De ces préparatifs électoraux j'étais distrait par le cirque installé sur la place du Marché. Son immense tente blanche, fixée enfin par de solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu : Cirque Marinetti. Un tambour agitait frénétiquement ses baguettes pour attirer l'attention du public, et de temps à autre, écartant la portière, une princesse à la robe éclatante et aux bas roses surgissait comme une apparition. Je passais par là en revenant du collège, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir cette dame qui tantôt était vieille et tantôt adolescente. Combien j'aurais voulu pénétrer là dedans ! J'entretenais du moins mon désir de ce paradis défendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas me mettre en retard.
Une fois j'entrepris le tour extérieur de la tente, et ce fut la découverte des coulisses. En arrière, les roulottes étaient rassemblées. De leurs minces cheminées sortait une fumée épaisse : on y devait brûler du bois vert. À en juger par l'odeur, il se préparait d'inquiétantes ratatouilles. Des chevaux étiques se traînaient en liberté, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet voletait d'un toit à l'autre. Assise sur un escalier, une femme vêtue de haillons dont les larges trous révélaient sans pudeur la peau ambrée, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait en avant répandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien savoir et qui, seul, m'intéressait. Un vieux bonhomme bronzé fumait sa pipe avec une majesté comparable à celle du vieux pâtre au manteau couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait à une allure régulière vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et frisés, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, échangeaient des horions, quand tout à coup une porte s'ouvrait, d'où bondissait une mégère, tenant une casserole de la main gauche : la droit lui suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques.
Ce spectacle ne refroidit point ma curiosité. L'envers du théâtre à-t-il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zèle des comédiens ? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-père, au retour d'une promenade, me proposa de pénétrer à l'intérieur ! Je crois qu'il y allait pour son propre compte et ne soupçonnait pas mes convoitises. Nous y entrâmes. L'orchestre, composé d'un cornet à piston, de deux petites flûtes et d'un clavier qu'on frappait avec deux règles, – le tympanon m'était inconnu, – faisait tant de vacarme qu'on n'entendait plus le fidèle et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu à peu et dans tout ce bruit je perçus une sorte d'appel indiciblement triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y pouvait résister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de mieux comprendre la nostalgie que j'avais éprouvée. Cela m'évoquait de l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine douleur. J'éprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser l'avenir. C'était comme une précision nouvelle de la sensation encore trop vague que m'avait apportée, tout petit, la berceuse de tante Dine :
Si Dieu favorise
Ma noble entreprise,
J'irai-z-à Venise
Couler d'heureux jours.
Et je me rendais compte obscurément que jamais la maison ne comblerait mon rêve. On n'y entendait pas de ces musiques-là.
Des clowns enfarinés, avec de petits bonnets pointus et des costumes mi-partie jaune et rouge, se jouèrent des tours qui déterminèrent les rires de la foule et qui me dégoûtèrent. Je n'étais pas venu assister à des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une représentation émouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde me rasséréna, car elle gardait péniblement son équilibre et semblait se précipiter sur le sol à chaque instant.
Mais le numéro sensationnel fut le trapèze volant des deux frères Marinetti. Plus d'un génial acrobate a sans doute débuté dans un de ces cirques forains. Les deux frères Marinetti sont devenus célèbres : l'un s'est tué à Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des premiers mimes du monde. C'étaient alors deux tout jeunes gens, guère plus âgés que moi. On eût dit qu'ils s'amusaient eux-mêmes et ne prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'exécution de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, véritablement, cela chantait. Dans toute leur carrière, glorieuse ou tragique, ont-ils jamais rien exécuté de plus hardi que ces vols d'un trapèze à l'autre, sans la sécurité du filet et sous la surveillance de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un épervier d'un couteau. Un cri étouffé de femme dans l'assistance me révéla la danger à quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la perception. Ainsi projetés en l'air, je les admirais et les enviais. Je ne concevais rien de plus héroïque et ma notion du courage se modifiait. Jusqu'alors, à travers les épopées que m'avait racontées mon père, je l'imaginais au service d'une cause. Hector défendait sa ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais n'était-il pas bien plus beau de jongler avec soi-même, pour rien, pour le plaisir, car le public cessait de compter ? Dans ce cirque mal éclairé, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti l'attrait du danger qui ne sert à rien.
Les clowns, la danseuse de corde et même les frères Marinetti s'éclipsèrent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur la piste s'élança la petite écuyère, debout sur un cheval noir qui portait une selle large et plate comme une table. Je regardais à terre pendant l'entracte : c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi je n'aurais sûrement vu que la cavalière. Elle était vêtue d'une robe d'or. Si les lampes avaient donné moins de fumée et plus de clarté, il est probable que cette robe fripée ne m'eût point communiqué une telle vision de luxe. Les bras étaient nus et les cheveux dénoués. Seule de tous ces artistes basanés, elle était blonde, comme toutes les héroïnes de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donné encore, et pas même celle que j'avais rencontrée avec grand-père et que je surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Hélène, cette jeune fille me le donna rien qu'en s'élançant : non plus le sens de la beauté auquel j'étais déjà parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma mémoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et je me demande à présent si je l'ai jamais regardée, si jamais j'ai osé la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dorés, un teint doré comme à une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel âge avait-elle ? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-être pas même autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois pour mûrir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'était à cause de sa sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure : mince, oui, mais d'une minceur pleine et musclée, et je m'étonnais des rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on lui tendait et à chaque saut je craignais que le cheval ne se dérobât ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'étais content. Rassuré sur son adresse, je suivis le mouvement de ses cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et retombaient en cadence sur ses épaules. Si quelques-uns s'échappaient par devant, elle les rejetait d'un geste irrité. Par la gravité de son visage elle attestait qu'elle appartenait à son travail. Parfois elle entr'ouvrait les lèvres et poussait de petits hop, hop, destinés à exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle inclinait la tête sous les applaudissements avec indifférence. Sa respiration plus brève relevait et abaissait alors tout à tour la poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravité, son indifférence achevaient son isolement. Les jeunes filles que je connaissais, les amies de mes sœurs, parlaient, jacassaient, riaient, jouaient, se prenaient par la taille. Celle-là passait comme une idole.
La représentation se termina par une pantomime que je retins scène par scène. Rentré à la maison, je la reconstituai tant bien que mal en mobilisant ma sœur Nicole et jusqu'à Jacquot pour un rôle subalterne, plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe improvisée j'en voulus offrir le régal à mes parents, pour célébrer la fête de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-père s'amusait bruyamment, de quoi tante Dine le tança. En réfléchissant à cet incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on bernait. L'innocente Nicole était chargée de ce soin et sur mes instructions s'en acquittait à merveille. Et le cirque me fut interdit.
La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un saut dans ma mémoire était sans doute destinée à demeurer pour moi un souvenir magnifique et lointain. Mais grand-père aimait à fréquenter les artistes, les irréguliers. Je le voyais bien au Café des Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marché, il contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes.
– Où allons-nous, grand-père ? murmurai-je, car le cœur me battait.
– Je veux voir ces gens-là de près.
Et il s'arrêta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient leurs pipes, tandis que les femmes préparaient la soupe ou raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue qui devait être l'italien. Sur ses lèvres, cette langue n'était pour moi qu'incompréhensible. Il la prononçait à peu près comme les mots dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes bronzés, elle prenait un accent étrange, tantôt bas et tantôt aigu, comme une pimpante musique.
Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates ? Les frères Marinetti étaient absents. Les voir là m'eût rempli d'orgueil. Le seul personnage important que je crus reconnaître, ce fut la danseuse de corde. Encore était-elle couronnée de cheveux gris un peu déconcertants. Elle ravaudait avec mélancolie une jupe de gaze bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu.
Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite écuyère. J'eusse préféré qu'elle ne fût pas la. Je la cherchais trop loin : elle était à côté de moi. Elle épluchait des pommes de terre avec un couteau ébréché. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises hardes bariolées. Ses pieds nus, ses pieds dorés, baignaient dans une couche de poussière. Ainsi humiliée, je la trouvais aussi belle que dans sa gloire, sur le piédestal de sa large selle, franchissant les cerceaux et saluée des acclamations de la foule. Déjà l'illusion m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier geste fut de m'écarter, par timidité évidemment, et aussi, je le confesse, parce que tante Dine m'avait communiqué, vis-à-vis des bohémiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, se ramasse si vite.
Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur sentiment nouveau rien qu'à la honte que me donna ce recul instinctif, et, dans mon ardeur à mériter mon propre pardon, j'eusse immédiatement partagé avec elle jusqu'à ses insectes.
J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec quelle habileté, ne se reprenant point dans son opération et se contentant, chaque fois, d'une seule épluchure. Elle condescendait sans impatience à cette infime besogne, et je lui étais reconnaissant de s'abaisser. Comme là-bas, sur la piste, dans ses exercices hippiques, elle demeurait sérieuse et impassible, toute à son travail. Remarqua-t-elle néanmoins mes yeux écarquillés ? Elle daigna me parler la première :
– C'est long à peler, fit-elle.
– Oh ! oui, répondis-je au comble du bonheur, c'est long à peler.
– J'aurais voulu, j'aurais dû l'aider, mais je n'osais pas. Un scrupule pharisaïque me retenait. Dans mon zèle, je pouvais bien aller jusqu'à la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis qu'éplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des roulottes, c'était un scandale extérieur qui m'épouvantait.
Nous ne dépassâmes pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout à coup :
– Nazzarena.
Elle abandonna ses légumes et partit sans me dire adieu. J'en fus très affecté ; du moins je savais son nom. Je revins à la maison au galop, laissant derrière moi grand-père qui agitait les bras et qui criait :
– Holà ! doucement !
Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient poussé aux épaules, et pendant cette course affolée tout mon être chantait comme la boîte à musique lorsqu'on a déclanché le ressort. Je pénétrai au jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'était pas rangé assez tôt et qui vociféra :
– Qu'est-ce que vous avez, monsieur François ?
Et je répliquai en riant, mais sans m'arrêter :
– Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout.
Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain échappé, j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors : c'était le printemps. Sous le choc les branches tremblèrent, et je fus aspergé d'une pluie de pétales roses.
Je ne soupçonnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, l'amour qui ne mûrira pas.
Au collège le cirque Marinetti était devenu l'objet de nos préoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la cour, entre deux parties de barres, tantôt du trapèze volant qui éblouissait les amateurs de sports, et tantôt de l'écuyère que préférait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques fragments de ces appréciations et je brûlais d'étonner mes aînés en leur montrant la supériorité que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi j'étais partagé entre mon secret et ma vanité. Ce fut celle-ci qui l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui avais parlé. Mon but fut immédiatement atteint et même dépassé : on m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder un peu afin de satisfaire tant de curiosité.
– Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai jaloux.
Fernand de Montraut était la parure de la rhétorique en même temps que le dernier de la classe. Il passait pour le plus élégant du collège à cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa compétence sur tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de l'amitié de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta :
– Alors, tu es amoureux ?
Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'était que d'être amoureux, je l'appris immédiatement par cette phrase et me livrai à une tristesse que j'estimai plus convenable.
Grand-père s'étant lié avec les roulants qu'il fournissait de tabac, je fus remis en présence de Nazzarena. J'étais tourmenté du désir de lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge autorisé, m'avait affirmé qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une collection de billes en cornaline auxquelles j'étais attaché comme à des bijoux. Il y en avait de rouges tachetées et de noires avec des cercles blancs. Je ne possédais rien qui me fût plus cher. Un instant, j'hésitai devant un sacrifice aussi considérable et pensai du moins y soustraire cette agate couleur de feu où la lumière transparaissait et qui était ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-là mon offrande ne valait plus rien. D'un geste plus résigné qu'enthousiaste, je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement à ma nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et cependant n'hésita point à l'accepter :
– C'est zoli, me dit-elle. Vous êtes zentil.
Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude sans prendre garde à leur son, et c'était comme si elle les transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je m'enhardis jusqu'à lui parler à mon tour, poussé peut-être par une idée de justice : je me privais de mes billes, une compensation m'était due.
– Je sais, déclarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez Nazzarena.
Aussitôt elle se réjouit de ma science :
– Ah ! ah ! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre-na. Répétez.
Je dus apprendre son accent. Après quoi elle m'interrogea :
– Et vous ?
– François.
– Comme le saint d'Assise. Et d'où êtes-vous ?
– Oh ! d'ici, voyons.
Comment aurais-je pu être d'ailleurs ? On habitait sa ville et sa maison. Comprit-elle sa bévue ? Elle ne me demanda plus rien, et c'est moi qui repris, non sans timidité :
– Et vous ?
– Je ne sais pas.
Quelle drôle de réponse ! On sait toujours d'où l'on est. Enfin !
– Alors, vous n'avez pas de maison à vous ?
– C'est ça, notre maison.
Elle me désigna de la main une des roulottes dont la devanture était peinte en vert. Je ne pus me méprendre à sa moue de mépris. Bien vite, elle se détourna pour regarder sur la place les bonnes grosses bâtisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les côtés : ma ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siècles. Elle mesurait peut-être la solidité de la vie sédentaire, j'imaginais l'attrait de la vie nomade que je résumai ainsi :
– Ce doit être bien amusant.
– Quoi donc ?
– De changer tout le temps de localité.
Le terme de localité était employé à dessein, pour lui donner de moi une haute opinion.
– C'est selon, répliqua-t-elle. Il y a des endroits où la recette est mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante.
Je ne m'arrêtai pas à ces détails et je conclus par l'aveu d'une tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. À cette déclaration, elle ouvrit de grands yeux, bien étonnée sans doute qu'on pût l'envier quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les intempéries :
– Tout de même vous ne viendriez pas avec nous.
Cette hypothèse suffit à la réjouir : elle l'écarta sans retard comme une extravagance :
– D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous êtes zentil.
Toujours cette épithète que j'estimais malsonnante pour mon amour-propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si méprisante condamnation et fièrement je répliquai :
– Je sais monter à cheval.
On m'avait hissé quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et même j'avais ressenti une inquiétude voisine de la frayeur quand de longs frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantée et me promit de me prêter son cheval noir.
Notre cœur change-t-il depuis l'enfance ? Je ne songeais nullement à partir, elle ne croyait point à mon départ ; je ne possédais aucun talent équestre, elle ne disposait pas de sa monture : sans nous être concertés nous nous leurrions de connivence.
C'était comme un avant-goût délicieux de tout le mensonge qui s'abrite sous les conversations d'amour.
Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir redoutable et obsédant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec quelques autres l'atmosphère de mes jours, une phrase, une toute petite phrase se détachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre que moi la prononçait. Elle était tirée de la légende du lord de Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse à une paysanne qui est la plus jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit : Il n'est personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais articulé tout haut cette phrase et même j'aurais plutôt serré les lèvres pour être sûr de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre et elle m'exaltait. Et voici que j'en découvrais le sens prodigieux. Comment pouvait-on dire une chose pareille à quelqu'un qui n'était pas de sa famille et que l'on connaissait à peine ? Personne au monde ! Et mon père, et ma mère ? J'entrevoyais la puissance sacrilège de l'amour et, pendant que j'étais penché sur cet abîme, Nazzarena, si grave d'habitude, riait et montrait ses dents.
Un des hommes bronzés de la troupe passa devant nous et s'arrêta pour nous dévisager. Puis, brusquement, en manière de jeu, il joignit nos deux têtes en proférant dans son jargon un mot ou deux que je ne saisis pas.
Le contact de cette joue me brûla et, me dégageant avec violence, je me sentis devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux. Elle se contenta de rire davantage.
– Qu'a-t-il dit ? balbutiai-je, partagé entre la colère et une émotion toute nouvelle.
– Oh ! rien, fit-elle. Que vous étiez mon petit amoureux.
– Moi ! protestai-je, allons donc !
Je ne voulais pas que ce fût possible. L'amour qu'on exprimait devait perdre toute importance. Et puis quoi ? tout serait fini par là. Pour que l'amour fût l'amour, il fallait nécessairement qu'on le gardât en soi en qu'il fît mal…