NOUVELLE VI LA FEINTE PAR AMOUR

Naples est une ville très-ancienne, et à coup sûr une des plus agréables de l’Italie. On y vit autrefois un jeune homme de qualité, fort riche, qu’on appelait Richard Minutolo. Quoiqu’il fût marié et qu’il eût une femme fort aimable et fort jolie, il ne laissa pas de devenir amoureux d’une autre dame, qui surpassait, à la vérité, toutes les Napolitaines par sa vertu, sa beauté et ses agréments. C’était madame Catella, femme d’un gentilhomme nommé Philippe Figinolpho, qu’elle aimait de tout son cœur et par-dessus toutes choses. L’amoureux Richard fit auprès d’elle tout ce qu’un homme passionné peut tenter pour se rendre agréable à une femme et s’en faire aimer ; mais tous ses soins furent inutiles : la dame était insensible pour tout autre que pour son mari. Désespéré du peu de succès de ses poursuites, il essaya de vaincre sa passion, et n’en put malheureusement venir à bout : la belle avait fait de trop profondes impressions sur son cœur. Ce pauvre homme dépérissait tous les jours à vue d’œil : la vie lui devint si insupportable, qu’il se serait donné la mort pour mettre fin à ses maux, si la crainte de l’enfer ne l’eût retenu. Un de ses parents, touché de son triste état, le prit un jour en particulier, et lui dit tout ce que la raison était capable de lui suggérer pour le détacher de cette femme. Il lui fit entendre qu’un amour sans espérance était une vraie folie, et qu’il ne devait pas se flatter que le sien fût jamais récompensé. Songez, mon cher, que cette femme raffole de son mari, qu’elle ne voit que lui dans le monde, qu’elle en est jalouse, au point de se trouver mal lorsqu’elle lui entend faire l’éloge d’une autre femme. Il voyait cela tout aussi bien que son parent ; mais il ne lui était pas aisé de renoncer à une passion enracinée. Il lui restait une lueur d’espérance, et c’était autant qu’il en fallait pour entretenir ses feux. Il comprit toutefois qu’il ne parviendrait que difficilement, très-tard, et peut-être jamais à se faire écouter de celle dont il était si fort épris. Il crut donc devoir recourir à la ruse, pour tâcher d’obtenir par supercherie ce qu’il n’eût voulu devoir qu’à la tendresse. La jalousie de la dame lui parut propre à servir son projet. Pour réussir plus sûrement, il feignit d’être parfaitement guéri de la passion que madame Catella lui avait inspirée, et d’être amoureux d’une autre dame. Pour le faire mieux accroire, il donna, en l’honneur du nouvel objet de son attachement prétendu, des fêtes, des tournois et d’autres divertissements, comme il en avait donné à celle qui n’avait pas voulu le payer de retour. Il sut si bien se contraindre et cacher ses vrais sentiments, que tout le monde, et madame Catella elle-même, crut qu’il avait sincèrement changé d’objet. Dès ce moment elle fut beaucoup plus libre avec lui, et ne faisait aucune difficulté de le regarder, de le saluer et de lui parler quand elle le rencontrait dans la rue ou autre part ; ce qui arrivait assez fréquemment, parce qu’ils logeaient dans le même quartier.

Les choses étaient dans cet état, lorsqu’un jour de la belle saison, madame Catella fit la partie, avec plusieurs autres dames, d’aller dîner et souper à la campagne. Richard en fut instruit assez à temps pour engager plusieurs personnes de sa coterie d’en faire autant, et d’aller dans le même endroit. Les deux sociétés se rencontrèrent, comme il le désirait. Il fut décidé qu’on ne se séparerait point. Richard feignit d’y consentir difficilement, pour mieux éloigner les soupçons sur son projet. On ne manqua pas de le railler sur ses nouvelles amours ; madame Catella se mit de la partie, et poussa ses plaisanteries plus loin que les autres. Richard n’avait garde de se défendre ; il faisait, au contraire, l’homme passionné, ce qui donnait matière à le plaisanter davantage. Il recevait le tout au mieux, et ne perdait point son projet de vue. Quelques dames s’étant écartées pour se promener, il se trouva auprès de madame Catella avec peu de monde. Il saisit cette circonstance pour lâcher quelques généralités sur l’infidélité des hommes les plus aimés de leurs femmes ; il fit même entendre assez clairement à la belle qu’il idolâtrait et pour qui il se montrait si indifférent, que Philippe, son mari, ne lui était pas aussi fidèle qu’elle se l’imaginait. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller toute la jalousie de madame Catella. Elle questionne Richard, qui feint de ne pas l’entendre, et qui finit par lui dite que ce n’était qu’une plaisanterie de sa part. Elle n’en veut rien croire, et lui témoigne la plus grande envie de savoir ce qui en est. Elle le prend en particulier, et le supplie de lui dire si son mari a quelque intrigue. « Pourquoi voulez-vous que je vous afflige ? Non, madame, je n’en ferai rien. – Je vous le demande en grâce, lui répliqua-t-elle ; je vous aurai la plus grande des obligations de m’instruire de ce qui se passe à mon insu. – Eh bien, madame, vous serez satisfaite ; vous avez conservé trop d’empire sur moi pour que je puisse vous rien refuser ; mais je ne vous obéirai qu’à condition que vous ne parlerez de rien à personne, ni à votre mari, que vous n’ayez vu de vos propres yeux la vérité de ce que je vais vous dévoiler. Je vous fournirai, si vous voulez, les moyens de le convaincre vous-même de son infidélité ; il ne tiendra qu’à vous de le prendre sur le fait. Ces mots ne font que redoubler la curiosité et l’impatience de la dame ; elle lui promet, par tout ce qu’il y a de plus saint, de ne jamais le compromettre, et l’invite à s’expliquer promptement. – Si je vous aimais comme autrefois, madame, lui dit alors Richard, je me garderais bien de vous porter une semblable nouvelle. Ces sortes d’avis sont toujours suspects quand ils viennent d’un amant ; mais à présent que je suis guéri de la passion malheureuse que vous aviez allumée dans mon cœur ; à présent que j’aime non moins éperdument un nouvel objet, je ne crains pas d’être soupçonné d’avoir aucun intérêt à vous dévoiler la conduite de votre mari. Vous saurez donc, madame, que maître Philippe n’est pas, à beaucoup près, aussi scrupuleux que vous sur l’article de la galanterie. J’ignore s’il est fâché contre moi, à l’occasion de l’amour que j’ai eu pour vous, ou s’il vous fait l’injustice de croire que vous ayez répondu à mes soins ; mais je sais bien qu’il cherche à me faire cocu. Oui, il est amoureux de ma femme depuis quelque temps, et il ne se passe pas de jour qu’il n’essaye de nouveaux moyens pour la séduire. Ce sont des messages continuels de sa part. Ma femme, qui a craint avec raison que je ne m’en aperçusse à la longue, et que je ne vinsse ensuite à la soupçonner d’être d’intelligence avec lui, m’en avertit avant-hier. Qu’ai-je fait ? Je l’ai engagée à feindre de s’être laissé gagner par ses poursuites, afin de pouvoir le convaincre de son ingratitude pour une femme dont il n’est pas digne. J’ai voulu me ménager ce plaisir, et il m’en a fourni l’occasion ce matin même ; car vous saurez qu’un moment avant que je sortisse de chez moi, il a envoyé une commissionnaire à ma femme pour la prier de lui donner un rendez-vous. Elle est aussitôt venue me trouver pour me demander quelle réponse elle devait lui faire. Donnez-lui rendez-vous, lui ai-je dit, chez Jeannot, le baigneur, sur l’heure de midi, pendant que tout le monde repose. Elle a été joindre la commissionnaire sur-le-champ, qui a paru enchantée de cette réponse. Vous pensez bien, madame, que je n’y enverrai point ma femme ; c’est moi qui me propose d’y aller, pour lui faire les reproches qu’il mérite… Mais il me vient une idée ; si vous y alliez vous-même ? Oui, madame, si j’étais à votre place, je lui jouerais ce tour ; et pour mieux le convaincre de sa perfidie et lui ôter tout prétexte d’excuse, je lui laisserais consommer l’œuvre avant de lui dire la moindre chose : cela vous sera d’autant plus facile, que les croisées et la porte de la chambre où il se propose d’attendre ma femme doivent être fermées. C’est une condition qu’on a mise au rendez-vous pour le rendre plus vraisemblable ; car il ne manquera pas d’imaginer que ma femme ne prend cette précaution qu’afin de s’épargner l’embarras et la honte que les dames éprouvent la première fois qu’elles rendent leurs amants heureux. Si vous suiviez mon conseil, madame, vous lui joueriez ce bon tour. Dieu ! quelle sera sa confusion, quand, sortant d’entre vos bras, vous lui ferez voir qu’il a eu affaire à sa propre femme et non à la mienne ! Je vous assure que la honte qu’il éprouverait dans ce moment nous vengerait bien de l’outrage qu’il veut nous faire à l’un et à l’autre. »

Madame Catella, sans considérer quel était l’homme qui lui faisait un pareil rapport ; sans songer du tout au stratagème dont elle allait être la dupe ; sans imaginer qu’on pouvait lui en imposer, tomba dans le défaut ordinaire aux personnes jalouses : elle crut aveuglément tout ce que Richard venait de lui dire ; et, après avoir fait réflexion à plusieurs choses qui s’étaient passées auparavant entre elle et son mari, elle répondit, enflammée de colère, qu’elle était résolue de prendre ce parti et de suivre en tout ses conseils à cet égard, se félicitant d’avance de la gamme qu’elle chanterait à son mari s’il se trouvait au rendez-vous. « Je le traiterai, je vous jure, de manière qu’il ne verra jamais de femme sans se le rappeler. »

Richard, fort satisfait du succès de son entreprise, confirma la dame dans sa résolution, et lui rapporta plusieurs faits adroitement imaginés, pour la fortifier dans sa crédulité. Il finit par la prier de garder un secret inviolable jusqu’au moment où elle serait pleinement convaincue de la perfidie de son mari ; et la bonne dame le lui promit sur sa foi.

Le lendemain, de grand matin, Richard alla chez le baigneur. Il parla à une vieille femme qui avait soin des bains et qu’il connaissait un peu. Il la pria instamment de vouloir bien le servir dans son projet, en lui promettant une bonne récompense. La bonne vieille, qui ne demandait pas mieux que de gagner de l’argent, lui promit de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour l’obliger. Richard lui dit ce dont il s’agissait. « J’ai votre affaire, lui répondit-elle. Il y a dans la maison une petite chambre qui n’a point de fenêtres ; je vais y placer un lit ; et pour que le jour ne puisse y pénétrer quand on ouvrira la porte, je fermerai les croisées de la pièce qu’il faut traverser pour y arriver. – Fort bien, » reprit l’amoureux tout transporté de joie. Puis, il lui fit la leçon sur la manière dont elle devait introduire la dame dans cet endroit. Après que tout fut ainsi disposé, il alla dîner, et revint chez la bonne vieille sur les onze heures pour y attendre la femme de Philippe Figinolpho.

Madame Catella, ne doutant aucunement de la vérité de tout ce que lui avait dit Richard, rentra le soir dans sa maison de très-mauvaise humeur. Son mari, qui dans ce moment rêvait sans doute à ses affaires, la reçut fort froidement et ne lui fit point les caresses qu’il était dans l’usage de lui faire toutes les fois qu’elle rentrait au logis après une absence de quelques heures. Cette froideur la confirma dans ce qu’on lui avait dit sur son compte. « Je ne le vois que trop, disait-elle en elle-même, mon mari ne pense qu’au rendez-vous de demain ; il est tout occupé de la femme dont il espère jouir ; mais il n’en sera rien. » Au lit, même distraction, même froideur de la part du mari, et par conséquent mêmes réflexions, même dépit de la part de la femme. La jalousie qui la dévorait écarta le sommeil de ses yeux. Elle ne fut occupée qu’à penser à ce qu’elle lui dirait quand elle serait au rendez-vous. Enfin, le lendemain, son mari la quitte sur les onze heures, sous prétexte d’aller dîner chez une personne qui avait quelque affaire à lui communiquer ; ce qui se trouvait vrai, parce que Richard avait eu l’habileté d’engager un de ses bons amis à attirer Figinolpho chez lui vers cette heure-là. « L’imposteur ! le perfide ! disait sa femme en elle-même : fiez-vous après cela aux hommes ! Mais le traître ne s’attend pas à la surprise que je lui prépare. Que je vais lui en dire ! » Enfin, l’heure de midi s’approchant, elle sort accompagnée de sa servante, et arrive bientôt à la maison du baigneur, que Minutolo lui avait indiquée. Elle trouve la bonne vieille sur la porte, et lui demande si Philippe Figinolpho est venu. « Êtes-vous la personne qui doit lui parler à midi ? répond la vieille, très-bien endoctrinée par l’amoureux Richard. – Oui, répliqua la dame. – Entrez donc là, et suivez-moi. » Madame Catella la suit, en baissant un voile qu’elle avait sur la tête, afin de n’être point reconnue de son mari. La voilà introduite dans la chambre obscure. Richard, le cœur plein de joie, lui dit d’une voix extrêmement basse : « Soyez la bienvenue, ma chère amie. » Il la saisit ensuite par la main, la mène près du lit, la prend entre ses bras et lui fait mille caresses, auxquelles elle répond sans dire un seul mot, craignant de se faire connaître si elle parlait. Quel plaisir pour l’amant de jouir des faveurs d’une personne qu’il aimait avec tant de passion ! Mais quel plaisir encore de tromper une inhumaine qui le faisait languir depuis si longtemps !

Quand la dame comprit qu’il n’y avait plus rien à gagner en gardant le silence, elle fit éclater sa jalousie et son ressentiment. « À qui crois-tu avoir affaire, traître ? s’écria-t-elle. Que je suis malheureuse d’aimer un perfide qui brûle pour une autre ! Est-ce là le prix de huit ans de soins, de tendresse et de fidélité ? Apprends que je suis Catella, et non la femme que tu penses. Oui, malheureux, tu viens de jouir de celle que tu as si longtemps trompée par tes feintes caresses ; tu dois reconnaître ma voix, et il me tarde de voir le jour pour rendre ta honte complète. Je ne suis plus surprise de ta rêverie d’hier au soir : tu te réservais pour la femme de Richard. Ai-je moins d’appas qu’elle, monstre que tu es, pour me traiter avec tant de mépris ? Que j’étais aveugle d’avoir tant d’amour pour cet ingrat ! Le perfide ! croyant être avec ma rivale, il m’a fait plus de caresses, m’a montré plus d’amour dans le peu de moments que je viens de passer avec lui que dans aucun temps de sa vie. D’où vient que tu es chez moi tout de glace, quand tu montres ici tant de feu ? Mais, grâce au ciel, c’est ton propre champ que tu viens de labourer et non celui d’autrui. Je ne m’étonne plus si tu t’endormis hier au soir sans me faire la plus petite caresse : tu voulais te ménager pour faire aujourd’hui des prouesses et arriver tout frais au champ de bataille. Mais, encore une fois, grâce à Dieu et au bon avis que j’ai reçu, l’eau a suivi sa pente ordinaire ; tu es venu, malgré toi, moudre à mon moulin… Mais, n’as-tu rien à dire, misérable ? Es-tu devenu muet depuis que je t’ai fait connaître ton erreur ? Par ma foi, je suis tentée de t’arracher les yeux ; toute autre que Catella ne se contenterait certainement pas des reproches que je te fais ; tu mériterais que je t’étranglasse, misérable ! Faire infidélité à une femme aussi honnête, aussi tendre, aussi recherchée : quelle noirceur ! Tu te flattais sans doute que je ne serais jamais instruite de ta trahison ? Mais tout se découvre, et nul n’est si fin qu’il n’en trouve un plus fin. Conviens que je t’ai joué là un bon tour, et que tu ne t’attendais guère à me rencontrer ainsi sur ton chemin. Mais tu n’en seras pas quitte pour le dépit et la honte que tu éprouves en ce moment ; je t’apprendrai, de la bonne manière, à me trahir de la sorte. »

Richard avait toutes les peines du monde à retenir les éclats de rire. Il voulut recommencer ses caresses sans dire mot, mais elle le repoussa brusquement. « Me prends-tu, lui dit-elle, pour un enfant ? T’imagines-tu qu’il n’y a qu’à me flatter, me caresser, pour me faire revenir ? Non, je ne te le pardonnerai jamais. Tu peux même t’attendre à te voir accablé de reproches en présence de tous nos parents, amis et voisins. Réponds-moi, scélérat, ne vaux-je pas la femme de Richard ? Suis-je moins jeune qu’elle, et d’une condition moins relevée ? Parle, qu’a-t-elle de plus que moi ? »

Pendant qu’elle exhalait ainsi son courroux, l’amoureux lui baisait la main et cherchait à lui baiser autre chose. « Ôte-toi de là, mauvais sujet, ne me touche plus. Tu as fait assez d’exploits ; et à présent que tu me connais, tout ce que tu pourrais faire serait forcé ; mais, si Dieu me prête vie, je te promets de te mettre dans le cas de le désirer plus d’une fois. Tu n’en auras pas quand tu voudras ; je me repens seulement d’avoir été si fidèle à un homme qui l’est si peu. Je trouverai moyen de m’en venger. Je ne sais ce qui m’empêche d’envoyer querir Richard tout à l’heure, lui qui m’a tant aimée, sans pouvoir se vanter d’avoir eu de moi un seul regard favorable, et de me venger à tes yeux, par représailles, de ta perfidie. Quel mal ferais-je en effet ? N’as-tu pas voulu et cru jouir de sa femme ? Pourrais-tu te plaindre si je te payais de la même monnaie ? » À ces mots, elle voulut sortir du lit et s’en aller, mais l’amoureux Richard la retint ; et jugeant qu’il était de trop grande conséquence pour lui et pour elle de la laisser dans son erreur, il résolut de se faire connaître et de la détromper. Il l’embrasse et, après lui avoir appliqué plusieurs baisers sur le front : « Ne vous troublez pas, ma chère amie ; je suis Richard. J’ai cherché à obtenir par la ruse des faveurs que je n’ai pu obtenir par l’amour le plus tendre qui fut jamais. » À ce son de voix qu’elle reconnut, à ces paroles inattendues, madame Catella faillit se trouver mal. Elle voulut se jeter hors du lit, mais Richard l’en empêcha ; elle voulut crier, mais il lui ferma la bouche avec sa main. « Consolez-vous, madame ; ce qui est fait est sans remède. À quoi vous servirait-il de crier ? Vous ne feriez que vous déshonorer et vous couvrir de honte, si vous alliez rendre publique cette aventure. Faites réflexion que vous aurez beau dire que c’est par ruse que je vous ai fait venir ici, personne n’en croira rien. D’ailleurs, je le nierai comme un diable : je dirai même que c’est par argent que je vous ai attirée, et que, ne vous en ayant pas donné autant que vous espériez, vous avez pris cette tournure pour vous venger de moi. Vous n’ignorez pas que le public est plus enclin à croire le mal que le bien ; il ajoutera plutôt foi à mes discours qu’aux vôtres. Songez que si vous en parlez seulement à votre mari, vous allez allumer dans son cœur une haine implacable contre moi : il faudra que l’un de nous deux périsse. En serez-vous plus tranquille quand il m’aura arraché la vie, ou que je la lui aurai arrachée ? Ne nous exposez pas l’un et l’autre à un danger inévitable ; ne vous exposez pas vous-même à une infamie qui ne remédierait à rien. Vous n’êtes pas la seule femme qu’on ait ainsi trompée. Mon crime vient de trop d’amour ; jamais votre mari ne vous a aimée ni ne vous aimera autant que je vous aime : il ne sent pas autant que moi le prix de vos charmes. Ne vous affligez point, je vous en prie, ma chère amie ! je suis et serai toujours tout à vous. Si je vous avais moins aimée, je ne serais pas si coupable. Pardonnez l’artifice dont je me suis servi à l’excès de ma tendresse. Je vous idolâtre ; et si vous saviez tout ce que j’ai souffert avant d’employer la ruse pour vous subjuguer, vous cesseriez d’être fâchée contre moi. »

Toutes ces raisons ne la consolaient point ; elle fondait en larmes de dépit et de rage. Néanmoins, quelque outrée qu’elle fût, elle eut assez de liberté d’esprit pour sentir qu’elle aurait tort de faire un esclandre ; elle comprit que le plus grand mal retomberait sur elle ; c’est pourquoi elle ne jugea point à propos de crier quand Richard eut ôté sa main de dessus sa bouche. Pour mieux la consoler, notre amoureux ne manqua pas de lui promettre le secret le plus inviolable, il lui serrait les mains, les approchait de son cœur, et lui marquait de toutes les façons le plus grand attachement. « Laissez-moi, cruel, lui dit-elle ; je doute que vous obteniez jamais du ciel le pardon de l’outrage que vous m’avez fait. Je suis la victime de ma simplicité et de ma jalousie. Je ne crierai point. Je sens que tout éclat pourrait me nuire ; mais, soyez assuré que, de façon ou d’autre, je ne mourrai point avant de m’être vengée du cruel tour que vous avez eu l’indignité de me jouer. Laissez-moi, ne me retenez plus, à présent que vous avez obtenu ce que vous désiriez ; laissez-moi, vous dis-je, aller cacher ma honte et mon désespoir. »

Richard n’avait garde de la laisser partir avant d’avoir fait sa paix : il lui parla encore, lui demanda mille fois pardon, et lui montra tant de douleur et de tendresse, qu’il finit par la désarmer. Quand il l’eut apaisée, il la supplia de permettre qu’il lui donnât encore des preuves de son amour, pour gages de la sincérité du pardon qu’elle lui accordait. Elle fit bien des difficultés, mais enfin elle se laissa gagner. Le plaisir acheva si bien de la réconcilier avec lui, qu’elle ne s’en sépara qu’avec le plus grand regret. En ces sortes de choses, rien ne coûte que le commencement. Elle trouva une si grande différence entre Richard et son mari, qu’elle eut depuis ce jour pour le premier autant d’amour qu’elle avait eu autrefois de froideur et d’indifférence. Ils retournèrent plusieurs fois chez le même baigneur et dans d’autres endroits, et se conduisirent avec tant de prudence, que la femme de l’un et le mari de l’autre ne se doutèrent jamais de leur intrigue.

Share on Twitter Share on Facebook