rit de la simplicité qu’il avait eue d’en avoir autrefois épargné plusieurs par délicatesse de conscience, et se promit bien de réparer sa sottise à la première occasion qui s’en présenterait.

Si frère Robert, dont on nous a parlé, eût su cela, il n’eût pas eu besoin d’étaler tant de rhétorique pour convertir sa bonne commère ; il l’en aurait instruite, et dès lors elle n’eût plus fait tant de difficultés pour lui accorder ses faveurs.

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