Où donc s'en allait grand-père après m'avoir reconduit à la maison ? Au café, et un jour, il m'y emmena.
Je ne savais pas au juste ce que c'était qu'un café, et j'en éprouvais une peur secrète. Mon père en parlait sur un ton méprisant qui ne souffrait aucune contradiction, aucune réserve. Quand il disait de quelqu'un : Il passe son temps au café, ou : C'est un pilier de café, ce quelqu'un-là était jugé et condamné : il ne valait même pas la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imaginé que mon père y pénétrât. De grand-père, cette audace m'étonnait moins ; j'avais remarqué déjà qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des opinions de mon père.
Nous y entrâmes, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait très chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale : nous manquions doublement à notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or : Café des Navigateurs, et l'inscription était encadrée de queues de billard. Bien situé au bord du lac, il se composait d'une tonnelle d'où l'on voyait le port et d'une grande salle d'où l'on ne voyait rien. Nous choisîmes cette salle. À cause de ses banquettes rouges, de ses tables de marbre blanc et des glaces qui reflétaient le jour tant bien que mal, je l'estimai extrêmement luxueuse. Deux ou trois groupes causaient, fumaient, buvaient, et je fus immédiatement saisi à la gorge par une âcre odeur de tabac mêlée de parfum d'anisette. Si vif était l'attrait du lieu, qu'après avoir toussé, je trouvai ce mélange agréable. Nous rejoignîmes le groupe le plus bruyant, et l'on y accueillit avec des transports grand-père, qu'on appelait familièrement : le père Rambert.
– Père Rambert par ici ! Père Rambert par là !
On l'installa sur la banquette, à la place du milieu, et l'on commença par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drôme. Grand-père répondit qu'il était au beau fixe, avec une tendance à monter, et que les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette posture, de quoi chacun se réjouit à cause de la vigne ; le vin serait fameux si Mathieu continuait à se bien tenir. Je compris enfin qu'il s'agissait du baromètre et que l'on consultait grand-père sur le temps, à cause de ses prophéties. Ces messieurs se servaient entre eux d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma présence, et je restais debout, vexé de cet oubli, lorsque je fus interpellé brusquement.
– Eh ! le miochard, qu'est-ce que tu prends ?
Ce surnom et ce tutoiement achevèrent de me déconcerter. Je me redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptisé le miochard. Grand-père, détaché, commanda avec majesté :
– Une verte.
– Au vin blanc ? questionna quelqu'un.
– Je ne suis pas, comme vous, un sac à vin, riposta grand-père.
Cette réplique fut reçue avec enthousiasme. À la maison on raffinait sur la politesse à l'égard des hôtes, tandis que ces messieurs dépouillaient toute cérémonie dans leurs relations. Cependant la servante disposait devant grand-père un matériel qu'elle retirait pièce à pièce d'un plateau : un verre à pied haut et profond, une petite pelle de fer percée de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce fit, et j'eus l'impression d'assister à un rite solennel que personne n'avait le droit de troubler. Décidément les habitudes étaient toutes renversées : on se traitait avec sans-gêne, mais l'on vénérait la boisson. Grand-père, sans se laisser impressionner par tous ces regards braqués sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de la mystérieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouée mise en travers du récipient deux morceaux de sucre en équilibre, les arrosa d'eau goutte à goutte, jusqu'à ce qu'ils fondissent, après quoi il inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes narines. Le mélange s'épaississait à mesure que l'eau tombait, comme ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit enfin une couleur vert pâle que je n'avais point rencontrée dans nos promenades. Aussitôt l'on recommença de parler, l'opération était terminée.
Au miochard on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observé fut plus court et ne parvint pas à triompher de l'inattention générale. La verte rivale jouissait d'un crédit particulier. Une décharge dans le sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose doré après que les gaz furent dissipés. Ce qui me toucha le plus, ce fut la paille qu'on me remit pour boire à distance : il suffisait de pencher un peu la tête et d'aspirer.
J'étais initié, rien qu'en aspirant, à une forme supérieure de l'existence. Parfaitement heureux, je désirais en faire part à mes voisins. Ils suçaient des composés divers. La plupart montraient de bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils étaient tous parfaitement heureux. Pourquoi grand-père m'enseignait-il que dans les villes on ne l'était pas ? Il n'y avait, pour l'être, qu'à entrer au café.
Parmi ces têtes que j'examinais à loisir et avec une entière sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaître. Elle appartenait au voisin de grand-père, celui-là même qu'il avait qualifié de sac à vin. Elle était piquée de taches de rousseur, qui, d'ailleurs, se distinguaient à peine de la peau injectée de sang. La chevelure, la barbe, les poils, de la même teinte rousse, l'envahissaient de partout et menaçaient jusqu'au nez qui, point central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgré moi, je pensai à la gravure de ma Bible où l'on voit le prophète Élie enlevé sur un char de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette comparaison comme inconvenante. Où donc avais-je déjà vu ce chef incandescent ? Mes souvenirs se fixèrent peu à peu. Cela se passait chez nous : du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier et flambant comme celui du café, mais tout penaud, marmiteux, déconfit. C'était bien le même, pourtant : ce tas de poils hirsutes, ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon père le reconduisait et s'efforçait de le réconforter en lui tapant sur l'épaule :
– Gardez votre argent, mon ami. Vous êtes un peu de la maison. Vos parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, à tout prix. Si vous recommencez, vous êtes perdu. Promettez-moi de ne plus fourrer les pieds au café.
– Je vous le jure, docteur.
– Ne jurez pas, mais tenez bon.
– Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les cabarets.
Cependant il était là, et il buvait, et il riait, et il se portait à merveille. Mon père exagérait la sévérité. Oubliant qu'il m'avait guéri, je le blâmai tout bas de l'effroi qu'il répandait et je lui découvris une certaine dureté de cœur. Pourquoi vouloir priver ce brave homme de son plaisir ?
Mon rouge protégé répondait au nom de Cassenave, mais on le désignait de préférence sous un sobriquet symbolique : on l'appelait Verse-à-boire, ce qui pouvait servir à double fin. Tout de suite Verse-à-boire me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et dont il composait des récits sans prétention. Il aurait pu figurer dans le recueil des Trois vieux marins, où son poids eût sans doute déterminé la chute de Jérémie offert au tigre en holocauste.
Dans sa jeunesse, ayant ouï vanter par les journaux l'oisiveté et la bonne chère qui sont attachées à l'état de moine, il résolut d'en tâter et frappa à la porte d'une capucinière, où promptement il dut rabattre de ses espérances. Réveillé la nuit par un frère barbare pour aller chanter l'office, nourri de légumes insuffisamment bouillis sur le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il maigrissait et dépérissait. Son industrie seule le sauva d'un plus grand désastre. Quand les moines, rangés en cercle, étaient invités à se donner pieusement la discipline en récitant les psaumes de la pénitence, il enroulait par malice sa corde à celle de son collègue le plus proche, et pendant qu'ils les déroulaient sans hâte, expliquait-il, « le miserere coulait ».
Cependant un prieur borné refusait de le garder et le restituait à la société civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du plafond, sans qu'on pût distinguer par quelle ouverture. À l'instant il n'y avait personne, et tout à coup elles étaient là, en crinoline et robes de soie, car elles en étaient restées aux modes du second Empire.
Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe de dimensions raisonnables où, de leur bras incliné, elles vidaient – ziou – plusieurs bouteilles de champagne. Ce ziou qui exprimait la descente du vin dans le verre, avait, sur ses lèvres, un son chantant et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se précipiter la mousse.
Mais il donnait des détails biographiques plus surprenants encore. Une nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, éclairait sa chambre, il s'était précipité par la fenêtre pour le souffler, et on l'avait ramassé, en chemise, un peu moulu, mais sain et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-même ? La veille, précisément, il avait engagé avec son double une longue conversation très intéressante et ne l'avait quitté qu'aux abords de la ville en lui disant : « Au revoir. »
On l'écoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas rendu à toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi aucune incrédulité ?
J'ignorais la profession qu'exerçait Cassenave, car il tranchait sur tout avec compétence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passé par les métiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que deux autres membres du groupe, Gallus et Mérinos, étaient des artistes de génie. Gallus, musicien, s'adressait spécialement à grand-père comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbécillité générale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs apartés, de quelques brèves indications algébriques : le courant aussitôt s'établissait et les voilà roulant des yeux blancs parce que l'un ou l'autre avait fait allusion à l'allegro de la symphonie en ut mineur, à l'andante de la quatorzième sonate, ou au scherzo en si bémol du septième trio, qu'ils appelaient en se pressant les mains, comme pour se féliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. On ne les dérangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre suffisait à déchaîner, et même on les considérait avec respect. De temps à autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine crainte d'être pris en pitié pour n'avoir pas employé les termes exacts :
– Et votre drame lyrique sur la Mort de l'Olympe ?
– Il avance, répondait imperturbablement le compositeur.
– Où en êtes-vous ?
– Toujours au prélude. Je ne suis pas pressé. Une vie est à peine suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis une dizaine d'années.
Ce devait être un opéra prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du reste, rien qu'à regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le poids d'une si vaste entreprise. Son corps était chétif, malingre, rabougri comme un poirier que mon père avait ordonné d'arracher de la cour. Une mèche barrait son front orageux. La chevelure qu'il négligeait laissait échapper force pellicules dès qu'il passait la main. Il portait, malgré la saison, un veston de velours noir et il nouait autour du col une énorme lavallière violette. Les taches y étaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eût pas suffi au nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas être habillé comme tout le monde, sans quoi on eût été exposé à ne pas le reconnaître. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, soufflait brusquement la tempête. Alors il traînait dans la boue, par la peau du cou, jusqu'à ce qu'ils fussent barbouillés d'ordures, d'abominables criminels tels que les nommés Ambroise Thomas et Gounod, coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et corrompu irrémédiablement le goût public. Il accusait aussi les bourgeois de la ville, dont il énumérait les complots et les trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois était par lui-même flétrissant et je tremblais d'en être un, et pareillement mon père. Seul, grand-père, rebelle au classement, devait être épargné. Cependant Glus, de son métier, je l'ai su depuis, était vérificateur des poids et mesures. La société enfin reçut à son tour un blâme sévère ; mais qu'elle le méritât, je ne l'ignorais plus à la suite de mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du café, que j'imaginais plus heureux même que les paysans avec leurs fromages blancs et leur crème de lait, étaient, en réalité, des persécutés, des martyrs.
Comment garder le moindre doute à cet égard devant l'injustice qui frappait le second artiste, Mérinos ? Était-ce son nom ou son surnom ? À la vérité, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait à miracle à cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues d'un enfant qui tète, et couronnée de cheveux bouclés. Il ressemblait vaguement à Mariette notre cuisinière, mais l'aspect de celle-ci était plus martial. Or, ces apparences plutôt avenantes étaient mensongères. Mérinos avait l'âme ravagée, et je saisis des allusions aux passions extraordinaires qu'il avait traversées. Les passions, pour moi, c'était de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. C'est vrai qu'il était luisant et jovial, et l'on ne pouvait découvrir la moindre trace d'humidité dans ses yeux à fleur de tête, tandis qu'on en découvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait-elle en défaut. Mérinos, comme Glus, avait longtemps vécu à Paris, dans le quartier mystérieux de Montmartre, dont tous deux parlaient comme de la terre promise. Il était peintre de portraits, mais il avait renoncé à la peinture. Lui-même en donnait des raisons probantes :
– Vous comprenez : les gens d'aujourd'hui affichent des prétentions saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance avait jamais compté pour un artiste !
– C'est évident, ratifia le chœur.
Aussitôt je songeai à la collection d'ancêtres qui remplissait le salon et qui était de la mauvaise peinture. Sûrement ils devaient être ressemblants.
Ainsi écarté de la gloire par la sottise des bourgeois, Mérinos ne cessait pas pour autant de fournir des preuves de son génie. Il portait toujours sur lui du papier teinté et un fusain. Tout en causant et fumant, il écrasait son fusain au hasard, puis rejoignait au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose curieuse, cela représentait, quand on considérait ces chefs-d'œuvre avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquissés à peine, que le groupe qualifiait à l'envi de tourmentés, de pervers, de troublants. Quelques amateurs de la ville – il y en avait tout de même – en achetaient à prix d'or, les déclarant prodigieux, et une dame enthousiaste et délirante visitait régulièrement – personne ne l'ignorait – l'atelier de Mérinos qui était, paraît-il, un taudis, pour y recueillir humblement les moindres ébauches, même en se traînant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. J'admirais de confiance, moi aussi.
Un jour que grand-père, à la maison, célébrait cet artiste méconnu, il s'attira de mon père cette réponse :
– Oui, c'est la grande tromperie des œuvres inachevées. Je n'aime pour ma part ni les échafaudages, ni les ruines.
Qu'entendait-il par là ? J'en connus simplement qu'il était incapable de goûter comme nous l'art du Café des Navigateurs.
Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux incompris et Galurin qui n'était qu'un ancien photographe déchu. Celui-ci ne m'était pas plus étranger que Cassenave. On l'employait de-ci de-là, à domicile, pour les besognes supplémentaires et, notamment, comme extra pour servir à table. Comme il déplorait devant nous cette servitude, grand-père lui rappela que Jean-Jacques l'avait subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierté récalcitrante. Mais qui pouvait bien être ce Jean-Jacques ?
Chez nous on avait renoncé à utiliser les bons offices de Galurin à la suite d'un grand dîner où il reçut la charge des vins. On lui avait recommandé de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la salle à manger, éleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de stentor :
– J'annonce le Moulin-à-vent.
Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il était fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. Pour augmenter ses ressources, il consentait à distribuer en ville les billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. Une veille d'importantes funérailles, il s'oublia au Café des Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la banquette. Quand il s'en aperçut, il était trop tard pour entreprendre sa tournée. Adoptant aussitôt la mesure radicale que les circonstances commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du lac. À la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul s'emparer de son dernier gîte. Jamais on ne vit de si piteuses obsèques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et amis qui n'avaient pas été convoqués et s'empressèrent d'admettre qu'on les avait omis sciemment et méchamment.
Galurin maudissait la société qui l'obligeait à de vils commerces et dont il transmettait les contraintes d'une façon fantaisiste et intermittente. Par surcroît, il réclamait le partage des biens, car il ne possédait rien en propre.
Mais celui qui éteignait tous les autres dès qu'il s'emparait de la tribune, celui qui excellait à imposer les contours arrondis de la forme oratoire aux plaintes désordonnées de Glus et de Mérinos et aux révoltes incohérentes de Galurin, c'était Martinod. Martinod, le plus jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravité. Naturellement solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait très bien sur un mausolée, annonçant le jugement dernier dans un buccin. L'ennui qui émanait de toute sa personne le recouvrait du prestige des pompes funèbres dont le sérieux est indéniable. Au commencement, ce Martinod me déplaisait ; il ne regardait jamais en face, et je le soupçonnais de ténébreux desseins. Mais j'avais subi, comme tout le monde, la séduction de sa parole. Il débutait sur un ton pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru échappé des plus récentes catastrophes. Quel mendiant il eût fait et que de pièces de cinquante centimes il eût extraites des mains les plus crochues ! Puis la voix s'affermissait, ouvrant les cœurs et les cerveaux, et de la bouche intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annonçait les temps futurs, un âge d'or qui réaliserait l'égalité, celle de la fortune et celle du bonheur. Rien ne serait à personne, et tout serait à tous. J'éprouvais quelque honte à ne pas très bien comprendre, parce que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et même, aux tables voisines, on s'arrêtait de jouer et de boire pour l'écouter mieux. Le spectacle qu'il dépeignait était d'une admirable simplicité : les hommes en habits de fête célébraient la nature et s'embrassaient comme des frères. Émerveillé, je le comparais à ma boîte à musique dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle.
D'autres fois, sombre, irrité et vindicatif, Martinod accablait la société contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne consentait pas à s'amener immédiatement selon ses conseils. Au nom de la liberté, il mettait l'Europe entière à feu et à sang. J'étais épouvanté, mais, au retour, grand-père me rassurait :
– Il était de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux.
Ainsi l'humanité nouvelle et colorée que je fréquentais m'apparaissait bien différente de celle où j'avais jusqu'alors vécu en famille ou au collège. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminées : on croyait que c'était le bon air de la campagne. Grand-père n'avait pas eu besoin de me recommander le silence sur nos séances au Café des Navigateurs. Un instinct sûr m'avertissait de n'en point parler à la maison. C'était un secret entre lui et moi. Nous étions complices.