V Le conflit religieux

– Tu as de la chance, m'assuraient mes frères aînés qui s'apprêtaient à affronter les redoutables épreuves du baccalauréat et qui, malgré la pénible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs manuels, pour toi point de collège, point d'examens, pas d'échec possible.

– Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour la musique, était vouée à d'innombrables exercices de doigté.

Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premières leçons de lecture et d'écriture, expliquait à son inséparable Nicole que, lorsqu'il serait grand, il ferait comme François.

– Et que fait-il, François ?

– Rien.

Je voyais venir le mois d'août sans l'impatience que son prochain retour me communiquait chaque année, et même j'en recevais quelque égoïste regret. Avec les vacances, je perdrais la supériorité que ma convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou plutôt je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-même le fossé qui s'était creusé entre le petit garçon que j'étais hier et celui que j'étais devenu. Quelqu'un l'avait mesuré avant moi.

Je me trouvais fort occupé entre mes promenades et mes stations au Café des Navigateurs, où grand-père, qui ne pouvait plus se passer de ma compagnie, m'emmenait régulièrement. Bien que je fusse peu porté à observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau à la maison un état d'inquiétude et ces conciliabules secrets qui me rappelaient le temps où se débattait le sort du domaine.

La voix de mon père s'entendait à distance, même lorsqu'il la retenait et croyait parler bas :

– Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne négligeons rien dans leur éducation. Il faut les armer pour la vie.

Nous armer ? Pourquoi nous armer ? Il n'y avait rien de plus facile que la vie. J'avais renoncé aux épées de bois, aux biographies héroïques, aux récits d'épopée. Il me suffisait de quelques outils pour gratter la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont besoin. On récolte le nécessaire, on se nourrit de fromage blanc, de crème de lait et de fraises des bois, et l'on écoute Martinod qui prêche la paix universelle et annonce l'âge d'or. Que ce programme était simple ! Dès lors, à quoi bon des armes ?

Et ma mère répondait à mon père :

– Tu as raison. Nous ne devons rien négliger. Leur fortune, ce sera leur foi et leur union.

Loin d'être touché par ces déclarations de principes, j'imaginais le petit rire dont les accueillerait grand-père et, en me peignant, le matin, devant la glace, je dressais mon visage à prendre des expressions moqueuses.

Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient les noms des collèges ou lycées de Paris qui préparaient plus spécialement les jeunes gens aux grandes écoles, Stanislas ou la rue des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents préféraient un établissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment :

– Pas d'école sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des lycées.

– Oh ! oh ! protesta grand-père que cette véhémence divertissait, j'en suis bien sorti.

Mais il reçut son paquet sans retard :

– Tu ne vaux déjà pas si cher.

Pour atténuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai :

– Au moins, depuis que tu promènes le petit, tu es devenu bon à quelque chose.

Mon père, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, transforma en éloge cette constatation bourrue :

– Oui, François vous devra la santé. Et toutes ces belles promenades où vous le conduisez l'attacheront davantage au pays où il vivra et qu'il connaîtra mieux.

Or, je me sentais parfaitement détaché de mon pays et même de la maison. Ce que j'aimais, c'était la terre, la terre vaste et innommée, et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, à la rigueur, des pâturages, tout ce qui n'est pas labouré et ensemencé. Sur les hommes j'admettais le nouvel évangile de grand-père qui les cataloguait en paysans et citadins. À la campagne les braves gens, tandis que les villes étaient habitées par de méchants individus et notamment des bourgeois qui persécutent les hommes de génie, tels que mes amis du café. Et dans les villes, il y avait des collèges où l'on vous mettait en esclavage.

Le regard de ma mère, pendant que je me livrais à ces réflexions, se posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensées, car je rougis. C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrète indépendance.

– Il s'est bien fortifié, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout doucement sa classe ? On l'installerait au jardin. Il respirerait le bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisiveté n'est jamais bien bonne.

Je fus stupéfait d'entendre ma mère émettre une si menaçante proposition, ma mère si attentive à écarter de moi toute fatigue, si experte à me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Décidément les rôles étaient renversés : mon père avait paru prendre ombrage de mes sorties avec grand-père, et voilà que maintenant il ne se contentait pas de les autoriser, il les encourageait :

– Non, non, déclara-t-il, une pleurésie est un mal trop grave. Il risquerait encore de pâlir et de s'étioler. Vois comme il a belle mine.

Et, en aparté, il ajouta :

– Mon père est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la charge, il est tout changé et rajeuni. N'as-tu pas remarqué ?

Ma mère, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. Je devinai qu'elle s'inquiétait à mon sujet, mais pourquoi ? Ne se réjouissait-elle pas de ma gaieté et de mes joues pleines et roses ? Grand-père ne tentait nullement de m'accaparer : il m'emmenait et rendait service de la sorte, et par surcroît, en route, il m'instruisait de mille détails sur les arbres, les champignons, la botanique : sa science était bien plus intéressante que l'histoire, la géographie ou le catéchisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette inquiétude, une fois que mon instinct éveillé m'en eut averti, je ne cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au fond, elle me flattait. Même petit, on aime à inspirer de la crainte aux personnes qui nous aiment : c'est un avantage qu'on prend sur elles, on a déjà l'impression d'être un homme et de comprendre la vie autrement qu'une faible femme.

Un jour ma mère causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis que la réponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler :

– Allons donc ! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en tête pour ce garçonnet de rien du tout. Il est sage comme une image. D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, la bonté des bêtes. Un tas de calembredaines, quoi ! mais c'est comme les cataplasmes, ça ne fait pas de mal.

Je n'hésitai pas à croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas fâché de jouer mon rôle, car on s'agitait beaucoup autour de mes frères aînés qui, bacheliers, prendraient à la rentrée des classes le chemin de Paris, Bernard pour se préparer à Saint-Cyr, et Etienne, qui n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du côté des mathématiques, à moins qu'il ne persistât dans son désir de séminaire. Tante Dine se fâchait contre le prix exorbitant de la pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix émue le mérite de nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour achever notre éducation.

– Ah ! ah ! ricanait grand-père, ces grands établissements religieux ne s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines pour l'amour de Dieu.

Enfin il était convenu que Louise irait passer deux ou trois années au couvent des dames de la Retraite à Lyon. Elle y deviendrait plus sérieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille accomplie, comme Mélanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, Mélanie qui, jadis, m'invitait à chanter les vêpres devant une armoire ou à poursuivre, un verre d'eau à la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont la persistante piété présageait une vocation qu'elle affirmait petite et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-être à ma mère.

Ainsi, l'avenir de la famille réclamait, pour s'organiser, bien des réflexions et des décisions. Nous y restions, grand-père et moi, fort étrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arrière, ou bien mon compagnon se moquait :

– Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote ? Veux-tu toujours entrer à l'école de l'adversité ?

On m'avait beaucoup plaisanté sur ce chapitre, ce qui ne me divertissait guère. J'avais renoncé à tout projet et ne songeais pas, comme mes frères, à conquérir quelque situation brillante. Il me suffisait de ces propriétés dont on jouit sans jamais s'en occuper, à la mode de grand-père, le lac, la forêt, la montagne, sans compter les étoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais même si je ne leur préférais pas les banquettes rouges du Café des Navigateurs, où j'avais l'impression d'être un homme en assistant à l'échange de propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique.

Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma mère. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberté. Avec les Scènes de la vie des animaux, j'improvisais des ressemblances blessantes pour toutes les personnes de nos relations ; je tournais en ridicule les choses et les gens, et j'affectais même, vis-à-vis de mes frères et sœurs, un ton dégagé, destiné à leur montrer que j'étais fixé sur la vie et n'avais plus rien à apprendre. Par un bizarre phénomène, à mesure que l'on m'initiait à la simplicité des mœurs rurales et à la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que je devenais plus compliqué. Et toujours, à travers mes attitudes nouvelles, comme s'il cherchait mon cœur, ce regard me suivait.

Maman nous fit peur un jour que nous la croisâmes. Elle se rendait à l'église pour le salut du soir, et nous au café pour notre plaisir. Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas à la rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur spéciale de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait à nous, si modeste, si grave qu'on ne songeait pas à la regarder, nous n'y prêtâmes pas attention. Nous fûmes bien surpris quand elle nous aborda et nous demanda :

– Où allez-vous ?

Que répondrait grand-père ? Nous avions affiché bien haut notre dédain de cette ville que nous traversions allégrement. Livrerait-il le secret que je savais si bien garder ? Il ne fut pas embarrassé le moins du monde :

– Acheter le journal, ma fille.

Lui non plus n'avouait pas nos visites au Café des Navigateurs. Ma mère nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourné à gauche dans la direction de l'église, grand-père se réjouit de la bonne farce qu'il avait jouée. Cependant elle n'avait pas voulu paraître douter d'une réponse qui ne l'avait pas trompée. Je le sais, parce que je la vis rougir du mensonge que nous avions commis.

Une autre circonstance devait révéler directement sa clairvoyance et ses alarmes.

Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec grand-père, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-même, bien qu'elle eût déjà rempli ce devoir à la pointe du jour, comme elle en avait l'habitude. Nous fûmes abordés au retour par Glus et Mérinos, couple aimable et altéré qui nous entraîna, malgré nous, à l'apéritif. Nous ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous étions en avance. Mais nous tombâmes sur Martinod qui pérorait avec une verve abondante. Toutes les tables l'écoutaient, le buvaient, l'applaudissaient. Une atmosphère d'enthousiasme l'environnait, et la fumée des pipes montait comme l'encens autour de lui : il décrivait avec des détails si pittoresques et si colorés l'ère prochaine de la Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps glorieux. Quelle fête, celle d'une humanité généreuse qui renonçait aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontières et aux guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement les richesses de la terre ! L'orateur transfiguré déchirait les voiles de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or à la procession. Ce fut si beau que nous en oubliâmes la messe. Lorsque, rassasiés d'éloquence, nous nous décidâmes à rentrer, l'heure de la dernière était passée.

À la grille, grand-père, dégrisé, commença de manifester quelque trouble. Moi, je n'éprouvais pas de remords. Une autre responsabilité couvrait la mienne. Pourtant, quand j'aperçus, derrière la persienne à demi close, l'ombre qui s'inquiétait si vite des absents, je me sentis moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mère descendit à notre rencontre. Nous la trouvâmes déjà sur le pas de la porte, et si pâle que nous ne pouvions plus nous méprendre sur l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiété quand elle s'informa :

– Que vous est-il donc arrivé ?

– Mais rien du tout, répliqua grand-père.

– Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe à cet enfant ?

– Ah ! nous avons oublié l'heure.

Grand-père, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un coupable. Les yeux de ma mère se voilèrent immédiatement. Un instant plus tôt ils étaient limpides. Leur rayon qui traversait cette humidité soudaine m'atteignit. Atténué par la brume des larmes, il ne pouvait pas être bien redoutable, il n'aurait pas dû me pénétrer, et je n'en ai pas oublié la puissance. Les confesseurs de la foi devaient fixer les bourreaux avec ces yeux-là. Leur flamme divine, je crois bien l'avoir vue.

Si petit que je fusse, je compris que ma mère tremblait de respect filial. Une obligation plus impérieuse la contraignait à parler, et elle parla :

– Nous ne vous avons pas confié cet enfant, mon père, pour le soustraire à ses devoirs religieux. Pour son âme et pour nous, vous ne deviez pas l'oublier.

Elle avait parlé avec fermeté et douceur ensemble, et de l'effort qu'elle avait fait son visage déjà pâle à notre arrivée était devenu si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait.

…Plus tard, bien plus tard, j'étais un jeune homme, et je me préparais à partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais – pour combien de temps ? – avait promis sa trahison à mon plaisir, mais je ne songeais qu'à sa beauté. Ma mère entra dans ma chambre. Elle n'osait pas me parler ; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect qui était le respect d'elle-même. Je ne savais pas où elle voulait en venir, et j'éprouvais de la gêne d'être ainsi retenu. Elle me posa la main sur l'épaule :

– François, me dit-elle, écoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui est à autrui.

Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par quel avertissement de sa tendresse ma mère avait-elle deviné où j'allais ? Elle me regardait avec ces mêmes yeux voilés d'un peu de brume. C'était déjà presque une vieille femme à cause du malheur bien plutôt qu'à cause des années. Et dans cet amour léger, vers lequel je courais en chantant, j'aperçus distinctement la faute…

Grand-père ne tenta pas de se défendre. Il n'appela pas à son aide le petit rire sec qui lui servait si commodément à se débarrasser de ses adversaires sans argumenter. Après avoir murmuré assez piteusement : « Oh ! mon Dieu, la belle affaire ! » il chercha à gagner l'escalier pour monter à sa tour. Là, du moins, il serait à l'abri de tous reproches. Mon père, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit était imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait révélé pour la première fois le même antagonisme : mes parents, tout vibrants de la cérémonie que grand-père compara à la fête du soleil, et mon enthousiasme fauché. Mais j'étais disposé à prendre ce souvenir à la légère : sans m'en douter, j'avais changé de camp.

Grand-père, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus gêné. Il ne pouvait éviter la rencontre. Or, elle se passa le plus tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des récoltes. Par générosité, par déférence, pour éviter une scène de famille ou pour épargner un ennui à mon père, ma mère garda le secret sur notre retard.

Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-père sans poser sur moi ce regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingénieuse combinaison, elle nous adjoignit Louise ou même la petite Nicole qui trottinait derrière nous et dont les jambes de sept ans avaient peine à nous suivre. Nous partions en bande, et grand-père se montrait fort mécontent de ces nouvelles recrues :

– Je ne vais pas, marmonnait-il, traîner après moi toute la smala. Je ne suis pas une bonne d'enfants.

– Allons donc, répliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie.

Cependant j'estimais comme lui que la présence de mes sœurs nous gâtait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fâchent dès qu'il s'agit de religion. Je n'étais pas éloigné, moi qui avais montré tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mère exagérait l'importance de notre office manqué. Je me croyais libre parce que j'avais l'esprit fermé à tout enseignement qui ne me venait pas de grand-père. Libre, chacun pouvait agir à sa guise. Nous n'empêchions pas les autres d'aller à la messe, et même à la grand'messe, et aux vêpres pardessus le marché.

Les vacances achevèrent de déranger nos tête-à-tête. Après les vacances, ce serait la rentrée, et je reprendrais ma place parmi les petits collégiens de mon âge sans même savoir que ces trois mois écoulés m'avaient changé le cœur.

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