NOUVELLE IX LE POIRIER ENCHANTÉ

Nicostrate était un gentilhomme d’Argos, ville très-ancienne de l’Achaïe, moins célèbre aujourd’hui par ses richesses que par les rois qu’elle eut autrefois. Ce gentilhomme, parvenu à un âge déjà fort avancé, voulut prendre une femme pour le soigner dans sa vieillesse, et il épousa Lidie, demoiselle de condition, aussi entreprenante qu’elle était aimable et jolie. Comme il était extrêmement riche, il faisait une grande dépense. Sa passion dominante était la chasse ; il avait force chiens, force oiseaux et un grand nombre de domestiques. Un jeune homme, nommé Pirrus, beau garçon, bien fait, de bonne mine et adroit à tout ce qu’il faisait, était celui de tous qu’il aimait le mieux et en qui il avait le plus de confiance. Sa femme en devint amoureuse, mais si passionnément, qu’elle n’était heureuse que lorsqu’elle le voyait ou s’entretenait avec lui. Soit que le jeune homme ne s’en aperçût point, ou qu’il ne voulût point s’en apercevoir, il se conduisit avec elle comme auparavant, c’est-à-dire avec beaucoup d’indifférence. La dame en fut affligée, et, ne pouvant plus contenir sa passion, elle résolut de la lui faire connaître. Elle se servit de sa femme de chambre, nommée Lusque, pour qui elle avait beaucoup d’amitié et de confiance. « Ma fille, lui dit-elle un jour, les bienfaits que tu as refus de moi et l’attachement que tu m’as toujours témoigné m’assurent de ton obéissance et de ta discrétion ; mais, sur toutes choses, garde-toi de jamais parler à qui que ce soit de ce que je vais te confier. Je suis jeune, bien portante, comme tu vois ; j’ai de la beauté et de la richesse, et je n’aurais rien à désirer si mon mari était de mon âge et de mon humeur. C’est te dire qu’il me satisfait peu sur l’article qui plaît le plus aux dames, et je t’avoue que je ne suis pas assez ennemie de moi-même pour ne pas chercher ailleurs ce que je ne trouve pas chez lui. On ne se marie que pour pouvoir goûter les plaisirs amoureux, et c’est précisément ceux dont je me vois privée. Afin de n’avoir rien à désirer, j’ai jeté les yeux sur Pirrus, pour qu’il remplace mon mari à cet égard. C’est un garçon honnête et fort aimable, et je l’ai jugé plus digne de cette faveur que tout autre. Je ne te cacherai pas que j’en suis follement éprise et que je pense à lui nuit et jour. On n’est pas maître de son cœur ; il possède le mien en entier, et s’il ne satisfait bientôt mes désirs, je crois que j’en mourrai de chagrin. Ainsi, ma chère, si tu prends quelque intérêt à ma tranquillité et à ma vie, tu lui feras savoir, de la manière que tu jugeras la plus convenable, les sentiments que j’éprouve pour lui, et tâche de l’engager à me venir trouver toutes les fois que tu l’en prieras de ma part. »

La femme de chambre promit ses bons offices à sa maîtresse et ne tarda pas à s’acquitter de sa commission. Le jour même, elle trouva l’occasion de parler à Pirrus tête à tête, et elle lui fit connaître les dispositions de madame Lidie le mieux qu’il lui fut possible. Le jeune homme, qui effectivement ne s’était point aperçu de la passion qu’il avait inspirée, fut fort surpris de cette déclaration : craignant qu’elle ne fût un piége pour l’éprouver, il répondit brusquement : « Je ne puis me persuader que ce que vous venez de me dire soit vrai : madame ne peut vous avoir chargée d’un pareil message ; mais, quand bien même vous m’auriez parlé par son ordre, je croirais fermement qu’elle veut plaisanter. D’ailleurs, son amour pour moi fût-il sincère, j’ai trop d’obligation à mon maître pour lui faire jamais une semblable injure ; ainsi, ne prenez plus la peine de m’en parler. » Lusque lui répondit, sans être étonnée de la dureté de son refus : « Quelque peine que je puisse vous faire, mon cher Pirrus, je vous en parlerai toutes les fois que ma maîtresse me l’ordonnera. Au reste, vous en ferez ce que vous jugerez à propos, mais j’avoue que je vous croyais plus d’esprit. »

Madame Lidie, instruite de cette réponse, en eut un chagrin mortel. Elle aurait voulu être morte, tant sa passion pour Pirrus la gourmandait. Elle craignait de ne pouvoir venir à bout de la satisfaire. Cependant, quelques jours après, elle parla encore de son amour à sa femme de chambre. « Lusque, lui dit-elle, tu sais bien qu’on n’abat pas un arbre du premier coup ; il faut que tu fasses une nouvelle tentative auprès de Pirrus, qui veut être fidèle à son maître à mes dépens. Épie le moment favorable, et peins-lui l’excès de mon amour et celui de ma douleur. Il n’est ni de mon intérêt ni du tien de lâcher prise ; car, outre que tu courrais grand risque de perdre ta maîtresse, Pirrus, s’imaginant que nous avons voulu nous moquer de lui, nous en saurait mauvais gré et pourrait nous jouer quelque mauvais tour. Parle-lui donc, ma chère Lusque, et tâche de le convertir. »

La confidente consola sa maîtresse, lui donna bonne espérance, et lui promit de s’y prendre de manière à vaincre toutes les difficultés. Elle ne tarda pas à rencontrer Pirrus, et le trouvant de fort belle humeur, elle profita de cette occasion pour le prendre en particulier. « Je vous parlai, il y a quelques jours, lui dit-elle, de la passion que vous avez allumée dans le cœur de madame ; je viens vous en donner de nouvelles assurances, et vous déclarer que si vous persistez dans votre ridicule indifférence, vous aurez à vous reprocher la perte de son repos, de sa santé et peut-être sa mort. Cessez donc, mon ami, d’être insensible à sa douleur ; je vous en conjure par l’attachement que j’ai pour ma maîtresse et par celui que j’ai pour vous-même. Songez quel objet vous dédaignez ! Quelle gloire, quel honneur n’est-ce point pour vous d’être aimé d’une dame de ce mérite et de ce rang ! Réfléchissez-y, et vous ne tarderez pas à changer de sentiment. En tout cas, vous seriez un grand nigaud si vous ne profitiez point de l’occasion. Considérez que la fortune vous fait deux faveurs à la fois : en vous offrant celles de ma maîtresse, elle vous assure les siennes. Oui, si vous répondez aux désirs de madame, vous allez vous mettre pour toujours à l’abri de l’indigence. Représentez-vous tout ce qui peut satisfaire un cœur ambitieux : vous l’obtiendrez par son canal. Armes, chevaux, habits, bijoux, argent, rien ne vous manquera. Pensez bien à ce que je vous dis ; faites surtout attention que la fortune abandonne pour longtemps et quelquefois pour toujours ceux qui refusent les faveurs qu’elle leur offre. Elle se présente aujourd’hui à vous les mains ouvertes ; ne retirez pas les vôtres, si vous ne voulez l’avoir pour ennemie et vous trouver ensuite dans la misère, sans pouvoir vous plaindre que de vous-même. Vous me faites rire, en vérité, quand je songe à vos scrupules. Est-ce nous autres domestiques qui devons nous piquer d’une délicatesse que nos maîtres n’ont pas ? Celle que vous affichez en cette occasion serait tout au plus de mise avec vos parents, vos amis et vos pareils : elle est très-déplacée à l’égard de vos maîtres. Nous ne devons les traiter que comme ils nous traitent. Pensez-vous que si vous aviez une femme, une fille ou une sœur qui fût jolie et du goût de Nicostrate, il se fît le moindre scrupule de la suborner ? Vous seriez bien simple de le penser ; croyez, au contraire, que s’il n’en pouvait venir à bout par les prières, les présents, les promesses, et par toutes les voies de la persuasion, il ne se ferait aucune difficulté d’employer les voies de fait et de force. Ici, le cas est tout différent et tout à votre avantage. Non-seulement vous n’avez point cherché à séduire madame, mais c’est elle qui vous prévient, qui va au-devant de vous ; non-seulement vous ne lui manquerez pas, mais vous lui rendrez le repos, vous lui conserverez la vie ; car telle est sa passion pour vous, qu’elle risque d’en mourir si vous n’y apportez bientôt remède. Ne la rebutez donc pas, mon cher Pirrus ; ce serait refuser de faire une bonne œuvre et rejeter votre propre bonheur. »

Pirrus, qui avait déjà fait plusieurs réflexions sur la première ouverture de Lusque, et qui avait pris son parti d’avance, dans le cas qu’elle revînt à la charge, répondit qu’il était tout disposé à faire ce qu’elle désirait, pourvu qu’on pût le convaincre que madame Lidie agissait de bonne foi. « Je ne doute pas, ajouta-t-il, ma chère Lusque, de votre véracité ; mais, d’après la connaissance que j’ai du caractère de Nicostrate, je crains qu’il n’ait engagé sa femme à feindre de l’amour pour moi, afin d’avoir occasion d’éprouver ma fidélité. Vous savez qu’il m’a confié le soin de presque toutes ses affaires ; vous savez aussi qu’il est d’un naturel soupçonneux : or, ne peut-il pas se faire qu’il ait concerté tout cela avec madame ? Je n’en suis pas certain, mais il est un moyen de m’en éclaircir, et je me livre aveuglément à votre maîtresse si elle veut l’employer. Le voici : qu’elle tue l’épervier de son mari en sa présence ; qu’elle arrache et me donne une touffe de poils de sa barbe et une de ses meilleures dents ; dès qu’elle aura exécuté ces trois choses, je m’abandonne à elle sans la moindre défiance. »

Ces conditions parurent difficiles à Lusque, et plus encore à madame Lidie. Toutefois l’amour, fécond en ressources et en expédients, lui donna le courage d’entreprendre ces trois choses. Elle fit donc dire à Pirrus qu’elle remplirait les trois conditions, ajoutant que, puisqu’il croyait son maître si sage et si soupçonneux, elle voulait le faire cocu à ses propres yeux, et lui faire accroire ensuite que ce qu’il aurait vu était faux.

Pirrus attendit impatiemment l’exécution de la promesse de madame Lidie. Il était fort curieux de voir comment elle s’y prendrait pour venir à bout de ces trois choses. Elle ne tarda pas longtemps à le satisfaire.

Un jour que Nicostrate avait régalé plusieurs gentilshommes de ses amis, Lidie, magnifiquement parée, après qu’on eut desservi, entra dans la salle où l’on avait dîné, alla prendre dans un réduit contigu l’épervier que son mari aimait tant, et lui tordit le cou, en présence de Pirrus et de toute la compagnie. « Qu’avez-vous fait, ma femme ? » s’écrie aussitôt Nicostrate. Elle ne lui répond rien ; mais se tournant vers les gentilshommes : « Messieurs, leur dit-elle, je me vengerais d’un roi qui m’aurait offensée : pourquoi donc aurais-je craint de me venger d’un épervier ? cet oiseau m’a fait plus de mal que vous ne sauriez vous l’imaginer : il m’a souvent, et très-souvent, dérobé la présence de mon mari. Presque chaque jour, avant le lever du soleil, monsieur s’en va à la chasse avec son épervier et me laisse au lit toute seule. Il y a longtemps que je me proposais d’immoler cette victime à l’amour conjugal ; mais j’ai cru devoir attendre une occasion pareille à celle-ci : je voulais avoir des témoins qui pussent juger si c’est à tort que j’ai sacrifié cet oiseau à mon juste ressentiment. » Les amis de Nicostrate, persuadés que la dame ne s’était effectivement portée à cette action que par un pur attachement pour son mari, se mirent à rire, et, se tournant vers leur ami, qui paraissait de fort mauvaise humeur : « Préférer un oiseau à madame, lui dirent-ils, y songez-vous bien ? vous devez lui tenir compte de sa modération, elle a fort bien fait de se défaire d’un pareil rival. » Quand la dame fut rentrée dans sa chambre, ils poussèrent la plaisanterie encore plus loin ; et Nicostrate, revenu insensiblement de son chagrin, rit comme les autres d’une vengeance si singulière. Pirrus, qui avait été témoin de la scène, eut beaucoup de joie d’un commencement qui lui donnait de si belles espérances. « Dieu veuille, dit-il en lui-même, que ceci continue sur le même ton ! »

Quelques jours après, la femme badinant avec son mari, qui était de belle humeur, crut devoir profiter de la circonstance pour exécuter la seconde chose demandée par Pirrus. Dans cette idée, elle lui fit plusieurs petites caresses, le prit par la barbe, et tout en folâtrant, lui en arracha une touffe. Comme elle y avait employé un certain effort pour ne pas manquer son coup, on juge bien que le bonhomme dut éprouver quelque douleur. « Pensez-vous bien à ce que vous faites, madame ? lui dit-il en se fâchant sérieusement. – Bon Dieu ! monsieur, que vous êtes désagréable, quand vous faites ainsi la mine ! répondit-elle sans se déconcerter, et riant comme une folle : faut-il se fâcher si fort pour cinq ou six poils que je vous ai arrachés ? Si vous aviez senti ce que je sentais tout à l’heure quand vous me tiriez par les cheveux, vous ne vous montreriez pas si sensible dans ce moment. » Poussant ainsi la raillerie de parole en parole, elle garda le floquet de barbe, et l’envoya le même jour à Pirrus.

La troisième condition était plus difficile à exécuter ; cependant, comme rien n’est impossible aux personnes qui ont de l’esprit et de la passion, elle crut avoir trouvé le moyen d’en venir à bout. Nicostrate avait deux jeunes pages, de noble famille, qu’on avait mis auprès de lui pour les former de bonne heure dans l’art des courtisans ; l’un lui servait à boire, l’autre était son écuyer de table. La dame leur fit accroire que leur bouche sentait mauvais, et leur recommanda de tenir la tête en arrière le plus qu’ils pourraient, quand ils serviraient leur maître ; les exhortant toutefois de n’en rien dire à personne. Les pages n’ayant pas manqué de faire ce qui leur était ordonné, la belle dit quelques jours après à son mari : « Ne vous êtes-vous point aperçu, monsieur, de la mine que font vos pages, lorsqu’ils vous servent ? – Oui, répondit-il, et j’ai été plusieurs fois tenté de leur en demander la raison. – Donnez-vous-en bien de garde, continua-t-elle, je vais vous l’apprendre. Il y a déjà quelque temps que je m’en suis aperçue ; mais, de peur de vous faire de la peine, je n’ai pas voulu vous en parler. À présent que les autres commencent à s’en apercevoir, il est bon de vous en avertir. Vous saurez donc que votre bouche sent extrêmement mauvais : je ne sais d’où cela provient, mais je vous avoue que c’est fort désagréable, surtout pour quelqu’un qui, comme vous, vit avec la meilleure compagnie. Il faudrait voir s’il n’y aurait pas moyen de faire passer cette mauvaise odeur. – Elle vient peut-être de quelque dent gâtée, dit Nicostrate. – Cela est très-possible, répondit la dame ; mais il est aisé de s’en convaincre. » Et, dans ce dessein, elle le conduit près de la fenêtre, et lui ayant fait ouvrir la bouche : « Ciel ! quelle infection ! s’écria-t-elle ; vous avez une dent non-seulement gâtée, mais pourrie ; je m’étonne que vous l’ayez pu souffrir si longtemps. – Si vous ne la faites promptement arracher, soyez sûr qu’elle gâtera les autres. – Cela n’est pas douteux, dit Nicostrate ; je vais envoyer quérir sur-le-champ un chirurgien. – Il n’en faut point, reprit la dame ; je l’arracherai bien moi-même sans beaucoup de peine. Ces gens-là sont des bourreaux qui vous feraient trop souffrir, et je ne pourrais vous voir entre leurs mains sans souffrir moi-même. Laissez-moi essayer ; si vous trouvez que je vous fasse trop de mal, je quitterai la besogne ; complaisance que n’aurait point un arracheur de dents. Il ne s’agit que de se procurer de petites pinces. » Elle en demanda. Quand on les lui eut apportées, elle fit sortir tout le monde de l’appartement, excepté Lusque, à qui elle commanda de fermer la porte de la chambre. Pour faire l’opération d’une manière plus commode, elle fit coucher son mari sur un banc, et dit à sa femme de chambre de le tenir au travers du corps, pour qu’il ne pût remuer. Puis lui ayant fait ouvrir la bouche, elle accroche le davier à une de ses plus belles dents, et la lui arrache avec des efforts violents, qui lui faisaient pousser des cris de douleur. Le pauvre homme, étourdi du mal qu’il avait souffert, porta d’abord la main sur sa joue, et donna le temps à sa femme de cacher la dent qu’elle venait de lui arracher, et d’en présenter une autre toute pourrie, dont elle avait eu la précaution de se munir. « Voyez, lui dit-elle, ce que vous avez si longtemps gardé dans votre bouche. Il est sûr que cette dent vous eût gâté toutes les autres, si vous ne l’aviez fait arracher. » La vue d’une dent si vilaine consola le patient de la douleur qu’il avait soufferte et qu’il ressentait encore. Après avoir craché beaucoup de sang et avoir pris quelque élixir confortatif, il sortit de la chambre et alla se jeter sur son lit. Sa femme, sans perdre de temps, envoya la dent à Pirrus. Celui-ci, ne pouvant plus douter des sentiments de sa maîtresse, lui fit dire qu’il était prêt à faire tout ce qu’elle désirait.

La belle, qui brûlait de lui donner de plus fortes preuves de son amour, et à qui les moments paraissaient des années, n’avait plus qu’à trouver le moyen de satisfaire sa passion en présence de son mari. Elle feignit pour cet effet d’être indisposée. Sa femme de chambre instruisit Pirrus du personnage qu’il devait jouer. Il alla voir madame à l’heure de l’après-dîner, où le mari devait se rendre auprès d’elle. À peine y furent-ils arrivés l’un et l’autre, qu’elle témoigna une grande envie de prendre l’air du jardin, et les pria tous deux de vouloir l’y conduire. Nicostrate la prit d’un côté, Pirrus de l’autre, et ils la menèrent ainsi au pied d’un beau poirier, où ils s’assirent tous trois sur un tapis de verdure. Quelques moments après, il prit fantaisie à la belle de manger des poires. Elle prie Pirrus de monter sur l’arbre pour lui en cueillir des plus mûres. Le galant obéit, et n’est pas plutôt monté sur le poirier que, feignant de voir son maître caresser sa femme, il s’écrie : « Eh ! quoi, monsieur, en ma présence ? mais vous n’y pensez pas ; et vous, madame, n’avez-vous point de honte de vous prêter à un pareil jeu ? Certes, vous avez été bientôt guérie. Mais, finissez donc ; ce sont des choses qu’on ne doit pas faire devant témoins : les nuits ne sont-elles pas assez longues ? faut-il venir au jardin pour une semblable besogne ? n’avez-vous pas assez de chambres, assez de lits plus commodes ? – Que veut-il dire, dit la femme à son mari ? a-t-il perdu l’esprit ? – Non, madame, je ne suis point fou, je vois fort bien ce que je vois. – Tu rêves assurément, lui dit Nicostrate, qui riait de son idée. – Je ne rêve point du tout, monsieur, et il me paraît que vous ne rêvez pas non plus. Mais si vous n’avez point d’égards pour moi, vous devriez au moins en avoir pour vous-même et vous éloigner un peu plus, si tant est que vous désiriez vaquer à un tel exercice. Peste ! comme vous vous remuez ! je ne vous aurais jamais soupçonné une si grande vivacité. Si j’agitais aussi fort le poirier, je doute qu’il y restât une seule poire. – Que peut donc être ceci ? dit alors la dame ; serait-il possible qu’il lui parût que nous faisons ce qu’il dit ? En vérité, si je me portais mieux, je monterais sur l’arbre, pour voir ce qu’il croit voir lui-même. – Soyez sûre, madame, ajouta Pirrus, que je n’ai point la berlue, et que ce que je vois n’est point une illusion. – Eh bien ! descends, dit le mari, descends, te dis-je, et tu verras ce qu’il en est. – J’avoue, dit Pirrus, quand il fut descendu, que vous ne vous caressez point à présent ; mais il n’est pas moins vrai que vous le faisiez tout à l’heure, et que je vous ai vu, comme je descendais, vous séparer de madame, et vous mettre à l’endroit ou vous êtes maintenant assis. – Mais tu rêves, mon pauvre ami, dit Nicostrate : depuis que tu es monté sur le poirier, je n’ai pas bougé du lieu où je suis. – Si cela est, reprit Pirrus, il faut que ce poirier soit enchanté ; car je vous jure que j’ai vu, mais bien vu, ce que je viens de vous dire. » Nicostrate, étonné de plus en plus, et persuadé de la vérité du récit de son intendant par l’air sérieux dont il l’avait accompagné, voulut voir par lui-même si le poirier était réellement enchanté et l’effet que cet enchantement produirait à son égard. « Je vais y monter, » dit-il. Il y monte en effet, mais à peine est-il sur les branches, que Pirrus et la dame commencèrent leur jeu. « Que faites-vous donc, madame ! et toi, Pirrus, est-ce ainsi que tu respectes ton maître ? » Les amants eurent beau lui répondre qu’ils étaient assis, il se hâta de descendre, en les voyant ainsi se trémousser ; mais il ne descendit pas si vite qu’ils n’eussent eu le temps d’achever à peu près la besogne et de reprendre leur place. « Quoi ! madame, me faire cet affront à mes yeux ! et toi, maraud… – Oh ! pour le coup, dit Pirrus en l’interrompant, j’avoue que vous avez été sages l’un et l’autre pendant que j’étais sur le poirier, et que ce que je croyais voir n’était qu’un enchantement. Ce qui achève de me le persuader, c’est que monsieur a cru voir lui-même ce qui n’était pas. – Tu as beau vouloir t’excuser, reprit le mari, ce que j’ai vu ne saurait être l’effet d’un enchantement. – Vous êtes, en vérité, aussi fou que Pirrus, dit la dame : si je vous croyais capable d’avoir réellement de pareilles idées sur mon compte, je me fâcherais tout de bon. – Quoi ! monsieur, dit Pirrus, vous feriez cet outrage à madame, qui est l’honnêteté, la vertu même ! Quand à moi, je ne chercherai point à m’excuser : Dieu m’est témoin que je souffrirais plutôt mille morts avant qu’une pareille chose m’entrât jamais dans l’esprit, à plus forte raison avant de l’exécuter en votre présence. Je vois à présent clair comme le jour que la faute en est au poirier. Il a fallu que vous y soyez monté vous-même, et que vous ayez cru voir ce qui vous met de si mauvaise humeur, pour me faire revenir sur votre compte et sur celui de madame. J’aurais juré vous avoir vus l’un et l’autre dans la posture la plus indécente. – Est-il possible, dit ensuite la dame en se levant et faisant un peu la fâchée, pour mieux dissuader son bonhomme de mari ; est-il bien possible que, me connaissant depuis si longtemps, vous ayez pu me croire capable de m’oublier à ce point ? Me jugez-vous donc assez dépourvue de raison pour oser vous faire cocu en votre présence ? Soyez persuadé que, si j’en avais la moindre envie, les occasions ne me manqueraient pas, sans que vous en sussiez jamais rien. »

Nicostrate se rendit à ces raisons. Il ne pouvait effectivement se persuader que sa femme et son intendant eussent osé se porter à un tel excès d’insolence. Il leur fit des excuses, et se mit ensuite à discourir de la singularité de l’aventure et des effets de la vue qui n’étaient pas les mêmes quand on se trouvait sur le poirier. Mais la dame, qui feignait toujours d’être fâchée de la mauvaise opinion que son mari avait eue de sa fidélité : « Puisque ce maudit poirier, dit-elle, fait voir de si vilaines choses, je ne veux pas qu’il me nuise davantage, ni à aucune autre femme. » Puis, s’adressant à Pirrus : « Va chercher une cognée et jette-le à bas pour le brûler ; quoiqu’il serait beaucoup mieux d’en donner sur la tête de mon mari, pour lui apprendre à mieux penser de la fidélité de sa femme et de la tienne. Oui, monsieur, continua-t-elle, vous mériteriez d’être châtié pour l’injustice que vous m’avez faite. Je ne reviens point de votre aveuglement. Quand il s’agit de mal penser de votre femme, vous ne devez pas en croire vos yeux. »

Pirrus, ayant pris une hache, abattit incontinent le poirier. Alors la belle, se tournant vers Nicostrate : « Puisque je vois à terre, lui dit-elle, l’ennemi de ma vertu, je perds toute espèce de ressentiment. Je vous pardonne, ajouta-t-elle avec douceur, et vous recommande, sur toutes choses, d’avoir désormais une meilleure opinion de votre femme, qui vous aime mille fois plus que vous ne méritez. » Le mari s’estima trop heureux de ce que sa femme voulut bien oublier l’outrage qu’il lui avait fait. Il fit des excuses à Pirrus d’avoir soupçonné sa bonne foi ; et tous les trois satisfaits, ils rentrèrent dans le palais.

C’est ainsi que ce bon mari fut maltraité, trahi et plaisanté par sa femme. Dès ce jour elle vécut familièrement avec Pirrus, qui lui fit souvent goûter les plaisirs de l’amour avec plus d’agrément et de liberté qu’ils n’en avaient eu sous le poirier.

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