NOUVELLE VII LE QUIPROQUO OU LE PÈLERIN

Un jeune gentilhomme de Florence, nommé Tédalde Eliséi, devint amoureux fou de madame Hermeline, femme d’Aldobrandin Palermini, et sut, par ses soins et ses bonnes qualités, s’en faire aimer à son tour ; il eut même le secret d’obtenir ses faveurs ; mais la fortune traversa bientôt ses plaisirs. La belle, après lui avoir donné pendant quelque temps les plus grandes marques de tendresse, prit tout à coup la résolution de rompre avec lui, et, sans lui en dire le motif, cessa de recevoir ses assiduités, et ne voulut pas même lui permettre de lui écrire ; elle refusait jusqu’à ses lettres, et défendit aux commissionnaires qu’il lui envoyait de paraître davantage chez elle et de l’accoster nulle part. Cette conduite extraordinaire plongea Tédalde dans la tristesse la plus profonde et la mélancolie la plus noire ; mais il avait tellement caché son amour, que personne ne se doutait de la cause de son chagrin. Il n’oublia rien pour regagner les bonnes grâces d’Hermeline, qu’il n’avait pas perdues par sa faute, et n’ayant pu en venir à bout, ni même lui parler pour savoir la cause d’un changement si subit, il résolut de s’éloigner, pour ne pas donner à l’inhumaine le cruel plaisir de le voir se consumer de jour en jour. Il ramassa donc tout l’argent qu’il put, et partit secrètement de Florence, sans avoir communiqué son dessein à ses parents. Il n’en parla qu’à un de ses amis, pour lequel il n’avait rien de réservé. Arrivé à Ancône, où il prit le nom de Philippe Sandolescio, il se mit aux gages d’un marchand et s’embarqua pour l’île de Chypre. Le marchand le trouva si intelligent et si fort à son gré, que, non content de lui donner de très-gros appointements, il l’associa à son commerce ; bientôt après, il lui confia la plus grande partie de ses affaires. Philippe les conduisit si bien, qu’il devint en peu d’années un bon et riche négociant et qu’il se fit un nom dans le commerce.

Quoiqu’il n’eût jamais oublié sa maîtresse, qu’il aimait toujours, et qu’il eût souvent des mouvements qui lui faisaient souhaiter de revoir Florence, sept ans se passèrent sans qu’il prît la résolution d’y retourner. Mais un jour, entendant chanter une chanson qu’il avait faite autrefois pour sa chère Hermeline, dans laquelle il avait peint leur tendresse mutuelle et les doux plaisirs qu’ils goûtaient ensemble, il sentit réveiller tout à coup dans son cœur la première vivacité de sa passion, ne pouvant se figurer que sa maîtresse l’eût oublié. Il repassa alors dans son imagination le mérite de cette dame, et ne put résister cette fois au désir violent qu’il avait de la revoir. Il met ses affaires en ordre ; il s’embarque sans perdre de temps, et arrive à Ancône, accompagné d’un seul domestique. Il fait passer de là ses effets à Florence, à l’adresse d’un correspondant de son associé, et, revêtu d’un habit de pèlerin, il prend, sous ce déguisement, le chemin de sa patrie. Arrivé à Florence, il va loger dans une auberge, que trois frères tenaient près de la maison d’Hermeline. Ses premiers soins furent de passer devant cette chère maison, dans l’espérance de voir son ancienne maîtresse ; mais, trouvant les portes et les fenêtres fermées, il crut qu’elle avait changé de demeure, ou qu’elle ne vivait plus. Plein de cette triste idée, il passa ensuite devant la maison des Éliséi, ses frères aînés. Autre sujet d’inquiétude et d’étonnement : il voit devant leur porte trois ou quatre de leurs domestiques en deuil. Il ne sait que penser. Persuadé qu’on ne pourrait le reconnaître sous l’habit qu’il portait, son visage étant d’ailleurs fort changé, il entre incontinent chez un cordonnier du voisinage, sous prétexte d’avoir besoin de quelque chose de sa boutique, et, après un court dialogue, il lui demande pourquoi ces gens étaient en deuil. « Parce qu’un frère des maîtres de la maison, nommé Tédalde, qui était venu ici depuis quelque temps après une longue absence, a été tué il y a quinze ou vingt jours. – Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites là ? – Très-certainement, et même j’ai ouï dire que les frères du mort ont prouvé juridiquement qu’Aldobrandin Palerinini, que vous connaissez peut-être, était l’auteur de cet assassinat ; car on prétend que ce Tédalde était amoureux de sa femme, et qu’il était venu déguisé pour coucher avec elle. – Et qu’a-t-on fait à Aldobrandin ? – On l’a mis en prison, et il est à la veille de passer un mauvais quart d’heure. – Et sa femme, qu’est-elle devenue ? – Elle est chez elle, fort affligée de cette aventure, comme vous le pensez bien. »

Tédalde était étonné à un point qui ne se conçoit pas ; il ne pouvait s’imaginer qu’il y eût quelqu’un qui lui ressemblât assez pour qu’on l’eût pris pour lui-même. Touché de la malheureuse destinée d’Aldobrandin, et charmé pourtant d’avoir appris que sa chère Hermeline vivait encore, il retourna au logis, la tête remplie de mille idées différentes. On le mit coucher dans une chambre au dernier étage. Le mauvais lit qu’on lui avait donné, le mince souper qu’il avait fait, l’inquiétude qu’il éprouvait, tout cela joint ensemble ne lui permit pas de fermer l’œil. Vers une heure après minuit, il entendit marcher sur le toit, et puis descendre sur le palier de sa chambre. Voulant voir ce que c’était, il sort du lit, s’approche tout doucement de la porte, et aperçoit de la lumière à travers une fente. Il approche son œil de cette fente, et il aperçoit très-distinctement une femme avec trois hommes. La femme, qui tenait une lampe, lui paraissait jeune et craintive ; il redouble alors d’attention, et prêtant une oreille curieuse, il entendit un de ces hommes qui disait, en se tournant vers la femme : « Nous pouvons à présent être parfaitement tranquilles ; on est généralement persuadé qu’Aldobrandin a fait le coup ; les frères de Tédalde l’ont fait mettre à la question, et la force des tourments lui a fait déclarer qu’il était coupable de l’assassinat ; son arrêt est même prononcé ; ainsi, songez bien à ne pas vous trahir par quelque indiscrétion ; il n’est pas douteux qu’on ne nous fît un mauvais parti si l’on venait à découvrir la moindre chose. » Ce discours parut répandre la joie et la tranquillité dans l’âme de cette femme. Tédalde comprit que ces hommes étaient les hôtes du logis ; il n’en douta plus, lorsqu’il vit deux de ces coquins entrer dans une chambre voisine, en disant qu’ils allaient se coucher. Ils souhaitèrent la bonne nuit au troisième et à la femme, qui répondirent, en descendant l’escalier, qu’ils allaient en faire autant.

On imagine aisément quelle dut être la surprise de Tédalde ; il gémit sur les égarements auxquels l’esprit de l’homme est sujet. Il ne pouvait concevoir comment ses frères avaient pu prendre un étranger pour lui, et faire condamner un innocent pour les vrais coupables. Il réfléchissait sur les périls auxquels l’ignorance et la prévention exposent la pauvre humanité, et ne pouvait se défendre de condamner l’aveugle sévérité des lois et la barbarie des juges, qui, sous prétexte de découvrir la vérité et de punir le crime, arrachent, par la voie inhumaine des tortures, des aveux qui n’en sont point, et se rendent ainsi les oppresseurs de l’innocence et les ministres de l’enfer. Après ces réflexions, le reste de la nuit se passa à songer aux moyens de sauver Aldobrandin, et il crut les avoir trouvés. Le lendemain matin, il n’eut rien de plus pressé que de chercher la femme de cet infortuné. Laissant son domestique au logis, il va droit à la maison de la dame, pour s’informer si elle l’habite encore. Il trouve la porte de l’allée ouverte, et entre sans difficulté dans une petite salle basse, où il voit son ancienne maîtresse dans le plus triste état. Elle sanglotait et était étendue sur le carreau, qu’elle inondait de ses larmes. Le pèlerin, à cette vue, ne put retenir les siennes. « Ne vous tourmentez point, madame, lui dit-il en s’approchant, la paix n’est pas loin de vous. » À ces paroles, la femme d’Aldobrandin se relève, et tournant ses regards vers l’homme qui lui parle : « Comment pouvez-vous savoir ce qui cause ma douleur, lui dit-elle, et ce qui peut la faire cesser, vous qui me paraissez un pèlerin étranger ? – Rassurez-vous, madame, je suis plus instruit que vous ne croyez. Constantinople est ma patrie, et j’en arrive tout à l’heure. Dieu m’envoie vers vous pour changer vos pleurs en joie, et pour délivrer votre mari de la mort qui le menace. – Mais si vous êtes de Constantinople, et que vous en arriviez dans le moment, comment pouvez-vous être instruit de ce qui se passe, je vous prie ? » Le pèlerin se mit alors à lui raconter l’histoire de l’infortune de son mari ; il lui dit qui elle est, depuis quel temps elle est mariée, et plusieurs autres particularités qui la jetèrent dans le plus grand étonnement. Elle ne douta point que ce ne fût un homme de Dieu, un vrai prophète. La voilà aussitôt à genoux devant lui, le priant en grâce, s’il était venu délivrer son mari du péril qui le menaçait, de vouloir bien se hâter, parce que le temps pressait extrêmement. Le pèlerin, contrefaisant à merveille l’homme inspiré : « Levez-vous, lui dit-il, madame, cessez vos pleurs ; écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et, sur toutes choses, gardez-vous d’en jamais parler à qui que ce soit. Dieu m’a révélé que l’affliction que vous éprouvez aujourd’hui est la punition d’une faute que vous avez commise autrefois ; il faut la réparer le plus tôt qu’il vous sera possible, sinon vous serez châtiée avec encore plus de rigueur que vous ne l’avez été jusqu’à présent. – Ah ! saint homme, j’ai commis tant de péchés en ma vie, que j’ignore quel est celui dont vous voulez parler ; faites-le-moi connaître, je ferai de mon mieux pour l’expier. – Quoique je sache aussi bien que vous-même toutes les actions de votre vie, vous devriez, madame, m’épargner la peine de vous dire quel est ce péché : il est de nature à se présenter vivement à votre esprit : je veux bien toutefois vous mettre sur la voie, pour vous le faire distinguer de tous les autres. Ne vous souvient-il pas d’avoir eu un amant ? » Hermeline est d’autant plus surprise de la demande, qu’encore que l’ami de Tédalde, qui seul était instruit de son ancienne intrigue, eût lâché imprudemment quelques paroles le jour que le faux Tédalde fut tué, elle ne croyait pas que personne en fût informé. Poussant donc un profond soupir : « Je vois bien, répondit-elle, que Dieu vous révèle les secrets des hommes, et que par conséquent il ne me servirait de rien de vous cacher les miens. Je vous avoue donc que, dans ma jeunesse, j’aimai le malheureux jeune homme que mon mari est accusé d’avoir tué ; car je ne vous cacherai point que, malgré la cruauté avec laquelle je le traitai avant son départ, ni son éloignement, ni sa longue absence, ni même sa fin malheureuse, n’ont pu l’effacer de mon cœur ; il m’a toujours été cher, il me l’est encore ; et quoique mort, son image est sans cesse présente à mon esprit. – Apprenez, ma belle dame, que le Tédalde qui a été tué n’est pas le Tédalde de la maison d’Éliséi, que vous avez aimé et que vous regrettez. Mais, dites-moi, je vous prie, quel fut le motif qui vous engagea à rompre si brusquement avec lui ? Que vous avait-il fait pour le traiter avec tant de barbarie ? – Rien du tout ; mais m’étant confessée à un maudit religieux que j’avais alors pour directeur, et lui ayant déclaré mon amour pour Tédalde et les faveurs que je lui accordais, il me fit de si grands reproches et une telle frayeur à ce sujet, que l’impression ne s’en est point effacée de mon esprit. Il me déclara que si je n’abandonnais incontinent ce commerce criminel, je n’obtiendrais jamais le pardon de mon péché, et que je serais précipitée dans les profonds abîmes de l’enfer, pour y brûler éternellement ; enfin, il m’épouvanta si fort, que je rompis tout à coup avec mon amant. Je cessai de le voir ; et, pour ne plus m’exposer à la tentation, je ne voulus ni lire aucune de ses lettres, ni recevoir aucun message de sa part. Ce sacrifice, qui me coûta plus que je ne saurais vous l’exprimer, mit le désespoir dans le cœur de Tédalde, et le jeta dans une mélancolie affreuse. J’avoue que, pour si peu qu’il eût insisté, je n’aurais pu tenir contre la résolution que j’avais prise. Le pauvre jeune homme maigrissait et se consumait à vue d’œil, lorsque, pour faire sans doute diversion à sa douleur, il prit le parti de quitter Florence, et s’en alla, sans rien dire à personne, je ne sais dans quel pays. Depuis ce moment je n’ai pas passé un seul jour sans le regretter.

– Voilà justement, madame, le péché qui vous a attiré l’affliction que vous éprouvez aujourd’hui, dit le pèlerin en l’interrompant. Je sais, à n’en pouvoir douter, que Tédalde ne vous fit aucune espèce de violence pour vous attacher à lui ; que vous l’aimâtes d’inclination, parce qu’il vous avait paru sensible et honnête, et que ce ne fut que de votre plein gré qu’il obtint vos faveurs. Je sais qu’étant ainsi unis, sa tendresse pour vous devint mille fois plus forte et plus vive que la vôtre ; jamais amant ne fut ni si tendre, ni si passionné ; il eût mieux aimé mourir que de vous être infidèle et de cesser de vous aimer. Comment avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre si brusquement avec un si honnête homme ? Ne deviez-vous pas réfléchir auparavant sur la démarche que vous alliez faire, prévoir les fâcheux événements qui pouvaient en résulter, tout peser, tout considérer, et penser que vous auriez peut-être sujet de vous en repentir un jour ? Ne lui aviez-vous pas donné votre cœur ? Pouviez-vous donc le lui refuser, s’il ne s’en était pas rendu indigne ? Il le regardait, et était en droit de le regarder comme un bien qui lui appartenait ; cependant vous le lui avez enlevé ; c’est une espèce de larcin qui méritait une punition. À l’égard de votre confesseur, je suis religieux, et je puis me flatter de connaître assez bien les moines pour vous dire mieux que personne ce qu’ils sont. Il est bon, madame, que je vous fasse ici leur portrait, pour vous apprendre à les connaître vous-même, et lever tous vos scrupules sur ce qu’ils peuvent vous avoir dit.

« Le temps corrompt les meilleures institutions. Les religieux étaient autrefois de savants et pieux personnages ; mais aujourd’hui la plupart n’ont de commun que l’habit avec leurs illustres prédécesseurs ; encore leurs robes sont-elles bien différentes de ce qu’elles étaient dans leur origine : ils les portaient autrefois étroites, modestes, d’un drap commun et grossier, pour marquer leur mépris pour les choses de ce monde ; à présent ils les font fort larges, d’un drap fin et lustré. Aussi les voit-on se pavaner sans honte dans les églises et dans les places publiques, et le disputer aux gens du monde par le luxe et la coquetterie de leurs habillements. Semblables aux pêcheurs, qui tâchent de prendre plusieurs poissons à la fois dans leurs filets, on dirait qu’ils n’ont élargi leurs robes que pour être plus à portée d’y fourrer et cacher les dévotes, les veuves, et généralement toutes les femmes qui sont assez imbéciles pour les écouter. Les religieux des premiers temps ne désiraient que le salut des âmes : les modernes ne cherchent que le plaisir et les richesses ; ils ont inventé et inventent tous les jours mille moyens pour épouvanter, pour duper les sots et leur faire accroire que la rémission des péchés s’obtient par les aumônes et par les messes, afin de les engager à leur apporter du pain, du vin, de la viande et de l’argent, pour le repos de l’âme de leurs parents trépassés. Les anciens religieux ne renonçaient au monde que pour mieux s’occuper des choses du ciel : ceux d’aujourd’hui n’entrent dans le cloître que pour y trouver un asile contre la misère et les peines de la vie, et les hommes sont assez imbéciles pour leur prodiguer leurs bienfaits, pour nourrir leur oisiveté ! Je veux croire que les aumônes contribuent à l’expiation des péchés, surtout quand elles sont faites en vue de Dieu ; mais si l’on connaissait les moines, si l’on savait la vie qu’ils mènent, on se donnerait bien de garde de les en rendre l’objet ou les dépositaires. Pourquoi ne pas faire ses charités aux véritables pauvres, aux infirmes, aux familles honteuses, plutôt qu’à des hommes qui semblent avoir fait vœu de vivre dans la fainéantise et aux dépens de la société laborieuse ? Comme les moines savent qu’ils ne peuvent s’enrichir qu’en recommandant aux autres la pauvreté, il n’est rien qu’ils ne disent, qu’ils ne fassent pour décrier les richesses, afin d’en demeurer les seuls possesseurs ; ils ne déclament contre la luxure et ne prêchent sans cesse la continence que pour avoir plus de facilité à séduire et à gagner les femmes que les maris négligent. Ils condamnent l’usure et les gains illégitimes comme des choses qui mènent à l’enfer, afin qu’on les rende dépositaires des restitutions, dont ils se font, sans scrupule, des fonds pour acheter la prélature et les gros bénéfices, tout disant qu’ils causent la perdition de ceux qui les possèdent. Ce qu’il y a de singulier, c’est que lorsqu’on leur reproche tous ces désordres et beaucoup d’autres de la même espèce, ils croient avoir bien répondu et être absous de tout crime quand ils ont dit : Faites ce que nous disons, et ne faites pas ce que nous faisons, comme s’il était possible aux ouailles d’être plus fermes, plus incorruptibles, plus courageuses que leurs pasteurs ! Ce qui est plus singulier encore, c’est de voir des hommes assez sots, assez imbéciles pour se contenter d’une pareille réponse, et pour la prendre dans un sens tout différent de celui que les religieux y attachent : Faites ce que nous disons, c’est-à-dire remplissez nos bourses, confiez-nous vos secrets, soyez chastes, patients, pardonnez les injures, ne dites du mal de personne. Mais quel est le but de cette exhortation, dans le fond très-sage ? C’est de pouvoir se plonger seuls dans les vices opposés aux vertus qu’ils recommandent, ce qu’ils ne feraient pas avec la même facilité si tout le monde s’en mêlait. Qui ignore que sans argent ils ne pourraient longtemps vivre dans la crapule et l’oisiveté ? Si les séculiers dépensaient leurs biens en voluptés, d’où les moines en tireraient-ils pour faire la meilleure chère et boire les meilleurs vins ? Si les gens du monde courtisent toutes les femmes, il faudra que les bons moines s’en détachent. Si ceux-là n’étaient patients et ne pardonnaient les outrages, ceux-ci n’oseraient plus déshonorer les familles. Mais qu’ai-je besoin d’entrer ici dans tous ces détails ? Toutes les fois que les moines, pour excuser leurs vices, répondent qu’on doit faire ce qu’ils disent et non ce qu’ils pratiquent, ils ne font que répondre une absurdité et se condamnent eux-mêmes. S’ils veulent devenir saints, pourquoi ne pas demeurer enfermés dans leur cloître ? ou, s’ils veulent se répandre dans le monde pour y prêcher la parole de Dieu, pourquoi ne pas suivre l’exemple de Jésus-Christ, qui commença par faire, et puis enseigna ? Qu’ils pratiquent d’abord eux-mêmes les vertus qu’ils recommandent, et on les croira sans peine. Mais, au contraire, ceux qui déclament en chaire le plus violemment contre la fornication sont les plus ardents à courtiser, à séduire, à débaucher, non-seulement les femmes du monde, mais même des religieuses. J’en connais beaucoup de ce caractère. Faut-il courir après ceux-là, et les prendre pour les directeurs de notre conduite ? Il est libre à chacun de se conduire comme il l’entend, mais je pense qu’il vaudrait encore mieux ne pas se confesser que d’avoir un moine pour confesseur. Si l’homme fait bien, s’il fait mal, Dieu le sait et le punira ou le récompensera selon ses œuvres. Or, si Dieu sait ce que nous faisons, je ne vois même pas qu’il soit absolument nécessaire de nous confesser à d’autres qu’à lui. Mais, supposé que la confession à un prêtre soit indispensable, et que vous ayez été obligée de déclarer le péché pour lequel votre braillard de directeur vous fit tant de reproches, c’est-à-dire d’avoir violé la foi conjugale, deviez-vous pour cela, madame, vous conduire comme vous l’avez fait ? Si c’est un péché de favoriser un amant, n’en est-ce pas un plus grand de le tuer ou de le rendre errant et vagabond sur la terre ? Personne ne saurait en disconvenir : le premier est un péché naturel, et l’autre est un péché de pure malice et qui suppose un mauvais cœur ; c’est un vol, un assassinat, une cruauté. Quoique vous n’ayez point enlevé le bien de Tédalde, il n’en est pas moins vrai que vous l’avez volé, puisque, comme je vous l’ai déjà dit, vous étant donnée toute à lui, vous ne pouviez vous en séparer sans son consentement. Si vous ne l’avez pas tué, vous avez fait tout ce qu’il fallait pour le porter à se tuer de sa propre main, et la loi veut que celui qui est cause du mal en soit puni comme l’auteur. S’il n’est pas mort, vous ne pouvez nier que vous ne soyez du moins cause de son exil et de ce qu’il a mené pendant sept ans une vie errante et misérable. D’où je conclus qu’en commettant un de ces trois péchés, vous vous êtes rendue plus criminelle et bien plus condamnable qu’en vivant avec lui. Mais, madame, allons plus loin, continua le pèlerin, sans lui donner le temps de répondre un seul mot : Tédalde méritait-il d’être traité de cette manière ? Non, certes, vous en êtes vous-même convenue, et je le savais aussi bien que vous. Il vous aimait comme sa vie ; jamais femme ne fut aussi honorée, aussi louée, aussi obéie que vous le fûtes par ce tendre amant. Se trouvait-il dans une compagnie, où, sans donner des soupçons, il pouvait parler de vous ? c’étaient aussitôt des éloges aussi adroits que délicats : vos charmes, votre caractère, vos qualités recevaient le tribut d’un encens d’autant plus flatteur qu’il paraissait venir d’une personne désintéressée. Tédalde avait mis son sort entre vos mains ; sa fortune, son honneur, sa liberté, étaient à votre seule disposition ; il ne vivait que pour vous ; vous seule faisiez son bonheur. Il avait du mérite, de la naissance, de l’honnêteté, de la jeunesse, une assez jolie figure ; tout le monde l’estimait, le recherchait, le chérissait ; vous ne sauriez le nier. Comment donc avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre tout à coup avec lui, à la seule instigation d’un cagot, d’un babillard, d’un envieux qui ne désirait peut-être que de remplir auprès de vous la place de ce galant homme ? Je ne conçois pas par quel étrange aveuglement il y a des femmes qui n’aiment point les hommes, et qui ne font aucun cas des soins qu’ils leur rendent. Si elles voulaient faire usage de leur raison, si elles considéraient la noblesse, la grandeur de l’homme et la prééminence que Dieu lui a donnée sur tous les autres êtres, il n’y en aurait pas une qui ne se glorifiât d’avoir un amant, de se l’attacher, de lui plaire, de s’en faire adorer, et d’éviter avec soin tout ce qui pourrait la refroidir. Vous avez cependant fait tout le contraire, et cela par les conseils d’un moine, moins animé du zèle de la religion que jaloux des plaisirs de votre bon ami.

« Voilà, madame, voilà le péché que le Tout-Puissant, qui pèse tout dans une juste balance, et qui conduit toutes choses à la fin qu’il s’est proposée, n’a pas voulu laisser impuni. L’ingratitude est un crime horrible qui n’est jamais impuni, et vous vous êtes rendue coupable de ce crime en congédiant, comme vous l’avez fait, un amant qui ne vivait que pour vous. Vous avez voulu, sans sujet, faire mourir Tédalde de chagrin et de désespoir, et votre mari court risque aussi, sans sujet, de perdre la vie à cause de ce même Tédalde. Si vous voulez donc sauver le mari, il faut réparer l’injustice que vous avez faite à l’amant. Il faut, s’il revient de son long exil, que vous lui rendiez vos bonnes grâces, votre bienveillance, votre amitié, vos faveurs même, afin qu’il soit dans votre cœur tel qu’il y était avant que vous eussiez sottement ajouté foi aux extravagances de ce détestable moine qui vous l’a fait congédier. »

La dame, qui avait écouté très-attentivement le long discours du pèlerin, ne douta point que son malheur présent ne fût une juste punition de son mauvais procédé à l’égard de son amant infortuné. Quelque relâchée que lui parût la morale du bon apôtre, elle fut touchée de ses raisons, qu’elle regardait comme mot d’Évangile. « Ami de Dieu, lui dit-elle, je suis pénétrée de la vérité de tout ce que vous venez de me dire. Je connais à présent les religieux que je prenais, hélas ! pour autant de saints, mais le portrait que vous venez d’en faire m’en donne une tout autre idée. Je reconnais également mon tort à l’égard du pauvre Tédalde, et je vous assure que je les réparerais de mon mieux s’il était en mon pouvoir. Oui, je suis une malheureuse, une inhumaine, et je voudrais qu’il me fût possible d’effacer, par une conduite opposée, l’injustice et la cruauté dont je me suis rendue coupable envers cet honnête homme. Mais le moyen ? ce cher amant n’existe plus, et c’est moi qui suis cause de sa mort. Maudit moine ! que je me reproche d’avoir écouté tes funestes conseils !

– Tranquillisez-vous, madame, reprit le pèlerin, Tédalde n’est point mort, il est plein de vie et de santé. Vous êtes à temps de réparer les tourments que vous lui avez fait souffrir, et je puis vous assurer que si vous lui rendez vos bonnes grâces, il oubliera tous ses maux pour ne goûter que le plaisir de vous plaire et de vous aimer. – Prenez donc garde à ce que vous dites, homme de Dieu : je suis sûre que Tédalde n’est plus ; je l’ai vu étendu devant ma porte, percé de mille coups ; je l’ai tenu longtemps dans mes bras, et j’ai arrosé son visage de mes larmes ; et cela même m’a attiré quelques médisances. Plût au ciel qu’il fût encore en vie ! sa présence me ferait autant de plaisir que la liberté de mon mari ; et dût le public en jaser, je m’estimerais très-heureuse de pouvoir lui rendre ma première affection. – Soyez sûre, madame, que Tédalde vit encore, et je me fais fort de vous le représenter plus amoureux que jamais, si vous me promettez de suivre votre première résolution. – Je vous le jure sur tout ce qu’il y a de plus saint ; mon cœur est trop plein de lui pour que je puisse changer à cet égard. »

Tédalde jugea pour lors qu’il était temps de se faire connaître et de donner à Hermeline des assurances positives de la délivrance d’Aldobrandin. « Ne vous affligez plus, ma chère dame, sur le sort de votre mari, je vais vous découvrir un secret qu’il faut que vous gardiez toute votre vie. » Après avoir dit ces mots, le pèlerin, pour plus grande sûreté, ferma la porte de la salle, et la dame, qui le regardait comme un saint homme, le laissa faire sans montrer la moindre défiance. Ensuite il s’approche d’elle, et tirant de sa poche un anneau dont elle lui avait fait présent la dernière nuit qu’il avait passée avec elle, et qu’il avait gardé très-précieusement. « Connaissez-vous cet anneau ? lui dit-il en le lui présentant. – Je le connais fort bien, répondit-elle en soupirant ; c’est un anneau qui m’a appartenu, et dont j’avais fait présent à Tédalde pour gage de ma tendresse. – Eh bien ! madame, c’est Tédalde en personne qui vous le présente ; ne me reconnaissez-vous point ? » Et il ôte en même temps son manteau et son chapeau de pèlerin. Hermeline croit voir un revenant ; elle est si effrayée de ce, changement si imprévu, qu’au lieu de sauter au cou de Tédalde, elle cherche à s’enfuir, le prenant réellement pour un ressuscité ; mais Tédalde la retient et la rassure en lui disant : « Ne craignez rien, madame ; je suis cet amant infortuné ce Tédalde qui vous fut si cher, et que vous et mes frères croyiez mort sans raison. Ce n’est pas moi qu’on a tué, mais quelque autre qu’on a pris pour moi. » Hermeline fut quelque temps dans le trouble ; mais enfin, revenue de sa frayeur, et le reconnaissant au son de sa voix et aux traits de son visage, qu’elle examina plus attentivement, elle l’embrassa les larmes aux yeux, et lui témoigna par mille caresses le plaisir qu’elle avait de le revoir. Tédalde y répondit de son mieux, et eut beaucoup de peine à contenir les transports de son amour. Il remit pourtant à un autre moment le plaisir qui manquait à son bonheur, parce qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour sauver le mari. « Je vais m’occuper, dit-il, de son élargissement, persuadé que vous serez plus constante et plus raisonnable que par le passé. Je me flatte que vous le verrez libre et blanchi de toute accusation dans moins de deux jours. Je reviendrai vous rendre compte de mes démarches, et puis je vous raconterai à loisir tout ce qui me concerne. Soyez tranquille sur le sort d’Aldobrandin : j’ai des preuves de son innocence, et je les ferai valoir. »

Tédalde, ayant repris son chapeau et son habit de pèlerin, embrassa de nouveau sa chère Hermeline, et la quitta pour se rendre à la prison où son mari était détenu. Il le trouva pâle, défait, et plus occupé des idées de la mort que de l’espoir de sa délivrance. Il entre dans son cachot, du consentement de ses gardes, qui crurent qu’il allait pour le consoler. « Aldobrandin, lui dit-il, je suis un de vos amis, qui connaît votre innocence, et que Dieu vous envoie pour vous délivrer de l’infamie dont on vous a couvert, et du supplice qu’on vous prépare. Le jour de demain ne se passera pas sans que j’aie fait triompher votre innocence. J’y mets seulement une condition, et je me flatte que vous ne vous y opposerez point.

– Homme de Dieu, répondit le prisonnier, quoique vous me soyez parfaitement inconnu, et que je ne me souvienne seulement point de vous avoir jamais vu, je crois sans peine que vous êtes de mes amis, puisque vous le dites et que vous vous intéressez à mon triste sort. J’ignore par quel moyen vous avez pu découvrir mon innocence, mais je puis vous assurer, en toute vérité, que je n’ai point commis le crime pour lequel on m’a fait essuyer la question, et dont la violence des tourments m’a fait avouer coupable. Dieu a sans doute voulu me punir de mes autres péchés, qui sont en grand nombre ; sa volonté soit faite, pourvu que j’obtienne son saint paradis. Je suis aujourd’hui fort détaché de la vie ; je vous avoue cependant que je serais charmé de vivre, ne fût-ce que pour faire connaître mon innocence et rétablir mon honneur si indignement flétri. D’après cela, vous pouvez juger de l’obligation que je vous aurai et de l’étendue de ma reconnaissance, s’il est en votre pouvoir de me délivrer de la mort qui m’attend : Non-seulement je vous promets de faire ce que vous exigerez de moi ; mais je prends à témoin ce Dieu qui m’humilie que je tiendrai tout ce que je vous aurai promis. Parlez, je suis disposé à tenter même l’impossible, pour me conformer à vos désirs, si j’ai le bonheur de recouvrer ma liberté.

– Ce que j’exige de vous n’est pas seulement possible, mais très-honnête : c’est qu’après que j’aurai fait voir votre innocence, vous vous réconciliiez de bonne foi avec les frères de Tédalde, qui ne vous ont poursuivi en justice que parce qu’ils vous ont cru coupable de la mort de leur frère, sur de faux rapports et de faux indices. Voyez si vous êtes dans l’intention de leur pardonner, et de les regarder comme vos amis, comme vos propres frères, après toutefois qu’ils auront réparé, de tout leur pouvoir, le tort qu’ils vous ont fait par erreur. – Quelque doux que soit le plaisir de la vengeance pour un cœur aussi ulcéré que le mien, répondit Aldobrandin, j’y renoncerai volontiers, par égard pour un ami si généreux, et dans l’espoir de faire connaître mon innocence. Oui, je leur pardonnerai tout ce qu’ils m’ont fait souffrir, et je leur pardonne dès ce moment, puisque vous l’exigez. Je vous promets même, si je sors d’ici, de faire toutes les démarches que vous désirerez à cet égard. » Cette réponse plut infiniment au pèlerin. Il exhorta le prisonnier à prendre courage, et lui fit espérer que le lendemain ne se passerait pas sans qu’il reçût de bonnes nouvelles. Il ne jugea pas à propos de lui en dire davantage ; mais il l’embrassa affectueusement avant de le quitter.

Au sortir de la prison, il alla droit au palais, et parvint à obtenir une audience particulière de l’un des principaux magistrats, fort renommé par son intégrité. « Vous savez, monseigneur, lui dit-il, que tous les hommes sont intéressés à connaître la vérité, particulièrement les personnes de votre état, afin que les innocents ne payent point pour les coupables. Je suis persuadé que vous seriez fâché de faire périr un homme dont on vous aurait fait connaître l’innocence ; c’est ce qui me fait prendre la liberté de venir vous représenter que vous avez agi avec trop de rigueur envers le nommé Aldobrandin Palermini, qu’on est sur le point de faire mourir. Je vous rends trop de justice pour vous soupçonner de mauvaise foi, vous et les autres magistrats qui l’avez ainsi jugé. Vous n’avez agi de la sorte que parce que vous l’avez cru réellement coupable de la mort de Tédalde Éliséi. Mais je vous avertis que ce n’est point lui qui a commis ce crime ; il est entièrement innocent, et je me fais fort de vous en convaincre avant la nuit, en vous faisant connaître et en vous livrant les véritables assassins. »

Le juge, qui n’était pas intimement convaincu du crime d’Aldobrandin et qui ne l’avait vu condamner à mort par ses confrères qu’avec regret, fut bien aise d’entendre parler ainsi le pèlerin. Il l’interroge, et ayant appris ce que Tédalde avait entendu la nuit passée, il donne aussitôt des ordres pour faire prendre les trois coquins et la femme. Ils furent arrêtés la nuit suivante, au premier sommeil, sans la moindre résistance. Ils comparurent aussitôt devant le juge qui les interrogea chacun en particulier, et qui, les ayant menacés de la question, leur arracha l’aveu de leur crime. Ces malheureux confirmèrent cet aveu à la confrontation, ajoutant toutefois qu’ils ne connaissaient pas Tédalde Élizéi et que celui qu’ils avaient tué était un homme de la campagne, qui venait fréquemment à Florence, où il logeait ordinairement chez eux. Interrogés sur le motif qui les avait portés à commettre ce meurtre, ils répondirent que c’était pour se venger de ce que cet homme avait voulu, pendant leur absence, débaucher la femme de l’un d’eux.

Le pèlerin, témoin de tout ce qui venait de se passer, prit congé du magistrat sans lui dire qui il était, voulant le laisser dans l’opinion que l’homme assassiné était de la famille des Élizéi. Il retourna ensuite secrètement chez Hermeline, qui l’attendait avec impatience. Elle ne s’était point couchée, mais elle avait fait coucher ses domestiques pour se trouver seule avec lui. « Réjouissez-vous, ma bonne amie, je vous apporte de bonnes nouvelles, lui dit-il en l’abordant ; votre mari est sur le point d’être mis en liberté. » Pour lui en donner de plus fortes assurances, il lui rendit compte de tout ce qui était arrivé. La dame fut au comble de la joie. « Que je suis aise de vous revoir, lui dit-elle, après vous avoir tant pleuré ! que je vous ai d’obligation ! sans vous mon mari aurait perdu l’honneur et la vie. Comment pourrai-je m’acquitter envers vous, mon cher Tédalde ! – Je suis trop heureux et trop payé si vous m’aimez, si vous m’avez rendu ce cœur autrefois si tendre et si passionné. – N’en doutez point, mon bel ami, ces tendres baisers doivent vous en être de sûrs garants. » On imagine bien que son amant les lui rendit. Après s’être livrés l’un et l’autre aux plus douces étreintes, après s’être juré un amour éternel, pour mieux sceller leur réconciliation, ils se couchèrent et passèrent le reste de la nuit à goûter des plaisirs dont les seuls amants passionnés peuvent se former une juste idée.

Le jour commençant à poindre, l’heureux Tédalde entretint sa maîtresse du dénoûment qu’il avait dessein de donner à cette espèce de tragédie ; il la pria de nouveau de garder le secret, et sortit de la maison, toujours sous son habit de pèlerin, pour apprendre l’état des affaires d’Aldobrandin.

Les juges, s’étant pleinement convaincus de son innocence, se hâtèrent de révoquer la sentence qu’ils avaient rendue contre lui, et ordonnèrent son élargissement. Peu de jours après, ils condamnèrent les véritables meurtriers à avoir la tête tranchée sur le lieu même où ils avaient commis le crime, ce qui fut exécuté.

Aldobrandin, rendu à sa femme, à ses parents et à ses amis, se fit un devoir de publier que le pèlerin était son libérateur. Il le mena dans sa maison, et le pria d’y demeurer autant de temps qu’il lui plairait. Il y fut fêté, chéri, caressé de toute la parenté, et surtout de madame Hermeline, qui connaissait son mérite mieux que personne.

Plusieurs jours s’étant passés en réjouissances, le pèlerin somma son hôte de se réconcilier, comme il l’avait promis, avec les frères de Tédalde, qui étaient dans la dernière surprise d’un changement si subit, et qui craignaient qu’Aldobrandin ne les prît à partie pour l’avoir fait arrêter si imprudemment sur un simple soupçon de jalousie. Aldobrandin répondit avec franchise qu’il était tout prêt à faire ce qu’il lui prescrirait à cet égard. « Il faut, dit alors le pèlerin, que vous fassiez préparer pour demain un grand repas. Vous engagerez vos parents et leurs femmes à s’y trouver, et j’irai, de votre part, prier les frères de Tédalde de s’y rendre, après leur avoir annoncé notre projet de réconciliation. » Aldobrandin l’ayant laissé maître de tout, il alla chez ses quatre frères, leur parla comme il convenait dans la circonstance, et leur prouva par des raisons solides et sans réplique qu’ils lui devaient des réparations. Ils lui promirent de se rendre chez lui, et de lui demander pardon de tout ce que leur attachement pour leur frère leur avait fait entreprendre contre lui. Quand il eut ainsi leur parole, il les pria, de sa part, à dîner pour le lendemain, avec leurs femmes.

Le jour suivant, les quatre frères, en habit de deuil (car ils ignoraient encore la déclaration qu’avaient faite, touchant la qualité du mort, les vrais auteurs de l’assassinat), et accompagnés de quelques-uns de leurs amis, sortirent un peu avant l’heure indiquée, pour se rendre chez Aldobrandin, où ils arrivèrent les premiers. Ils n’eurent pas plutôt paru devant lui qu’ils posèrent à terre leurs épées et lui demandèrent pardon en se mettant à sa discrétion. Le bon Aldobrandin les reçut les larmes aux yeux, et les embrassa en leur disant qu’il leur pardonnait de tout son cœur. Leurs femmes et leurs sœurs arrivèrent ensuite en deuil et furent très-bien accueillies. Chacun fit de son mieux pour se surpasser en honnêtetés. Le festin n’alla pas moins bien que le raccommodement ; on fut magnifiquement servi, et tout se passa avec beaucoup de décence. Cependant le repas fut triste et silencieux, à cause du deuil des Éliséi, qui croyaient toujours que l’homme assassiné était véritablement leur frère Tédalde, dont on leur avait annoncé l’arrivée. Ils savaient seulement, comme le reste du public, qu’Aldobrandin avait été soupçonné et accusé à faux. Ce qui avait donné lieu à cette accusation, c’est que le corps du prétendu Tédalde avait été trouvé percé de coups sur la porte de sa maison, où les meurtriers l’avaient apporté pour donner le change sur les auteurs du délit. Leur douleur, encore récente, répandit sur le reste de l’assemblée un air morne qui donna lieu à quelques convives de blâmer le pèlerin d’avoir ordonné cette fête. Afin de réparer cette irrégularité et de dissiper cette tristesse, il crut devoir se faire connaître. Il se lève, après le premier service, et se tenant debout : « Je sens, dit-il, messieurs et dames, que pour rendre votre satisfaction complète et répandre la gaieté sur vos visages, je sens, dis-je, qu’il faudrait ici la présence de Tédalde. Je suis bien aise de vous apprendre que ce n’est pas lui qui a été assassiné. Il est encore plein de vie, et, ce qui vous étonnera davantage, il est actuellement dans cette compagnie, sans qu’aucun de vous l’ait reconnu. Je vais vous le montrer. » Et, en disant ces derniers mots, il quitte son habit de pèlerin. Tous les regards se fixent sur lui, on l’examine, on l’étudie ; et, comme on a de la peine à le reconnaître, il se met à rapporter une foule de particularités capables de convaincre les convives qu’il n’en imposait point. Ceux qui composaient cette nombreuse assemblée paraissaient tombés des nues ; on se regardait avec surprise ; ses frères mêmes ne savaient que croire. Mais quand il eut conté ses aventures, et cité plusieurs anecdotes que lui seul pouvait savoir, ils se rendirent à ces marques, et coururent l’embrasser ainsi que ses sœurs. Aldobrandin et les autres en firent autant. Il n’y eut qu’Hermeline qui demeura froide et tranquille. Son mari en fut surpris, et lui reprocha son indifférence devant tout le monde. « Il n’y a ici personne, mon cher mari, lui répondit-elle d’un ton assez fort pour que l’assemblée pût l’entendre, qui lui fît plus volontiers que moi des caresses, et qui eût plus sujet de lui en faire, puisque c’est à lui que je dois le bonheur de te posséder encore ! mais les mauvais bruits qu’on a répandus le jour de la mort de celui qu’on a pris pour lui, m’obligent de retenir les mouvements de ma juste reconnaissance. – Belle raison ! répliqua le mari : crois-tu que j’ajoute foi à tous ces bavardages ? Je lui dois ma liberté, et cela doit confondre les calomniateurs. Lève-toi, cours l’embrasser, et ne t’embarrasse pas du reste. » Hermeline le désirait trop pour se le faire dire encore ; elle l’embrassa donc et lui fit mille amitiés. La manière libre et généreuse dont en usait Aldobrandin plut extrêmement aux frères de Tédalde. Tout le monde fut content, et les honnêtetés mutuelles rétablirent entièrement la bonne intelligence entre les deux familles. L’ex-pèlerin, au comble de sa joie, déchira les habits de deuil que portaient ses frères, leurs femmes et ses sœurs, et leur en fit mettre d’autres. Ensuite on chanta, on dansa, on fit mille folies plus amusantes les unes que les autres ; de sorte que la fin du repas fut aussi gaie que le commencement avait été triste. Tédalde régala le lendemain les mêmes convives, et plusieurs jours se passèrent en festins et en divertissements.

Les Florentins regardèrent longtemps Tédalde comme un homme ressuscité. On était tenté de crier au miracle. Plusieurs de ses parents mêmes n’étaient pas tout à fait convaincus que ce fût véritablement lui, et ne l’auraient peut-être jamais cru, sans un événement qui fit connaître quel était celui qui avait été tué.

Des gens de l’Unigiane passant un jour devant la maison de Tédalde, et le voyant sur sa porte, coururent le saluer. « Eh ! bonjour, notre ami Fativole ! lui dirent-ils en présence de ses frères. Comment te portes-tu ? – Vous vous trompez, mes bonnes gens, répondit-il ; vous me prenez sans doute pour un autre, car je ne vous connais point. » En effet, ils reconnurent à sa voix qu’ils s’étaient mépris, et lui en firent des excuses. « Jamais homme, ajoutèrent-ils, n’a mieux ressemblé à un de nos amis, nommé Fativole, de Pontremoli, qui doit être arrivé ici depuis environ quinze jours, et que nous cherchons partout, sans pouvoir le découvrir : il fallait vous entendre parler pour nous détromper ; vous lui ressemblez parfaitement, à l’habit près, car le sien n’était pas aussi beau, ni de si belle couleur que le vôtre. – Comment était-il habillé ? dit le frère aîné de Tédalde, qui avait entendu la conversation. – De la même étoffe et de la même couleur que vous voyez nos habits ; car c’est un homme de notre état, » répondirent-ils. Ces détails et plusieurs autres particularités qu’on apprit de ces étrangers firent voir clairement que ce Fativole était l’homme qui avait été assassiné ; et dès ce moment tout le monde demeura entièrement convaincu que l’ex-pèlerin n’en avait aucunement imposé.

C’est ainsi que Tédalde, expatrié par les rigueurs d’une maîtresse qu’il adorait, parvint à renouer avec elle, après une absence de sept ans, qui fut cause de sa grande fortune. La belle fit de son mieux pour lui faire oublier son ancien tort ; et ces deux amants vécurent depuis dans une si parfaite union, et se conduisirent avec tant de prudence, qu’ils n’eurent jamais le moindre démêlé et que peu de personnes se doutèrent de leurs amours.

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