Les beaux jours étaient revenus. Trois mois nous séparaient encore des vacances. Mon père, d’accord avec le petit collègue craintif qu’il avait à nouveau consulté pour appuyer son propre avis, déclara que je ne retournerais pas au collège avant la rentrée d’octobre :
– Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire une santé.
Je fus peiné de cette décision qui m’atteignait dans mon amour-propre. Mis en congé pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus songer à obtenir des couronnes à la distribution des prix. Or, l’émulation me stimulait, et la première place m’était agréable, de quoi grand-père se moquait :
– Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c’est tout pareil.
Le programme de vie que mon père me traçait était bien simple : des promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la campagne où l’on respire un vent frais que les poitrines humaines n’ont pas contaminé. Ainsi je reprendrais des forces et de l’appétit. Mais qui m’accompagnerait et me conduirait ? Qui assumerait ce préceptorat ambulant ? Mon père, déjà retardé par ma longue maladie, appartenait son absorbante profession. Ma mère, dont la présence était constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus petits, ne quittait guère la maison que pour l’église. Tante Dine manquait de jambes au dehors, ce qui ne l’empêchait pas de monter et descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine à la tour et de la tour à la cuisine. Restait grand-père. Il se promenait déjà matin et soir pour son propre compte que lui coûterait-il de m'emmener avec lui ? Les choses s’arrangeaient à merveille, et cette solution s’imposait. Je compris cependant qu’elle rencontrait de vives résistances ; car j’entendis de contrebande que mes parents la discutaient, sur ce ton calme et confiant qu’ils avaient accoutumé de prendre pour régler, d’un commun accord, les questions qui nous concernaient.
– Je ne voudrais pas, disait mon père, qu’il le détournât de la maison.
– Oh ! répondait-elle comme si l’on était coupable de s’arrêter à cette pensée, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton père, n’est-ce pas ? Sans doute il a ses lubies, et ses idées ne sont pas souvent les nôtres. C’est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser à un étranger.
– Je ne suis pas sans inquiétude, conclut mon père.
Et, un peu plus tard, il reprit :
– Je lui parlerai. C’est indispensable.
Grand-père, quand on lui proposa cette mission dont j’étais l’objet, l’accueillit sans enthousiasme et sans hostilité, avec une indifférence qui me vexa :
– Moi, je veux bien. Que je me promène seul ou avec quelqu’un, ça m’est égal. (Naturellement !) Les enfants, il faut qu'ils vivent dehors. Les études ne servent à rien. C’est comme les remèdes.
Mon père dut avoir avec lui un entretien auquel je n’assistai pas, et ce fut une affaire décidée. Comment se comporterait vis-à-vis de moi ce nouveau compagnon ? Il nous traitait, mes frères et sœurs et moi, et jusqu’aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de considération à nos paroles qu’à celles des adultes ; mais nous avions l’impression qu’il nous confondait les uns avec les autres et qu’il se passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux.
Pourquoi mon père avait-il avoué à ma mère qu’il n’était pas sans inquiétude ? Le matin de notre première sortie, je le revois sur le seuil de la porte. Il m’inspecte, il m’enveloppe tout entier de son regard, puis, d’un geste résolu, il me prend la main et la met dans celle de grand-père avec une certaine solennité, convenable au roi régnant, dont je fis la remarque :
– Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C’est l’avenir de la maison.
Grand-père reçut le précieux dépôt sans embarras et répliqua d’une voix un peu bourrue, qui réduisait immédiatement l’incident à des proportions familières :
– Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas.
Entre les deux je souris. Comment grand-père m’aurait-il pris à mon père ?
Les moindres détails de cette promenade me demeurent présents. Rien n’est plus équitable : elle a tant d’importance dans ma vie. Après la pluie, les paysages mouillés ont l’air de se rapprocher, et, par toutes leurs gouttes d’eau, les plantes reflètent la clarté du soleil.
Mes yeux, lavés par la maladie, devaient ainsi rayonner.
– Où irons-nous, grand-père ?
Je penchais pour la direction de la ville, où nous rencontrerions des attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, étalages, et beaucoup de visages, de bruit, de mouvement.
Nous commençâmes par nous heurter à la grille fermée dont nous avions oublié d’emporter la clé.
– Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette porte ?
C’était une des mille précautions de tante Dine, qui, la veille ou l’avant-veille, avait aperçu de loin une roulotte et menait, dès lors, autour de l’immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalisé par cette réflexion. Ne fallait-il pas protéger la maison contre les ennemis ? Un royaume a des frontières dont il doit exiger le respect, et n’était-ce pas assez des ténèbres qui, le soir, pénètrent partout sans permission malgré les barrières ?
Enfin nous voilà partis, et tout de suite grand-père tourne le dos à la ville :
– Mon petit, je n’aime pas les villes.
Adieu, boutiques et visages ! Nous n’avions pas marché dix minutes, qu’il imagine de quitter la grand’route où nous cheminions à l’aise, bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse qui s’en allait à l’aventure parmi les champs.
– Vous vous trompez, grand-père.
– Pas du tout. Mon petit, je déteste les routes.
Ah ! mais, il commençait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu’il descendait à la salle à manger avec son bonnet grec et sa robe de chambre. J’avais toujours pensé que les routes étaient faites pour qu’on s’en servît, et il les méprisait. Pourtant on ne pouvait pas s’en passer quand on sortait.
Le sentier à peine tracé que nous suivions nous obligea à nous dédoubler. Je passai devant, en éclaireur. D’un côté, poussait du froment déjà haut, et de l’autre, des avoines légères qui tremblaient sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l’enseignement du fermier, les cultures de la terre. Avoine et blé se rejoignirent bientôt fraternellement devant moi.
– Grand-père, il n’y a plus de chemin.
C’était à prévoir. Notre sentier se perdait. Grand-père, tranquillement, me devança, parut s’orienter, huma le vent, écrasa quelques graminées et parvint à une haie qu’il franchit avec une aisance étonnante pour son âge.
– Mon petit, me déclara-t-il en m’aidant à traverser à mon tour, j’ai horreur des clôtures.
Notre association commençait bien. Point de routes, point de barrières. Nous entrâmes bientôt dans un bois de châtaigniers qui ne ressemblait pas à l’assemblée de quatre ou cinq arbres dont s’enorgueillissait notre enclos. C’était, sur nous, une voûte épaisse que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers colossaux. Je vis grand-père se pencher et cueillir dans la mousse un champignon pareil à une petite ombrelle blanche grande ouverte.
– C’est, me dit-il, une espèce d’amanite. On la croit dangereuse quand elle est comestible (pour me le prouver, il la goûta). Ce n’est pas encore la saison. Je t’apprendrai à connaître tous ces cryptogames. Il y en a très peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun mal. Ce sont les hommes qui la gâtent. Je connais un curé qui vit de bolets Satan et n’en est pas incommodé.
Et il rit tout seul de son curé qui absorbait le diable sans indigestion.
Nous parvînmes enfin dans un espace découvert d’où l’on n’apercevait aucune maison, et pas même des champs cultivés. Toute trace humaine en était absente. Le bois nous séparait de la ville et du lac toujours sillonné par quelques voiles. Nous étions adossés à une colline rocheuse dont la pierre était à demi recouverte de bruyères et de ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, à nos pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des fougères et une herbe épaisse semée de toutes les fleurs du printemps. L’eau donnait à cette végétation une puissance exubérante. Le bruit monotone de la chute ne réussissait pas à rompre la solitude de ce lieu âpre et doux ensemble, et si bien caché. On aurait pu s’y croire à l’extrémité du monde ou à son origine. Je m’y sentais à la fois heureux et abandonné. Certes, j’avais fait bien d’autres expéditions avec mon père. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient la plaine : il nous désignait par leurs noms les montagnes qui servaient à l’horizon de limites, les villages que nous dominions, les ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l’impression d’une terre habitée, et qui était belle et intéressante parce qu’elle était habitée. Et voici que je découvrais l’attrait de la sauvagerie.
– Commuent cela s’appelle-t-il ? demandai-je à grand-père, afin de me rassurer.
– Et quoi donc ? répondit-il sans comprendre.
– L’endroit où nous sommes.
Ma question l’étonna et me valut un petit rire assez désagréable :
– Cela n’a pas de nom.
– À qui est-ce ?
– Mais à personne.
À personne ! c’était bien étrange. De même que la maison avait toujours dû nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours été divisée en propriétés.
– À nous, si tu veux, reprit grand-père.
Et son rire, son terrible petit rire commença de ruiner mes idées sur la vie, mes croyances. Cela me faisait l’effet du coup de doigt que je donnais quand je bâtissais des monuments avec mon jeu de constructions. L’édifice montait, je touchais à peine une des colonnes de base, et tout croulait.
– Oh ! à nous ! protestai-je.
On ne s’emparait pas, comme ça, du bien d’autrui, sous prétexte qu’on ignorait le nom du propriétaire.
Toutes les notions que j’avais reçues s’y opposaient.
– Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la terre. Ce coin te plaît ? il est à toi. Il est à toi comme le soleil qui nous chauffe, l’air que nous respirons, la douceur de ces premiers jours printaniers.
Je n’étais pas convaincu. Des résistances confuses se levaient en moi, frémissantes : je ne parvenais pas à leur donner une expression et je dus me contenter de cette objection piteuse :
– Oui, mais je n’y pourrais rien prendre.
– Tu y prends ton plaisir, c’est le principal.
Et, sûr de sa victoire, il l’acheva en invoquant le témoignage d’une tierce personne.
– Jean-Jacques, mieux que moi, t’expliquerait que la nature contient le bonheur de l’homme. Jean-Jacques aurait aimé cette retraite.
Il prononçait : Jean-Jacques, en arrondissant la bouche, onctueusement et dévotement. Il en parlait comme tante Dine des saints les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, qui protège contre les accidents, ou saint Antoine qui aide à découvrir les objets perdus. Intrigué, je le questionnai sans retard :
– Qui ça, Jean-Jacques ?
– Un ami : un ami que tu ne connais pas.
Mais si, je connaissais ou je croyais connaître les amis de grand-père. Il recevait peu de visites. C’étaient d’autres vieillards qui paraissaient plus âgés, qui étaient tristes et qui l’ennuyaient très vite. Il y en avait un qui s’asseyait sans un mot et demeurait ainsi longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-père l’oublia dans sa chambre. À son retour, il le trouva à la même place, endormi. Il se plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les appelait, dont aucun, j’en avais la certitude, ne répondait au nom de Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il pensait y rencontrer des dames.
L’heure nous pressant, nous retraversâmes le bois de châtaigniers, mais pour sortir d’un autre côté, en trouant une seconde haie de jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des maisons.
– Tiens, voilà des propriétés ! fit grand-père devant ces cultures.
Et ses lèvres se chargèrent de mépris. Sans me déconcerter, je réclamai une orientation :
– Où est la nôtre ?
– Je n’en sais rien. Cherche là-bas, sur la gauche. Tu la verras bien en rentrant. Moi, quand je me promène, c’est au hasard. On se retrouve toujours.
Quand nous rejoignîmes le grand chemin, je me serrai contre mon nouveau précepteur, à cause d’un spectacle bizarre et inquiétant que j’apercevais :
– Grand-père, regardez la route.
Au delà d’un talus, elle semblait venir à nous, d’un mouvement lent et uniforme. Tout à l’heure, elle serait là. Grand-père mit ses mains en abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l’explication du phénomène :
– Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour gagner les liants pâturages. On les conduit ainsi par petites étapes. Rangeons-nous sur le bord, à l’abri de ce tas de cailloux, et nous les verrons défiler.
Ainsi averti, je séparai bientôt du chemin presque blanc le troupeau d’un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et grouillante, continuée au-dessus de tous ces dos balancés régulièrement par un mince nuage de poussière qui, de chaque côté, débordait sur les champs. Instantanément je revis l’image de ma Bible qui représentait Abraham s’en allant dans la terre de Chanaan.
Au-devant marchait un berger enveloppé dans une grande cape qui avait dû supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle était de la couleur verdâtre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux hivers ont pesé. Malgré le soleil, il ne semblait pas gêné d’une si ample couverture. Sans doute notre soleil n’était pas celui qu’il avait quitté. Son chapeau rabattu noircissait d’ombre tout le haut du visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui était grise. C’était déjà un vieil homme. Il avançait lentement avec un léger dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un mendiant sans une involontaire majesté qui le recouvrait comme son manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l’autre. Et le rythme de cette allure égale devait se transmettre jusqu’au bout de la colonne. Il donnait l’impression que toute la campagne le suivait, obéissait en cadence à la loi qu’il fixait, et les bœufs qui tracent les sillons, et les faucheurs qui dévêtent les prairies, et le matin et le soir dociles au retour, et même, la nuit, les étoiles qui parcourent sans hâte une partie du ciel et que j’avais cru voir remuer dans la lunette de grand-père.
Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas mon salut et ne daigna pas se détourner de sa tâche absorbante. Grand-père commença une phrase :
– Dites-moi, berger…
Et il jugea inutile de l’achever à cause de tant de gravité qu’il avait reconnue.
Derrière l’homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en triangle, trois bourriques pelées et efflanquées, chargées d’objets qu’on ne voyait pas, car une bâche les cachait. Elles baissaient la tête vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter.
Ensuite, c’était le gros de l’armée, le peuple des moutons pressés les uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les compter : la plupart du temps, les rangs étaient incertains et soumis à des flux et à des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle appartenait à une bête unique, interminable et rampante, secouée de frissons continuels.
Je ne distinguai rien tout d’abord dans ce tas qu’un même mouvement agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient les oreilles. Peu à peu, je m'habituai, et du groupe compact et monotone quelques personnalités surgirent. Il y avait des béliers, généralement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulées et des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer à cheval. Il y avait des brebis d’une robe plus soignée que le commun, blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi de vagabondes, capricieuses comme des chèvres, qui auraient aimé à sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui opéraient sur les flancs, chiens gris à longs poils, avec des yeux luisants au fond d’une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L’une d’elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitée aussitôt par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa court à cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea à regagner leur place.
Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et j’estimai leur nombre à plusieurs milliers. Peut-être, en réalité, en passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs se desserrèrent. Sept ou huit moutons débandés clôturèrent le défilé. Et ce fut enfin l’arrière-garde, composée de quatre bourricots bâtés et d’un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand celui-ci fut à notre hauteur, grand-père, enhardi, posa la question que l’autre n’avait pas écoutée :
– Eh ! berger, comme ça, où allez-vous ?
C’était un homme jeune, souple, maigre et musclé, le couvre-chef en arrière, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine lumière sa figure bronzée. Pour se distraire, il sifflait et, en sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-être le pli des lèvres lui donnait-il l'air de sourire.
À la question de grand-père, il éclata de rire franchement ; et dans sa bouche les dents brillèrent, des dents comme j'en avais vu à des loups ou à des fauves dans une ménagerie où l'on m'avait mené. Et, avec simplicité, il répondit :
– À la montagne.
Quelle étrange résonance ont en nous certaines syllabes ! Il aurait désigné par son nom la montagne où son troupeau allait paître, que ce renseignement ne m'aurait pas frappé. Tandis que son imprécision inattendue me communiqua, par quel sortilège, la nostalgie de l'altitude. Ce fut un choc inexpliqué et fulgurant. Du lieu désert et sauvage dont je revenais avec grand-père je n'avais pas compris le charme. Non seulement j'y fus initié instantanément, j'en élargis encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne connaissais pas. Plus tard, des poèmes, des symphonies m'ont rendu cette sensation imaginaire, mais en l'atténuant. Dans chaque découverte qu'il fait, le cœur donne, comme un vierge, sa nouveauté.
Avant le passage des moutons, je m'étais orienté tant bien que mal. La maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du lac, je l'avais fièrement dévisagée, malgré les arbres qui l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un royaume, voici que je commençais de la trouver petite et mesquine, parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots :
– À la montagne.
Je devais, quelques années plus tard, approcher et escalader nos montagnes, celles qu'assiègent les pins et les mélèzes et celles dont les glaces sont l'unique végétation, celles que l'herbe tapisse et qui sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la blancheur perfide ne sort de son immobilité qu'aux embrasements du soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut-être aussi, le mépris, bien qu'un des plus durs préceptes chrétiens nous oblige à ne mépriser personne. Là, j'ai rencontré et goûté tour à tour la guerre et la paix, la lutte et la sérénité, l'enivrement de la solitude et la gloire de la conquête dans l'aveuglante splendeur des neiges. Elles ne m'ont rien donné qui ne fût contenu en germe dans la réponse du pâtre…
À l'arrivée, quand nous ouvrîmes le portail, Tem Bossette et ses deux acolytes piochaient, le nez penché vers la terre. L'un d'eux nous ayant signalés, ils se reposèrent d'un commun accord. Notre complicité leur était acquise.
Tante Dine me félicita de mes joues rouges, ma mère remercia grand-père de ses attentions. Mon père me demanda :
– Es-tu content ?
Et sur mon affirmation, il se réjouit. Personne ne soupçonnait, et moi-même pas davantage, que ce petit garçon, jusqu'alors comblé et qui n'imaginait rien au delà de la maison, rapportait de sa promenade le désir.