I Les images

Ces événements, que je retrouve si frais dans mon imagination, flottèrent bientôt et même se perdirent momentanément dans le cours de mes jours qui, pendant les vacances où nous entrions, se mit à couler à pleins bords comme un beau fleuve.

Mon père, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vîmes beaucoup moins cette année-là et nous fûmes un peu sevrés des récits héroïques dont il nous régalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un furieux désir de livres des batailles et de remporter des victoires : en l'écoutant, nous relevions la tête, nos yeux brillaient, nous marchions plus vite et d'un pas cadencé. Pour faire face aux nouvelles charges qu'il avait acceptées, il avait renoncé à son repos annuel. Parfois il s'emparait d'une après-midi et tâchait hâtivement de rétablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer à toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour nous l'arracher.

Cependant on devinait que sa direction s'exerçait partout. La façade de la maison se lézardait : on y posa des supports de fer avant de la recrépir. Les chambres furent retapissées, la mienne avec de plaisantes scènes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets dont les planches se disjoignaient. La cuisine même, pour laquelle Mariette s’obstinait à réclamer depuis des années et des années, sans rien obtenir de grand-père qui lui répondait invariablement par un vieux proverbe : À blanchir la tête d’un nègre on perd sa lessive, la cuisine fut remise à neuf et pavée de monumentales briques rouges. La grille du portail qui ne fermait plus fut réparée, et même il y eut une clé, et une clé qui tournait dans la serrure. Le tilleul dégagé permit au cadran solaire de recommencer à marquer les heures. La brèche du mur par où les courtilières pénétraient, par où j’avais vu, un soir fameux, nos ennemis s’introduire dans la place, reçut une balustrade qui s’encastra dans le tronc du châtaignier. Et l’on vît ce qu’on n’avait jamais vu : les trois ouvriers à leur poste et, spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois.

Peu à peu le jardin, mon vieux jardin, pareil à une forêt de mauvaise herbe où l’on n’avait jamais fini de découvrir des arbres ou des plantes, tant ils étaient cachés, se transforma et s'ordonna. Les allées furent tracées et sablées, les parterres dessinés et les rosiers taillés. Les arbres contenus versèrent une ombre régulière. Une prairie inutile devint un verger. Au cœur d’une pelouse, un jet d’eau monta et, retombant en pluie fine, égrena des notes claires sur le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits à cueillir, des bouquets et du dessert. Cependant nous n’osions plus tâter les poires ou les pêches, et moins encore imprimer à leur manche le léger mouvement de bascule qui les détachait. Dans l’espace découvert, on se serait aperçu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en pièces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la châtaigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le moindre sabre de bois, et il veillait sur ses échalas comme s’il les avait payés.

Ces changements ne se firent pas d’un seul coup, et je mêle sans nul doute leur chronologie. À peine les remarque-t-on pendant qu’ils s’accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont terminés, voilà que déjà l’on ne se souvient plus de l’état des lieux qui les précéda. Ils ne s’accomplirent pas sans perturbations. Tem s’épongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne s’en allait plus : il menait grand bruit pour attester la continuité de sa présence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur des besognes obscures et utiles. La communauté de leur sort n’avait pas réussi à les réconcilier. Ils s’observaient et se surveillaient les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient davantage encore la maison. Que craignaient-ils d’en voir sortir ? Je le compris un jour. Mon père, qui était devenu leur patron, s’approchait d’un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles d’encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur.

– Tout de même il s’y entend, confessa Mimi avec admiration.

Je sus par Tem qu’après les avoir sermonnés durement, il avait augmenté leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D’un mot, il les ramenait à lui, s’ils renâclaient ou rechignaient devant la peine. Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d’un pays où l’on aimait à se laisser vivre et à baguenauder en buvant du vin frais. C’est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait l’ancien règne des rois fainéants où il vivait, tranquille et oublié, dans sa vigne.

Il avait bien essayé, devant moi, d’apitoyer grand-père sur son sort :

– Mon ami, lui fut-il répondu, je ne suis plus rien ici : adressez-vous ailleurs.

Jamais grand-père ne se montra aussi gai que depuis son abdication. Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait volontairement tous les actes du nouveau régime. Parcourait-il le royaume ? Il ne semblait pas se douter qu’on y faisait fleurir les cailloux. Et puis, un jour qu’il se promenait au jardin, je le vis qui se lissait la barbe et se grattait le sourcil, témoignage de mécontentement : il lança en signe de mépris un jet de salive, et le rire impertinent accompagna ces paroles incompréhensibles pour moi :

– Oh ! oh ! on met de l’ordre partout. Ce n’est pas un jardinier qu’il faudrait, mais un géomètre.

Que trouvait-il à blâmer ? Les parterres, les arbres, obéissant à la main de l’homme, composaient un dessin d’une riche ordonnance. Mes petites idées sur la vie s’y assemblaient et s’y disposaient avec plus de bonheur. Et j’en voulais à grand-père de son manque d’enthousiasme.

– Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du bassin.

Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue.

– Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon.

Je posais le pied, en effet, sur l’herbe qui bordait l’allée. Et je vis bien que grand-père se moquait de mon admiration en même temps que du nouveau jardin. Je me rappelai l’ancien instantanément, sous l’influence de cette ironie, l’ancien pareil à un fouillis sauvage, où je pouvais fouler jusqu’aux plates-bandes, où de rares fleurs poussaient à la débandade, où j’avais connu l’ivresse de la liberté.

Devant mon père, jamais grand-père ne se fût permis cette critique. L’esprit attiré sur leurs dissemblances, j’avais remarqué la gêne de leurs rapports. Toujours mon père faisait les avances. Il traitait grand-père avec une déférence extrême, ne manquait point de s’informer de sa santé, de ses promenades et même, pour flatter sa petite manie de météorologie, il l’interrogeait sur le temps à venir. Grand-père répondait brièvement, sans tenir le moins du monde à prolonger la conversation qui ne tardait pas à tomber, ou bien il se servait de son petit rire blessant, dès qu’on abordait un sujet où l’accord n’était plus certain.

Un jour, mon père lui demanda en communication son livre de comptes pour vérifier, expliquait-il, certains mémoires sur l’administration de la propriété qui n’avaient pas encore été réglés et qui lui paraissaient exagérés. Grand-père ouvrit de grands yeux :

– Mes livres de comptes ?

– Sans doute.

– Je n’en ai jamais tenu.

Mon père hésita une seconde.

– Bien, conclut-il simplement.

Et il s’en alla.

Grand-père se complaisait dans sa tour, où il s’arrangeait, pour sa toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en velours noir orné d'un gland de soie. Avec son télescope fixé sur un trépied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du lac, et le soir il rapprochait les étoiles, mais seulement celles qui évoluent du côté du sud, parce que, des fenêtres de sa chambre précédente, il n’apercevait que cette partie du ciel et la connaissait mieux. Bien plus souvent qu’autrefois, il descendait vers nous dans ce costume d’astrologue, un monarque déchu ne tenant plus à la majesté. Tante Dine obtenait à grand’peine qu’il s’accoutrât autrement pour se promener en ville ou dans la campagne.

– Ça ne fait de mal à personne, observait-il.

Il consentait cependant, à force d’instances, à remplacer le bonnet par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une redingote qu’on frottait de benzine presque tous les jours pour la tenir, malgré lui, en état. De ses promenades il rapportait des plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu’il introduisait dans des flacons d’eau-de-vie, et des champignons qui excitaient la méfiance de tante Dine. Je les considérais, je les flairais, mais pour rien au monde je n’en aurais goûté. Je ne pensais pas alors qu’on pût rien trouver de bon à manger hors des magasins de comestibles et, à la rigueur, de notre jardin.

Le règne de mon père durait depuis trois bonnes années, et même plutôt quatre que trois, lorsqu’il advint dans mon existence d’enfant un événement considérable : je tombai malade. L’année précédente, j’avais fait ma première communion avec une si grande ferveur que ma mère confiait à tante Dine :

– Va-t-il imiter Mélanie et Etienne ? Dieu nous demanderait-il un troisième enfant ? Que sa volonté s’accomplisse !

Mon aventure fut à peu près celle de l’enfant blond qui s’esquiva des bras de sa mère. Au cours d’une promenade de ma division, j’avais glissé dans un ruisseau dont il nous était défendu de nous approcher, et, plutôt que d’encourir un reproche, bien que trempé jusqu’à la poitrine, j’avais préféré me taire. Le lendemain ou le surlendemain, la fièvre se déclara. Je sus plus tard que c’était une bonne fluxion de poitrine qui dégénéra en pleurésie. On crut mes jours en danger, et mon mal devait être l'occasion de la crise intérieure qui faillit désorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j’entendais autour de moi des chuchotements que j’interprétai sans retard :

– Est-ce que je vais mourir ? demandai-je à ma mère et à tante Dine qui se tenaient au bord de mon lit.

– Tais-toi, méchant ! murmura tante Dine qui, aussitôt, se moucha en sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait étouffer.

Ma mère, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le front, et ce contact me rafraîchit :

– Ne t’inquiète pas nous sommes là.

Je savais très bien ce que c’était que la mort. Le portier du collège étant décédé, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait contraints à défiler, classe par classe, devant la bière où le corps était déposé, avant qu’on vissât le couvercle. Or, ce portier était un gros homme court, dont la dépouille exigeait une boîte cubique où il nous parut si cocasse et grimaçant, que nous éclatâmes de rire. Il nous fut impossible de réprimer ce rire scandaleux. Indigné, le professeur qui conduisait notre pèlerinage manqué nous accabla des plus durs reproches et ne craignit pas d’y joindre sans délai un sermon sur nos fins dernières. Il nous annonça, sans aucun ménagement, que nous mourrions tous, et peut-être bientôt, et que nos parents mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires cessèrent peu à peu. Une vague peur nous envahit à cause de la répétition monotone de cette mort qu’on nous jetait à la tête. Quand je rentrai à la maison ce matin-là, très ému, malgré moi, par un si furieux discours, je regardai mon père et ma mère comme je ne les avais encore jamais regardés. Ils allaient et venaient, comme à l’ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent même d’une réflexion de Bernard : je les entendis rire, d’un bon rire tout pareil à celui que nous avait inspiré le malencontreux portier dans sa boîte. Ah ! ce rire, surtout celui de mon père qui était puissant et sonore et donnait une magnifique impression de santé, quel soulagement pour moi, et comme il chassa ma curiosité déjà pleine d’épouvante !

« Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c’est certain. Ils ne pourront pas mourir. D’abord, quand on rit, c’est qu’on ne meurt pas. »

Cette constatation me suffit. Pour moi-même, la question ne se posait pas. Ils étaient devant et moi derrière. Et, puisque eux-mêmes ne risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant par-dessus ?

Mon interrogation : Est-ce que je vais mourir ? était donc simplement destinée à me rendre intéressant. Leur présence me préservait.

Ma mère et tante Dine, m’évitant toute figure étrangère, me veillaient à tour de rôle, ma mère deux nuits sur trois, et je la préférais. Elle glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit.

Je ne m’apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chère femme, au prix d’un effort considérable, me secouait et me tarabustait.

Le rôle important que je jouais ne me déplaisait pas. Il me semblait que j’étais redevenu plus petit que mon frère Jacques et ma sœur Nicole, et qu’on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je réclamais Venise ou l’Étang, surtout l’Étang, à cause de ma propre noyade ; et l’on croyait que je délirais. Je revois distinctement dans ma mémoire ces deux visages penchés, et beaucoup plus nettement encore celui de mon père, qui me rendait continuellement visite et à qui je ne connaissais pas cette expression attentive, immobile, presque durcie qu’il montrait en suivant sur mon corps le travail de la maladie. C’était son visage professionnel après l’examen, il se détendait, car la paternité l’éclairait.

Un jour, mon père amena un autre médecin, mais je compris très bien que ce petit homme tremblait devant lui et répétait invariablement ce qu’on lui disait. Avec une implacable logique, j’avertis mes fidèles gardiennes :

– Pourquoi déranger ce monsieur ? Père en sait plus long que lui. Père n’a besoin de personne.

Je dus émettre à voix basse cet avis ou quelque chose d’approchant. Aussitôt tante Dine d’approuver :

– Cet enfant a raison. Il parle si bien qu’il est déjà guéri.

Et elle répéta le propos à mon père, qui se tourmentait et qui sourit, ce qui ne lui arrivait plus guère.

– Oui, déclara-t-il, nous le sauverons.

Je n’avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que cela me suffisait. Il ne prévoyait pas que ce mal même, dont il triomphait par son art et sa volonté, serait plus tard l’origine du drame familial où je m’écarterais de lui.

On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes frères et sœurs munis de toutes sortes de recommandations : ne pas rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de sorte qu’ils s’ennuyaient très vite. Chacun d’eux s’attribuait une part de mérite dans ma guérison, que je devais aux prières d’Etienne et de Mélanie, aux martiales exhortations de Bernard et à la gaieté réconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait prudemment à l’écart, depuis que Jacques, répétant sans doute un propos de l’office, avait crié en trépignant d’enthousiasme :

– Fançois (car il prononçait difficilement les r), il est bientôt mort.

Grand-père ne parut pas à mon chevet. Peut-être ne s’était-il douté de rien. Je crois plutôt qu’il avait une peur invincible de la maladie et de ce qui peut la suivre. Préoccupé de sa santé, il tenait un compte rigoureux de ses visites à la garde-robe et, avec cette parfaite politesse dont il ne se départait point et qui contrastait avec son mépris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d’informer la maison entière de l’accueil qu’il y avait reçu. Quand il était éconduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d’une armoire, afin de le réparer et frotter, un clysopompe vénérable, encore bon pour le service.

– Rien n’est plus important, déclarait-il devant nous en considérant l’instrument d’un œil satisfait.

Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveauté qu’elle rend à notre vie et dont on ne peut goûter la saveur que si l’on s’est cru menacé, mais parce qu’elle m’ouvrit véritablement le mystérieux royaume des livres. Je n’ignorais ni la Bibliothèque rose, ni le chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni même les contes de Perrault et d’Andersen, mais je n’y avais pas rencontré ce mouvement du cœur qui, le soir, vous tient au lit réveillé dans l’attente et la crainte d’on ne sait quoi d’agréable et d’un peu dangereux, tel que me l’avaient donné les histoires stupéfiantes de tante Dine et surtout les récits épiques de mon père.

Pour ne pas me fatiguer, on commença par m’apporter des ouvrages illustrés. Bernard me laissa feuilleter les albums d’Épinal qu’il collectionnait pour les costumes militaires et qu’il ne prêtait pas sans mérite. Je réclamai la Bible de Gustave Doré, dont on m’avait montré une fois, par faveur spéciale, les gravures au salon sans me permettre d’y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les deux pesants volumes reliés en rouge et je passai de longues heures à tourner les feuillets. Ma mère allait et venait dans la chambre, un peu étonnée de ma sagesse, et même inquiète de mon silence. Elle s’approchait et sans bruit regardait par-dessus mon épaule :

– Tu ne te fatigues pas ?

– Oh ! non.

– Tu ne t’ennuies pas ?

– Oh ! maman.

– C’est beau ?

– Je ne sais pas.

On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, c’est d’avoir le cœur plein. Quel élan recevait d’un seul coup tout mon être sensible ! Les contours de la terre, sans cadre, ne m’avaient pas frappé. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carré de papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les possédais, et d'ailleurs, ils m’appartenaient. Mais, au delà, commençait l’univers dont le manque de limites m’avait rebuté, de sorte que je ne lui attribuais pas de formes précises. Et ces formes, elles étaient là, devant moi à travers la Bible ouverte je les découvrais.

À trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n’ont pas besoin de contrôle, je retrouve les images de Gustave Doré. Les pages se tournent toutes seules, et mes chers fantômes apparaissent. Voici les visions d’épouvante : le Léviathan qui soulève la mer, l’Ange exterminateur qui détruit l’armée de Sennachérib, la rangée des éléphants de Nicanor que Judas Macchabée va traverser, et la Mort de l’Apocalypse sur son cheval pâle. Elles n’étaient pas mes préférées et même, le soir, je les évitais. Mes préférées, c’étaient ces paysages d’Orient reposés, apaisés, à peine estompés, comme si la lumière d’été y soulevait des vapeurs, où croissaient des plantes étranges qui me forçaient à leur comparer nos châtaigniers et nos chênes, où passaient, dans le fond, des ombres de bœufs ou de chameaux, lointaines comme ces bateaux que j’avais vus se profiler sur le lac dans le brouillard.

La naissance d’Ève me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux dénoués. Un de ses genoux, – regardez, j’en suis sûr, – infléchi à peine, est caressé par le jour. Par elle, par cette clarté de son genou, j'ai pressenti la perfection pure de la nudité bien avant d'en soupçonner le désir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et les dos des moutons pressés ondulent comme les vagues que j'avais pu observer de la grève. Le berceau de Moïse dérive sur le Nil : la fille de Pharaon est sortie de son palais qu'on aperçoit dans le soleil : elle s'avance vers le fleuve ; une de ses suivantes arrête la petite nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche à la margelle du puits et cause avec Eliezer, vieillard respectable, mais je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la même pose. Ruth agenouillée glane les épis. Les grands cèdres du Liban, abattus, gisent sur le sol que recouvrait leur ombre : ils attendent de servir à la construction du temple de Jérusalem. L'ange de l'Annonciation flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent maintient. Jésus, chez Lazare, est assis au bord de la fenêtre où le clair de lune se glisse entre des palmiers : Marie, couchée à ses pieds, l'écoute ; Marthe, debout, s'occupe aux soins du ménage. Images d'où la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la transposition de scènes quotidiennes, presque pareilles à celles que j'avais pu voir à la maison et à la campagne, tableaux de vies obscures où Dieu passe.

Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant prodigue dans la maison paternelle, ma mère, qui aimait cette parabole, me demanda la raison de ce dédain :

– Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas ?

Je fis le dégoûté. Elle me paraissait banale. Un père qui pardonne à son fils, quoi d'étonnant ?

Athalie qui accroche ses mains désespérées à la paroi du temple, tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son couvent à ma mère. Elle avait elle-même pris part aux chœurs de cette tragédie que Racine écrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, par une heureuse tradition, représentaient jadis tous les pensionnats de jeunes filles : les vers lui en revenaient en foule :

Tout l'univers est plein de sa magnificence :

Qu'on l'adore, ce Dieu ! qu'on l'invoque à jamais…

Elle les récitait avec cette émotion qu'elle apportait aux choses religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art savant qui me dépassait.

Un autre petit livre devait m'ouvrir à la poésie : c'était un livre de ballades. Un chevalier ravissait dans une forêt, à Titania, reine des elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son château au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un torrent, chantait la romance du nid de cygne caché parmi les roseaux et rêvait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de Burleigh épousait une bergère qui, dans le palais où il l'emmenait, languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumière. Comme je partageais leurs désirs et leurs mélancolies ! Leurs peines de cœur me versaient un mal délicieux que je ne savais pas approfondir. Cependant, je commençais à discerner que nous avons en nous-même une source jaillissante de jouissances infiniment délicates.

Mon père se méfiât-il de ces excitations comme de la musique de grand-père ? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. Ce n'est jamais trop tôt pour se colleter avec elles. On prend l'habitude de se comparer à des héros et l'on ne manque pas de se dire : « J'ai le temps devant moi. Je veux, à leur âge, les avoir enfoncés… » Peu à peu on recherche ceux dont les exploits furent tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages exemplaires, qu'il était entré à l’école de l’adversité. Et cette école, que j’imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique ou Saint-Cyr, à quoi se destinait mon frère Bernard, je brûlais de m’y présenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n’exige aucun examen, aucune démarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon désir à ma mère. Elle sourit, ce qui me contraria, et m’assura que je m’y présenterais en effet, niais qu’elle souhaitait que ce fût le plus tard possible.

Ces lectures se traduisaient chez moi par un état d’enthousiasme et de gloire. Je n’eusse pas compris l’ironie. Dans ma famille, personne ne s’en servait. Il n’y avait que le petit rire de grand~père. Mes parents aimaient la gaieté, se plaisaient même au bruit que nous faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie sérieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient qu’elle mérite les plus grands égards. À la première visite qu’il daigna me faire après s’être assuré de ma guérison, grand-père, feuilletant ma bibliothèque, laissa échapper des exclamations :

– Oh ! oh ! la Bible et les Hommes illustres ! Pauvre petit ! Attends, attends, je t’en apporterai, moi, des livres.

Et il m’apporta, en effet, les Scènes de la vie privée et publique des animaux et les Aventures de trois vieux marins, tous deux ornés d’illustrations. Ce dernier volume était dans un piteux état : déficelées, les feuilles s’en allaient, et la fin manquait ainsi que la couverture. Il devait être traduit de l’anglais et son humour me déconcerta. Ces trois marins, échappés d’un naufrage, abordaient dans une île déserte où ils étaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient sur un arbre pour échapper à cette bête féroce, et on les voyait, sur la gravure, agrippés au tronc, juchés les uns sur les autres, les cheveux hérissés, les yeux hagards, les doigts de pieds crispés. Le fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prévoir qu’avec un peu d’entraînement il les atteindrait. Alors, dans une résolution farouche, inspirée de la nécessité la plus impérieuse, les deux plus haut perchés pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le forcer à lâcher prise, espérant que cette proie suffirait à assouvir la rage de l’assaillant. Et tout en s’alourdissant de leur mieux, ils adressaient à leur malheureux compagnon des paroles funèbres et touchantes :

– Adieu, Jérémie (c’était son triste nom), nous irons consoler votre pauvre père et votre fiancée…

Mais Jérémie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se raidissait pour ne pas lâcher prise. Accoutumé aux récits héroïques, je me fâchai contre ces traîtres.

Les Scènes de la vie des animaux me parurent plus chargées de sens. C’était un recueil bigarré, que toutes les bibliothèques d’autrefois s’enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me révélaient chez les hommes, où je n’avais vu jusqu’alors que l’image de Dieu, les traces de l’animalité. Les animaux du livre étaient costumés en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me familiarisai vite avec ce procédé : les déguisements étaient si naturels ! Voici l’hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin en petit employé subalterne, et voilà le vautour en propriétaire, le lion en vieux beau, le dindon en banquier, l’âne en académicien. Le mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant que le criquet se fait une trompette de la corolle d’un liseron. Le caméléon, député, monte à la tribune pour affirmer qu’il est heureux et fier d’être comme toujours de l’avis de tout le monde. Le requin et la scie revêtent des blouses de chirurgiens et déclarent honnêtement : « Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guérir les malades. » Le loup, meurtrier d’une brebis, lit dans sa prison les Idylles de Mme Deshoulières, tandis que la célébrité lui vient sous la forme d’une complainte que vendent les camelots et qui se chante sur l’air de Fualdès :

Écoutez, Canards et Pies,

Geais, Dindons, Corbeaux et Freux,

Le récit d’un crime affreux

Et bien digne des Harpies.

L’auteur de cet attentat

Fut un loup peu délicat.

L’ours se plaît dans la solitude familiale : on le voit qui chauffe son dernier-né en le tenant par les pattes devant le feu ; sa femme étend du linge à sécher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse sa petite chemise pour prendre une précaution avant de s’aller coucher ; cependant on sonne à la porte, et la légende explique : « Nous vivons entre nous, nous détestons les importuns et les visites. » Un perroquet qui agite les ailes sans réussir à voler représente l’illustre poète Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un trio de femmes de lettres. J’ignorais ce que pouvait être une femme de lettres, mais le merle blanc, qui est poète comme le perroquet, me l’apprit dans ses mémoires : Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques : des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu’à des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre. C’était le type de la Merlette lettrée.

Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilité merveilleuse : elle préférait les sujets terribles et volontiers attaquait le gouvernement. Je la soupçonnais même de ne pas savoir, en commençant, comment elle finirait et d’inventer au fur et à mesure la trame de ses récits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier ? Le plus simple était de le lui demander.

– Tante Dine, êtes-vous une femme de lettres ?

Elle me pria de répéter deux fois ma question, comme si les femmes de lettres appartenaient réellement au règne zoologique, dans la catégorie des monstres. Après quoi, elle haussa les épaules et ne daigna même pas me répondre directement :

– Cet enfant est complètement fou. Les bouquins d’Auguste lui ont détraqué la cervelle.

Il fut question de me retirer les Scènes de la vie des animaux, dont les caricatures parvinrent à rassurer et dérider mon père. L’incident eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli être la cause de cette mise à l’index. Et je compris bientôt ce qui séparait indubitablement tante Dine de la Merlette lettrée. Celle-ci, d’un plumage immaculé, était toute peinte et enduite d’une couche de farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui ne s’en doutait pas et croyait avoir découvert en elle un être unique au monde, se méfiant d’un pot de colle dont il n’apercevait pas l’usage, tenta une expérience qui fut désastreuse. Par le moyen de sa poésie, il s’excita à la tendresse et versa d’abondantes larmes sur sa compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu’il reconnut en elle la plus banale des merlettes. Bien souvent j’avais pleuré dans les bras de tante Dine : elle compatissait à mes maux sans rien perdre de ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, décidément, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle ne serait jamais une femme de lettres.

Une autre science me vint du Merle blanc. J’appris de lui à subir le charme des mots pour eux-mêmes, indépendamment de ce qu’ils signifient. Après sa déconvenue conjugale, il s’en allait dans une forêt conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte : J’ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois. Je n’en saisissais pas bien le sens à cause de la coordination des fadaises qui m’échappait, et cependant j’aimais à me bercer de cette phrase que je me répétais à moi-même à l’infini. La réponse du Rossignol, plus chargée encore de mystère, me bouleversait : Je suis amoureux de la Rose, soupirait-il, Sadi, le Persan, en a parlé ; je m’égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m’entend pas. Son calice est fermé à l’heure qu’il est, elle y berce un vieux Scarabée ; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c’est alors qu’elle s'épanouira pour qu’une abeille lui mange le cœur. Je ne me souciais ni du vieux Scarabée ni de Sadi le Persan : le Rossignol épuisé et cette Rose au cœur dévore me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de pressentiment lointain de la douleur amoureuse, où je trouvais de vagues et ineffables mélancolies.

Ces mélancolies étaient fort passagères. Bien plutôt j’empruntai à mes nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un vif agrément. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double parmi les bêtes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette devint une grenouille, celle-là même qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes disparitions, fut comparé à un rat, et le Pendu, qui semblait toujours gêné dans l’exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres antérieurs sont très courts.

Mon tour d’esprit choquait et même affligeait ma mère. Elle reçut, un jour, en ma présence, une personne hors d’âge qui dirigeait un ouvroir, fondait un orphelinat, bâtissait une école, en un mot dirigeait dans la paroisse plus d’œuvres qu’il n’y en avait. Elle s’appelait Mlle Tapinois. Elle était longue et sèche, avec un nez pointu, des épaules tombantes et un air gelé. Elle roucoulait à voix basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai à ma mère, sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir à la patte :

– Mlle Tapinois, dis-je triomphalement.

Ma mère protesta contre mon inconvenante comparaison :

– C’est une sainte fille, conclut-elle pour m’émouvoir.

Mais je compris, sans en recevoir l’aveu, qu’elle avait apprécié la ressemblance.

Encouragé par le demi-succès que me valut Mlle Tapinois, je guettai désormais les visites pour leur infliger le même traitement, et la facilité de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier pour l’éléphant, un triste conservateur des hypothèques pour le hibou, un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busqué me rappela le faucon que les révolutions avaient ruiné. Ma collection, en peu de temps, s’enrichit de l’ours, du caméléon et de plusieurs lapins sortis de l’enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait alors de muses départementales dignes d’être cataloguées parmi les merlettes. On m’assure qu’elles foisonnent aujourd’hui.

Grand-père, à qui je fis part de mes observations, m’approuva entièrement :

– Tu sais maintenant, m’assura-t-il, que les animaux et les hommes sont frères. Mais les animaux valent mieux que nous.

Cependant un secret instinct m’avertissait de ne pas consulter mes parents à ce sujet.

Share on Twitter Share on Facebook