I La politique

Après cette longue convalescence, je retournai, en effet, au collège. C'était un vieux collège où de bons religieux distribuaient une instruction émoussée. On y pouvait travailler quand les camarades n'y mettaient pas trop directement obstacle, mais il était plus commode de s'y livrer à des industries clandestines, telles que l'élevage des mouches et des hannetons, la caricature, les lectures défendues et même les explorations dans les corridors. La surveillance n'y dépassait pas l'instruction. Jamais l'idée ne m'était venue de considérer comme une prison ce bâtiment tout percé de portes et de fenêtres, où l'on entrait et d'où l'on sortait à volonté sous l'œil paterne d'un nouveau portier uniquement occupé de ses fleurs et d'une tortue dont il observait les mœurs. Mais j'étais né au sentiment de la liberté, et partant à la notion de l'esclavage. Je m'exerçai donc à me trouver malheureux.

Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-père. Notre complicité, d'elle-même, s'établit. Si l'un ou l'autre de mes frères et sœurs nous était adjoint, nous n'échangions que des propos rassurants. Quand nous étions seuls, nous nous exaltions sur le bonheur des champs et sur la fraternité des hommes, à quoi, seule, la propriété, avec toutes ses clôtures, s'opposait. J'apprenais que l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mépriser et supprimer, et que les seuls biens nécessaires ne coûtent rien, à savoir la santé, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que de philanthropie, négligeaient de me l'enseigner autrement que par leur exemple auquel je ne prêtais pas attention. Plus de villes, plus d'armées (et Bernard qui préparait Saint-Cyr et qu'on avait oublié d'informer de ces vérités !), plus de juges, plus de procès perdus, plus de maisons. J'estimais que grand-père allait tout de même un peu loin. Plus de maisons ? et la nôtre ? la nôtre qu'on avait réparée et toute remise à neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on l'épargnât.

– Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient à la belle étoile. C'est plus hygiénique.

Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir à la belle étoile, et de même les bergers que nous avions rencontrés menant leurs moutons à la montagne.

Nous revînmes aussi en pèlerinage au pavillon que je devais appeler le pavillon d'Hélène, et l'on nous revit ensemble, de temps à autre, au Café des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entièrement contact avec mes amis.

J'entrais dans ma quatorzième année, je crois, à moins que ce ne fût un peu plus tard, lorsque la ville fut le théâtre de grands événements. Par le moyen des élections, on entreprit le siège de la mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur la place du Marché. Je ne sais lequel de ces deux faits inégaux eut pour moi le plus d'importance.

À la maison, avec les préoccupations nouvelles de notre avenir, le ton de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon père et ma mère qui s'entretenaient mystérieusement de la majorité de Mélanie :

– Le moment approche, disait mon père. J'ai promis. Je tiendrai ma promesse. Mais ce sera dur.

Et ma mère de répondre :

– Dieu le veut. Il nous donnera la force nécessaire.

Cependant elle montrait, moins que mon père, de la tristesse quand elle parlait de ma sœur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est-ce que Dieu voulait ? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible qui représentait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquée, j'étais moins crédule aux exigences de Dieu.

Mélanie fréquentait l'église, visitait les pauvres et répandait de l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se réduire en bandeaux. Je savais ces détails par tante Dine, qui ne cessait de répéter :

– Cette enfant est un ange.

On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient plus d'ordres ; ils s'adressaient à elle avec douceur, comme s'ils la consultaient. Moi-même, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la brusquer et, m'accoutumant peu à peu au respect, je me détachais d'elle et ne recherchais plus sa compagnie.

Les autres aînés ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son pensionnat de Lyon, écrivait de tendres lettres que je trouvais un peu niaises, parce qu'il y était souvent question de cérémonies religieuses et des visites de la supérieure ou du passage de quelque missionnaire. Bernard, brièvement, racontait sa vie à Saint-Cyr, où il venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures à ses projets qui s'accordaient avec ceux de Mélanie. Je ne pouvais m'abaisser jusqu'à jouer avec mes cadets, la délicate Nicole qui ne cessait de déranger ma mère pendant qu'elle écrivait aux absents, et le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers rétabli les fortes disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-même. Je les traitais de mon haut : ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon véritable camarade, c'était grand-père.

Deux ou trois fois, mon père, choqué de mes silences ou de mes airs sucrés, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne manquent guère d'attraper des bribes :

– Cet enfant est un cachottier.

Ma mère, toujours un peu inquiète à mon égard, ne protestait pas ; mais tante Dine, prête aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je m'épanouirais sous peu. Loin d'être reconnaissant à cette inébranlable alliée, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la supériorité de mon intelligence.

Le cirque et les élections troublèrent donc la ville en même temps. Chaque jour, en traversant la place du Marché, je m'intéressais au lent dressage de la tente et à la pose des gradins, préliminaires des représentations. À la maison, on causait plus volontiers de l'avenir du pays. Je n'étais pas aussi étranger qu'on pouvait le croire à la politique. Mes opinions seulement étaient incertaines. Je savais que certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, étaient des anniversaires inégalement célébrés, qu'on avait expulsé tous les religieux, sauf les nôtres, et qu'il y avait une expédition en Chine. Cette expédition, par hasard, ne rencontrait que des critiques.

– Qu'on laisse donc ces gens-là tranquilles ! réclamait grand-père.

Et mon père de hocher la tête :

– On oublie le passé. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses forces.

Je n'ignorais pas qu'il avait pris part à la guerre, – pour celle-ci on disait simplement : la guerre, – et je l'imaginais très bien à la tête d'une armée, tandis que grand-père avait dû toujours préférer son violon et son télescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins meurtriers. Le Café des Navigateurs avait beau mépriser tout entier la gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. Cependant, je ne comprenais pas très bien comment le garde-français et le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour l'Empereur, et mériter néanmoins les mêmes éloges, alors que les partisans de l'Empereur échangeaient des injures avec ceux du Roi.

– Pour les soldats, m'expliqua mon père, il n'y a que la France. Il n'est pas de plus belle mort.

Grand-père, qui assistait à la scène, déclara que la plus belle, à son avis, c'était de mourir pour la liberté. Mais il n'insista pas et je vis qu'il avait fâché mon père, malgré le silence qui suivit.

Cette idée le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'à son ordinaire, d'une époque resplendissante qu'il avait connu et auprès de laquelle la nôtre n'était que ténèbres. La nôtre me semblait supportable avec les promenades et le café. On avait alors, une seconde fois, délivré la liberté, comme sous la Révolution, et quand la liberté est délivrée, une ère de paix et de concorde universelle commence. Déjà les citoyens d'un même élan fraternel, travaillaient en commun dans de vastes ateliers nationaux. Une rémunération modeste, mais égale pour tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les robustes, apportait à chacun le contentement du pain quotidien désormais garanti.

– C'est, dis-je, ce que réclame M. Martinod.

– Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais réussira-t-il où nous avons échoué ?

– Vous avez échoué, grand-père ?

– Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin.

Nous avons échoué dans le sang des journées de Juin… Le sens de ces mots pouvait m'échapper : ils faisaient une musique pareille à un roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je m'étais excité sur d'autres paroles mystérieuses telles que la plainte du Merle blanc : J'ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois, et encore celle du Rossignol : Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Maintenant, j'en trouvais la mélancolie un peu fade, et je leur préférais ce nouveau rythme douloureux et guerrier. Touché au cœur, je réclamai la suite, comme pour les histoires de tante Dine quand j'étais petit :

– Et alors, qu'est-il arrivé ?

– Un tyran.

Ah ! cette fois, j'étais fixé. Un tyran, un hospodar, quoi ! l'hospodar de tante Dine, le fameux homme habillé de rouge qui commandait avec de grands cris.

– Quel tyran ? m'informai-je pour être complètement renseigné.

– Badinguet. Napoléon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les rois sont des tyrans.

Non, décidément, je ne comprenais plus. La lueur de vérité que j'entrevoyais s'éteignait. Mon père, à table ou dans les conversations qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverné la France, et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance des nations aussi souvent que grand-père de leur bonheur. Le grand Napoléon, dont tous les collégiens connaissent l'épopée, avait ruiné le pays, mais tout de même, c'était le plus grand génie des temps modernes. Quant à Napoléon le petit, nous lui devions la défaite et l'amoindrissement. Chose curieuse : ces événements dont il était question à la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnaît pas dans les plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon père célébrait les rois, jamais grand-père ne soulevait une objection. Il n'approuvait ni ne désapprouvait. Et voici qu'il me déclarait d'un ton péremptoire que tous les rois étaient des tyrans. Pourquoi se taisait-il à table quand il était si sûr de son opinion ? Sans doute ne voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, et, dès lors, je m'expliquai son effacement par sa délicatesse, ce qui m'incitait à lui donner raison.

Il me reparla une autre fois de ces mystérieuses journées de Juin où l'on s'était battu pour briser les fers du prolétariat. Le prolétariat ne me représentait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu étaient-ils des prolétaires ? Je les imaginai chargés de chaînes et enfermés dans une cave aux tonneaux vides, parce que, si les tonneaux avaient été pleins, ils n'en seraient pas sortis volontiers. Grand-père s'élançait à leur secours. J'appris de sa propre bouche qu'à Paris il avait pris part à l'insurrection et tenu un fusil.

– Vous avez tiré, grand-père ? demandai-je avec surprise et peut-être avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi vif.

Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion.

Tante Dine m'avait montré, dans une armoire, le sabre qui avait servi à mon père pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parlé de ce fusil ? N'était-ce pas aussi un trophée de famille ? Et grand-père termina son récit un peu vague par cette réflexion familière :

– C'est papa qui n'était pas content.

Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idée de songer à ses parents qui n'étaient plus au salon que de la peinture. Et voici qu'il disait papa comme le petit Jacquot, pas même père, comme mes frères aînés et moi. Amusé, je m'écriai :

– Votre papa, grand-père ?

– Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le pépiniériste.

Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais inouïe m'attirait bien plus qu'elle ne me déconcertait. L'irrévérence me semblait une chose prodigieuse qui suffisait à supprimer les rangs. Avec elle, on se plaçait immédiatement au-dessus des autres hommes, avec elle on pouvait se moquer de tout impunément. Je me promis d'être irrespectueux pour montrer mon esprit.

Grand-père me fournit quelques explications sur le mécontentement de son papa :

– Eh ! oui ! Il prétendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon pareillement.

Toute la famille, quoi ! Grand-père se mettait délibérément en dehors des ancêtres. Il prétendait faire bande à part, marcher tout seul, hors des routes, comme dans nos promenades. À quoi bon être une grande personne, s'il faut encore dépendre d'autrui, ne pas agir à sa guise, écouter les conseils et les remontrances ? Il avait joliment bien fait de prendre un fusil, puisque c'était pour la liberté.

Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en invoquant la nature :

– C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes ! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ça n'enfonce pas tous les jardins du monde.

Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, ne suffisaient pas à recouvrir l'essor des branches. Avant ma convalescence, j'aurais donné tort à grand-père. La transformation de notre jardin, depuis que mon père avait pris les rênes du gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me satisfaisait pleinement. Nos randonnées dans la campagne, peu à peu, m'avaient ouvert les yeux à des beautés plus sauvages. Un fouillis de fougères et de ronces, l'enchevêtrement des lianes aux buissons, des rochers couronnés de bruyères roses, et les retraites les plus perdues avaient mes préférences. De sorte que j'approuvai cet argument sans hésitation. Mais je découvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et même les juger, comme ça, avec tranquillité. Grand-père ne craignait pas de condamner son père devant moi. C'était la plus forte leçon d'indépendance que j'eusse reçue, et cette découverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilège qui m'était venue de la mort. L'irrévérence n'était pas la liberté. On pouvait se moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait véritablement le droit d'être libre, de ne pas accepter les idées de son père, de ne pas obéir à ses ordres.

Je n'aurais pas osé formuler ces pensées qui m'assaillaient et je revins à la politique :

– Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois ?

– À mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaîtront.

– Et le comte de Chambord ?

– Oh ! celui-là, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son drapeau blanc.

Le comte de Chambord ainsi traité ! Avant de me divertir, cette plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord était pour moi un personnage de légende, aussi lointain et prestigieux que les chevaliers de ces ballades qui avaient exalté ma convalescence. Sans doute il n'avait pas soustrait à Titania, la blonde reine des elfes, la coupe du bonheur ; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, à la jeune fille de la romance du nid de cygne ; mais je savais qu'il vivait en exil, qu'il portait l'auréole des martyrs et qu'on l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que : notre prince, et hochait la tête avec orgueil dès qu'on prononçait son nom, comme s'il lui appartenait. De temps à autre se tenaient au salon des conciliabules où l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne rentrerait pas seul : Dieu l'accompagnerait, et il ramènerait le drapeau blanc. Mon imagination l'évoquait sans peine à la tête d'une foule qui brandissait des bannières, et je ne distinguais pas très bien s'il conduisait une armée ou une procession.

À ces confrères prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait à la vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme pareil au faucon que les révolutions avaient ruiné, divers autres personnages tirés, eux aussi, des Scènes de la vie des animaux, et que je confonds un peu dans ma mémoire, et certain prêtre fougueux, l'abbé Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux ronds et sortant de la tête ne voyaient que de loin, car il se heurtait à tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot ? il ne s'excusait point :

– Un de moins, déclarait-il simplement.

Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il les détestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'à ses dégâts, à cause de son éloquence. Sa tête se trouvait si haut perchée, quand il restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux pointaient sur le même plan que le menton : on l'eût dit replié en trois morceaux de longueurs égales. Sa maigreur était d'un ascète. Quoi d'étonnant ? Il se nourrissait de racines, et c'était lui qui, pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les digérait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation intéressait grand-père, qui le considérait comme un phénomène et pour ses excentricités supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que : Nostradamus. Mon père, bien au contraire, ne se souciait que médiocrement d'un tel allié et ne prisait pas beaucoup ces assemblées quasi mystiques.

– Notre brave abbé, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge le ciel et ne sait plus ce qui se passe.

Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir ? Il collectionnait, en effet, toutes les prédictions qui se rapportaient à la restauration monarchique et il en citait par cœur les passages essentiels. À force de les avoir entendus, je les ai retenus assez bien. La plus célèbre de ces prophéties était celle de l'abbaye d'Orval. Elle avait annoncé la chute de Napoléon, le retour des Bourbons et même le règne de Louis-Philippe et la guerre. Son authenticité était ainsi garantie par tout un siècle. Comment, dès lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbé Heurtevent susurrait d'une voix mouillée et qui arrachait des larmes aux dames : Venez, jeune prince, quittez l'île de la captivité… joignez le lion à la fleur blanche. On parvenait subtilement à expliquer l'île de la captivité et le lion qui, à la première investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'étais pas pressé de voir le jeune prince obéir à cette injonction, à cause des événements qui devaient suivre, à savoir la conversion de l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antéchrist. L'Antéchrist m'épouvantait : lui aussi, comme la Mort de ma Bible, devait monter un cheval pâle.

– Oh ! le jeune prince ! ricanait grand-père quand je lui racontais ces merveilles, car il refusait d'assister aux assemblées que présidait l'abbé Nostradamus, jeune prince de soixante printemps !

Il y avait aussi les visions de certaine sœur Rose Colombe, religieuse dominicaine décédée sur la côte d'Italie. Une grande révolution éclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens changeraient les églises en écuries, et la paix ne renaîtrait que lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir à nouveau le trône de France, ce qui arrivera. Ce qui arrivera terminait le paragraphe, avertissait que ce n'était pas là une simple hypothèse, comme les savants en peuvent construire, mais une vérité incontestable prouvée par des extases.

– Oui, les lis refleuriront ! aimait à répéter tante Dine, qui attribuait un crédit particulier aux paroles de la sœur Rose Colombe.

Avec cette certitude, elle se précipitait plus superbement dans l'escalier dès qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans répit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car elle mettait la main à tout :

– Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France.

L'abbé ne se contentait pas des prédictions qui rétablissaient les monarques chez nous. Sa sollicitude s'étendait jusqu'à la malheureuse Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome où se trouvait consignée l'apparition du bienheureux André Bobola, qui informait un moine de la restauration de ce royaume après une guerre qui mettrait aux prises toutes les nations.

– La Pologne, cette fois, est sauvée, conclut-il, satisfait.

– Pauvre Pologne, il était grand temps ! appuya tante Dine qui compatissait à toutes les infortunes.

Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de parvenir à ces miraculeuses renaissances. Notre abbé incendiait bravement l'Europe et consentait à la noyer dans un fleuve de sang, pourvu que les lis refleurissent.

Les dames se plaisaient à l'entendre vaticiner. Ses narines se gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux ronds se projetaient hors de la tête avec tant d'ardeur que l'on pouvait craindre de les recevoir tout brûlants. Il rompait aussi des lances avec un parti qui admettait l'évasion de Louis XVII détenu à la prison du Temple et l'authenticité de Naundorff. Mlle Tapinois, notamment, prêchait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes algarades. Elle avait failli entraîner tante Dine qu'un regard de l'abbé Heurtevent suffit à maintenir dans la bonne cause. N'invoquait-elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle était le bras droit, et qu'elle déclarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte de Chambord ? Afin d'éclipser son adversaire, elle raconta que Jules Favre, avocat de son Naundorff, avait reçu de lui, en témoignage de gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce jour-là, ce jour historique, il avait apposé le sceau royal sur le traité de Paris après la signature du comte de Bismarck, comme s'il n'agissait que par délégation de son prince ? Cette anecdote ayant obtenu un succès de curiosité, malgré cette remarque de mon père : « Aucun Bourbon n'aurait eu à signer un traité pareil', l'abbé Heurtevent, écœuré d'être interrompu dans ses prédictions pour l'audition de telles balivernes, haussa les épaules en signe d'incrédulité, et du coin où je brouillais un jeu de cartes, je l'entendis qui marmonnait :

– Quand l'âne de Balaam parla, le prophète se tut.

Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. Mais notre abbé eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait à abuser sur l'opiniâtreté de son caractère, ébranlé par les récits et les affirmations de Mlle Tapinois, commença, lui aussi, de soulever des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fût-ce pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'à lui reprocher de ne pas avoir d'enfants.

– On lui en fera un, déclara M. Heurtevent dans une subite illumination.

Cette réponse, lancée avec une grande force, souleva un tollé général. Ces dames manifestèrent leur indignation par toutes sortes de petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un milieu honnête et respectable, et devant des enfants. L'abbé, tout rouge et tout penaud, et plus accoutumé à infliger des semonces qu'à en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour avertir qu'il désirait s'expliquer. On ne le lui permit pas immédiatement, et il dut patienter jusqu'à ce que l'émeute se calmât. Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuité de la dynastie et que la race royale n'était pas près de s'éteindre. Un successeur légitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui était ma voisine, se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catéchisait pour constater que le prophète était bien mal embouché. Elle se vengeait de l'âne de Balaam qui n'avait pas échappé à la finesse de son oreille.

Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux réunions royalistes quand la proximité des élections les vint ranimer.

– Je ne crois pas au salut par les élections, objecta mon père. Cependant il ne faut rien négliger pour le service du pays.

On s'entretenait couramment d'un assaut à livrer à la mairie qui était indignement occupée. Mais qui mènerait la bataille ? Il faudrait un homme de lutte, habile et décidé. Je ne passe plus devant le bâtiment municipal en me rendant au collège, sans y chercher, dans une grande confusion de tous les sièges de l'histoire, des mâchicoulis ou des canons.

À tout instant on sonnait à la grille et ce n'était pas au médecin qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutôt à la tombée de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers envahissaient la maison, et les mêmes paroles revenaient sans cesse :

– Ne vous présenterez-vous pas, docteur ?

– Monsieur le docteur, il faut marcher.

Et des vieux des faubourgs disaient plus familièrement :

– En route, monsieur Michel.

Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux élevés, les messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et digne, poussa le dévouement jusqu'à se proposer :

– Évidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hésitations. C'est une lourde charge, et très coûteuse. S'il le faut, j'accepterai la candidature à votre place. Ce sera pour vous être agréable.

– Pas vous, prononça avec autorité un grand barbu qui portait une blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre chose.

Le monsieur, ainsi brusquement éconduit, boutonna sa redingote avec majesté.

Et quand ces intrus s'étaient retirés, la discussion reprenait, paisible, grave, confiante, entre mon père et ma mère. Ils s'y absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous étions là.

– Tu ne peux pas, disait ma mère doucement en se servant presque des mêmes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous supportons. Tu as dû racheter le domaine pour épargner à ton père des ennuis et je t'y encouragé, rappelle-toi. Dans les familles on est solidaire les uns des autres. Les grandes Écoles sont très coûteuses, car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept enfants. Tu es noté comme hostile aux institutions qui nous régissent. D'ici quelques années, il nous faudra établir Louise, si Mélanie n'a besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe à toi-même. Tu travailles déjà trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la première jeunesse, mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir.

Et mon père, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un instant le silence, puis répondait :

– Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiète, Valentine, sur ma santé. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus résistant. Et je ne puis m'empêcher de songer au rôle utile qui m'est offert, car la mairie aujourd'hui, c'est la députation demain : dénoncer au pays la bande qui le trompe et qui le gruge, préparer l'esprit public au retour du roi, à ce retour nécessaire si nous voulons nous relever de la défaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent à moi, me touchent et ébranlent ma résolution de me tenir à l'écart de la vie publique. Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais là aussi peut-être, là aussi sans doute, il y a un devoir à remplir.

C'était comme des strophes alternées, où la famille et le pays, tour à tour, adressaient leurs pressants appels.

Le tableau que mon père traçait de la France restaurée ne ressemblait pas tout de suite à celui de l'abbé Heurtevent qui s'en tenait aux miracles : il donnait des détails circonstanciés que je ne suivais pas, et à la fin, sans qu'on sût comment, on avait l'impression que les provinces ressuscitées marchaient au doigt et à l'œil sous l'autorité du prince qui s'adressait à elles directement, et qui, toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de Rome.

À cause de son aptitude à commander, j'eusse trouvé naturel qu'on lui confiât le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui suffisait pas et qu'il en désirait un autre. Et puis, il n'aurait plus le loisir de surveiller mes études et mes pensées, dont je voyais bien qu'il s'inquiétait le soir avec ma mère.

Plus encore qu'à la maison, où je ne surprenais qu'un faible écho des événements qui se préparaient, la vie était changée au Café des Navigateurs. J'y accompagnai grand-père un jour de congé, sans prévenir personne. Cassenave, seul, prématurément vieilli, continuait de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention générale. Les autres membres du groupe apportaient des préoccupations plus relevées. Là, on ne parlait pas du Roi, mais de la liberté. J'apprenais que l'hydre de la réaction, que l'on avait crue écrasée après le Seize-Mai, commençait de relever la tête. Galurin, c'était son dada, réclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Mérinos répudiaient une République bourgeoise et la voulaient à la fois populaire et athénienne, assurant à chacun un salaire minimum pour une besogne indéterminée et, par surcroît, accessible à la beauté et protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs œuvres en cours, ils ébauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain où l'ère nouvelle était symbolisée. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au lieu de peindre, comme autrefois, à nos yeux éblouis les noces du Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux artistes. Avec une précision imprévue, il énumérait des réformes urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa suppression, l'indépendance des syndicats, le monopole de l'État en matière d'enseignement, sans compter la révision de la Constitution sur quoi tout le monde était d'accord. L'indépendance des syndicats me frappait tout spécialement, parce que mon voisin avait beau m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et même, lâchant ces réformes malgré leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproché qui était la mairie. Décidément j'étais fixé : la bataille se livrerait là et non ailleurs.

Bientôt il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la république populaire et athénienne, on oublia les réformes, et l'on cita des individus dont un très petit nombre trouva grâce devant la compagnie. La plupart furent considérés comme suspects : on ne les estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de tares accablantes, et notamment leur fréquentation des curés et l'éducation cléricale de leurs enfants. Puis on s'entretint à mi-voix – et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantôt dans la direction de grand-père et tantôt dans la mienne, ce qui me flatta, car d'habitude je n'existais guère pour un homme aussi considérable, – d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne réduirait pas facilement.

– Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean-foutre ou des fesse-mathieu.

– Il n'y a que lui, approuva le chœur.

Cependant on évitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, néanmoins, à me le figurer énigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec la certitude de la victoire. Grand-père, distrait, écoutait le dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait depuis une minute ou deux, tantôt à la dérobée et tantôt bien en face, se pencha tout à coup vers lui et lui dit brusquement :

– Savez-vous une chose, père Rambert ? C'est vous qui devriez nous mener au combat.

– Moi ! fit grand-père renversé. Oh ! oh !

Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout à son aise, après quoi Martinod reprit son offre.

– Sans doute, vous. Qui le mérite davantage ? En quarante-huit, vous avez failli mourir pour la liberté.

– Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir.

On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous rentrions ensemble à l'heure du dîner, il s'arrêta pour me dire :

– Il en a de bonnes, Martinod ! Moi, leur candidat, c'est insensé !

Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il répéta :

– Leur candidat, moi !

Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de même il n'était pas fâché de l'invitation de Martinod.

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