Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire sans répit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, d'une main plus sûre, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'édifices, châteaux, fermes, chaumières, et même cathédrales. Je les disposais sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me représentait une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siège. Ces soldats, légués par mon frère Bernard qui, tout petit, collectionnait déjà les uniformes, ou offerts le soir de Noël par le belliqueux petit Jésus, étaient innombrables : il y en avait des régiments, de grands et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient détacher : un appendice pointu qu'ils portaient au derrière permettait de les fixer à volonté sur le dos perforé des chevaux. Un soir l'assaut fut tragique. Le général dévissé – il était pourvu de l'appendice – entra par la brèche le premier, après quoi il remonta sur son coursier alezan hissé à l'intérieur on ne sait par quel subterfuge. Dans l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cité conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il était trop tard. Une minute après, l'incendie avait tout consumé, et tant de maisons qui m'avaient coûté des semaines et dont l'achèvement me procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. Encore fus-je sévèrement réprimandé pour avoir manqué de brûler le mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidité de cette incinération comparée au temps exigé pour bâtir.
La fin brusque de ma première tendresse – cette pauvre minute où il me fut donné de voir Nazzarena dans le soleil – me causa une pareille déception, un pareil découragement. Jour après jour, j'avais édifié en moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans cesse j'y ajoutais quelque chose : un sourire, une parole, une rencontre et même une moquerie qui venait d'elle ; ou bien c'était l'admiration pour ses exercices d'écuyère ; ou j'avais seulement passé sur la place du Marché et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie beaucoup plus que je ne le soupçonnais, et maintenant il ne m'arrivait plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'était plus pénible qu'une véritable douleur. Je tâchais de m'y agiter sans aucun succès, car je n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant présent ? Et de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me restait, c'était moins sa pensée qu'une langueur répandue en moi par son départ, langueur où je me complaisais, où je la retrouvais encore, et qui me rendait incapable de m'intéresser à quoi que ce fût.
Par elle je fus empêché de prêter beaucoup d'attention aux changements survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut à la facilité de mon humeur. Entre mon père et mon grand-père, depuis la scène de la tour, subsistait un état de gêne que le tact de ma mère, seul, réussissait à rendre supportable à l'un et à l'autre. Sans une interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-père et même de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon une bonne partie de la journée. Quand nous nous retrouvions à table, il ne cherchait nullement à se rapprocher de moi, comme s'il eût renoncé définitivement à notre intimité, et je l'estimais un peu ingrat, m'attribuant un rôle important pour l'avoir défendu. Les repas étaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans ses pensées. Je compris que tous deux, par une entente tacite, s'étaient retirés de la lutte municipale. Personne n'osait parler des élections qui étaient toutes proches, mais les affiches des murs, que je lisais sur le parcours de la maison au collège, me renseignaient. Le nom de Martinod y figurait, et de même celui de Galurin, mais on avait négligé Verse-à-boire et les deux artistes. Tante Dine, le long de l'escalier, parlait toute seule d'événements extraordinaires et de traîtres épouvantables. En somme, Martinod était parvenu à ses fins : le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutât, s'était désisté.
Je compris encore que grand-père n'avait pas repris le chemin du Café des Navigateurs, soit pour observer la trêve, soit pour éviter des sollicitations auxquelles il eût été sans doute enclin à céder. En apprenant qu'on venait d'appeler mon père au chevet de Cassenave délirant, il parut très surpris et même affecté : donc il n'avait pas revu ce compagnon.
– Cassenave malade ! s'informa-t-il. Il aura trop bu.
À déjeuner, mon père nous annonça que Cassenave était mort.
– Je le lui avais prédit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait dû renoncer à la bouteille.
– C'était son goût, opina grand-père.
C'était son goût : cela excusait, justifiait toutes les actions, les bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux lèvres de mon père une réponse prête, mais il la retint et se contenta d'ajouter :
– J'ai prévenu Tem Bossette. Le même sort l'attend, s'il n'y prend pas garde. Et il est déjà tard pour lui.
– Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux généralisations.
Le dimanche des élections vint enfin. Je le reconnus aux placards multicolores qui garnissaient les façades et à l'affluence plus nombreuse que je dus traverser pour me rendre à la messe du collège. Personne, à la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Après le déjeuner qui fut sans entrain, à peine son café pris, grand-père mit son chapeau et s'empara de sa canne.
– Où vas-tu ? questionna tante Dine.
– À la campagne.
– Du moins as-tu voté ?
– Bien sûr que non.
– C'est un devoir.
– Oh ! ça m'est égal.
– Au fait, tant mieux ! ajouta ma tante : tu aurais été capable de donner ta voix à ces canailles.
Elle jugeait inutile de les désigner davantage.
Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, et il ne votait même pas. C'était son goût et je n'y voyais rien à redire. Chacun pouvait agir à sa guise et changer à son caprice : sans quoi la liberté, que serait-elle devenue ? Comme il franchissait le seuil, il se retourna tout à coup et me proposa de m'emmener avec lui.
– Ma casquette et j'y vais ! criai-je, déjà bondissant, comme si j'avais totalement oublié la scène de la tour.
Mon père, qui nous observait, arrêta mon élan par son intervention :
– Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promènerai. J'ai congé.
Il s'accordait bien rarement des congés. De plus en plus ses malades l'accaparaient. Sa réputation avait dû s'étendre au loin à la ronde, car on réclamait ses services à de grandes distances : ses absences, ses voyages se multipliaient.
– Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mère. Et la vie passe.
– Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas.
Elle s'ingéniait à le soigner, à obtenir de lui qu'il se reposât. Pour la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes épaules pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la maison et de nos sept avenirs ? Par une complication étrange, tout en continuant de me révolter intérieurement contre lui, je ne cessais pas de l'admirer. Il me représentait la force contre quoi rien ne prévaut. Je ne l'imaginais pas vaincu ou gémissant. La vie était pour lui une perpétuelle victoire.
Je ne l'admirais qu'à distance. La perspective de cette promenade avec lui m'épouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais quel événement qui viendrait y mettre obstacle.
– Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, dépêche-toi. Les jours sont longs, nous irons loin.
Sa voix sonore était sans dureté. Elle avait même cet accent bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit à la sortie du Café des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne s'était pas montré sévère à mon égard. Mais la bonté ne lui servait de rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gré et je le considérais comme un tyran acharné à me retenir prisonnier. Dès qu'il était là, je cessais d'être libre. Nous aurions beau gagner le coin le plus abandonné, le plus farouche : autour de moi je verrais pousser des murailles. Tandis qu'avec grand-père j'avais l'impression que les clôtures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais à tous ou n'appartenait à personne.
Pourquoi mon père m'imposait-il ce long tête-à-tête qui par avance me glaçait ? Les révélations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses préférences ? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se préoccupait sans cesse de Mélanie, et je surprenais quelquefois ses regards posés sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne l'eût jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte ; quant à moi, e ne comptais guère. De toute ma volonté je voulais être un enfant incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement délaissé. Cela m'était nécessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me délectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai voir. Lui, au contraire, s'efforçait d'être gai et, comprenant qu'il désirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me réservai davantage.
Nous voilà sur la route, non point d'un pas lent de flâneurs qui vont à l'aventure, comme c'était notre habitude à grand-père et à moi, mais d'un pas allègre et vif, comme si une musique militaire nous précédait.
– En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou trois heures.
Afin de montrer que cette promenade ne m'intéressait nullement, je ne demandai pas où nous allions. Ce ne serait sûrement pas cet endroit perdu où l'on foulait des fougères, où sur les parois de rochers les bruyères s'agrippaient, où, séparé du reste du monde, loin des maisons et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu l'initiation à la nature sauvage.
Dans un village que nous traversâmes, je me souviens que je donnai un grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttière arrachée qui gisait sur le sol.
Nous eûmes aussitôt sur nos talons tous les chiens qui se rassemblèrent en hurlant. Un peu effrayé de leurs gueules menaçantes et de tout ce vacarme que j'avais provoqué, je me rapprochai de mon rassurant compagnon :
– Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout pareil. Dès qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se précipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens.
Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle ? Quand nous fûmes hors d'atteinte, j'en voulus à mon père d'avoir remarqué mon mouvement de peur.
Par un bon chemin muletier nous attaquâmes une colline. Lui, cependant, à mesure que nous avancions et que nous respirions en montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'était un beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, déjà chaud mais bien ventilé. Dans mon pays le printemps est lent à venir et la végétation part tout d'un coup. Elle était venue la veille peut-être, ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles était luisant, l'herbe grasse, les fleurs brillantes. Nous traversâmes un bois de chênes, de fayards et de bouleaux. Les fûts blancs des bouleaux, gris et lisses des fayards, bruns et rugueux des chênes formaient les colonnades d'un immense temple voûté ; le ciel ne s'apercevait pas.
– Ah ! dit mon père, en s'arrêtant pour souffler un peu et en se découvrant afin de mieux sentir la fraîcheur qui tombait des arbres, comme il fait bon ici et quelle belle journée !
Je m'étonnai qu'il s'extasiât sur une chose si ordinaire dont j'avais eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement l'occasion. Déjà il reprenait :
– C'est terrible d'être si occupé ! On n'a pas le temps de jouir du soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses fils. Autrefois, te rappelles-tu, François, je te racontais les combats de l'Iliade et le retour à Ithaque.
Je ne l'avais pas oublié, mais les récits épiques me paraissaient appartenir à une enfance déjà lointaine et dépassée. Ils dataient d'avant cette convalescence qui m'avait changé le cœur. Ils dataient devant mes promenades avec grand-père, d'avant la liberté et Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempêtes pour rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumée, et j'entrevoyais un destin individuel où je ne dépendrais plus de rien ni de personne.
Nous perçâmes bientôt le rideau des arbres et nous atteignîmes le sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la couronnaient. À en juger par les pans de murs écroulés ou croulants, par la hauteur des tours encore debout et tout ajourées, elle avait dû tenir une place considérable. Le lierre et les ronces envahissaient ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les végétaux avides de la recouvrir.
– Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me déclara mon père. Elles servent à la poésie, mais elles découragent d'agir. Elles nous montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore celles-ci ont-elles un rôle à jouer : elles évoquent un passé de lutte et de gloire. C'était jadis le château fort du Malpas. Il commande la route de la frontière. Il en a subi, des sièges et des attaques ! En 1814, quand la France fut assaillie par trois armées, tout démantelé qu'il était déjà, on y a hissé des canons pour tirer sur les Autrichiens.
J'aurais dû penser que nous irions là. C'est un lieu célèbre dans toute notre province. Célèbre par quoi ? je le savais vaguement. Jamais grand-père ne m'y avait conduit : il détestait les endroits fréquentés « où, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras. »
Mon père s'échauffait pour parler batailles. N'avait-il pas défendu pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante Dine acharnés à sa conquête ? Un instant captivé, je faillis lui poser cette question : « Et pendant la guerre, père, où étiez-vous ? ». Je savais qu'il avait pris du service et brassé la neige avec sa compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne franchit pas mes lèvres. Elle eût avoué que je subissais son influence et je me raidissais pour lui résister. Toute la forêt de chênes, de bouleaux et de fayards, et ces ruines décoratives sur l'horizon, ne valaient pas pour moi le châtaignier sous lequel Nazzarena avait passé.
Il m'entraîna au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du château dont on avait jeté bas la façade. De là on dominait, on découvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelées, ses petits golfes pleins de grâce, ses verts promontoires, la ville étagée au-dessus, facile à déchiffrer à cause de ses places et de ses jardins publics, les villages de la plaine à demi couchés dans l'herbe comme des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupés au bas de leurs églises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantôt boisées, tantôt rocheuses et nues. Une belle lumière d'après-midi, tout en vibrant sur les choses, en précisait les contours. Ici ou là un toit d'ardoise lui renvoyait ses flèches d'or. Aux différences de teintes, aux nuance mêmes du vert on pouvait distinguer les cultures, et toutes les limites des héritages, indéfiniment divisés, clos de haies, de murs ou de barrières, et les petits cimetières blancs, découpés en carrés, dans le voisinage des groupes de maisons.
Mon père distribua leurs noms à tous les lieux habités, puis aux sommets et aux vallées. Il n'y avait aucun rapport entre son procédé et celui de grand-père. Où nous cherchions, grand-père et moi, la trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, défrichée et écrasée par tous les travaux agricoles, et néanmoins survivante çà et là dans sa pureté primitive, il montrait, au contraire, la constante intervention de l'homme et le travail superposé des générations. Au lieu de la terre libre, c'était la terre disciplinée, contrainte à servir, à obéir, à produire. Et cette terre avait été arrosée de sang dans le passé, traversée par des troupe armées, protégée par la force contre l'étranger, comme il convient à une marche de France, bénie enfin par des prières. Un saint même, un saint populaire qui avait introduit le miracle dans la vie courante, notre saint François de Sales, s'y était agenouillé pour l'offrir à Dieu. Elle nourrissait les vivants. En elle reposaient les morts.
Terre féconde, terre glorieuse, terre sacrée, il célébra sa triple noblesse avec tant de clarté que, malgré moi, je le suivais.
– Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison ?
Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude d'orienter mon regard de son côté. Il était pourtant facile de la découvrir, au bord de la ville, isolée, avec, en arrière, le beau domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne.
La parole de mon père, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait tournoyé sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me détailla la maison comme les traits d'un visage.
On ne l'avait pas bâtie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois que du rez-de-chaussée.
– Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminée, à la cuisine, 1610.
Et je pensai : « ou 1670 », prêt à répéter comme grand-père, dont la réflexion me revint à la mémoire : « ça n'a aucune importance. » Mais je n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siècle plus tard, nos ancêtres enrichis surélevaient d'un étage, construisaient la tour. Limitée par la ville, la propriété s'étendait vers la plaine que des bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux champs et aux prairies. C'était une lutte continuelle contre les difficultés, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouvelés. Mon père croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine ? Pour un peu, j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque génération à la tâche commune avait apporté son effort, et l'une ou l'autre, celle du garde-française, celle du grenadier, sa contribution d'honneur. La chaîne n'avait pas été interrompue. Cependant j'éprouvai l'envie d'objecter :
– Et grand-père ?
Que m'aurait-il répondu ? Mais voici qu'il y répondait de lui-même, sans amertume. Quelquefois cette chaîne s'était tendue à se rompre, et la maison avait traversé de mauvais jours. Il la représentait fendant las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un pilote sûr. Sa voix qui jadis se plaisait à nous raconter les exploits des héros composait peu à peu, avec une exaltation croissante, une sorte d'hymne à la maison. C'était le poème de la terre, de la race, de la famille, c'était l'histoire de notre royaume et de notre dynastie.
À mesure que les années se sont enfuies, loin d'en être affaibli, le souvenir de cette journée prend mieux tout son sens à mes yeux. Mon père avait mesuré le chemin que j'avais parcouru pour m'éloigner de lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en appeler à son autorité, il tenait de frapper mon imagination et mon cœur, de les reconquérir sur leurs chimères, de leur proposer un but capable de les émouvoir. Seulement, de toutes parts pressé par la vie quotidienne, il lui fallait se hâter, il ne disposait que d'un jour entamé déjà, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les subjuguer.
Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'émotion qui me livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut être beau comme un chant d'Homère. J'en eus pourtant l'intuition immédiate. Je ne sais si jamais paroles plus éloquents furent prononcées que celles qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commençait lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas d'autre mot : il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent pas aimé et connaît que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un père l'affection descend, elle exige que la nôtre monte vers elle. La sienne, par un privilège unique dont sa fierté n'était pas atteinte, montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait.
Oui, réellement, je crois que mon père m'implorait et je demeurais impassible en apparence, tandis que j'aurais dû l'arrêter avec un cri où tout mon être se fût jeté. Je n'étais pas impassible cependant. Il y avait dans le son de sa voix trop de pathétique pour que ma sensibilité, éveillée de bonne heure, n'en fût pas toute secouée. Mais, par une contradiction singulière, ce que cette voix remuait en moi, c'était précisément le désir, tous les désirs qu'elle voulait chasser. Elle chantait les pierres de la maison bâtie pour triompher du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais très distinctement un autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, l'immensité des espaces inconnus, la parole du pâtre qui s'en allait à la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruisselé sur mon visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et l'ombre aussi, l'ombre désespérante du châtaignier sous lequel elle avait passé.
Un instant, mon père se crut vainqueur. Ses yeux perçants qui me fouillaient venaient de découvrir mon trouble. Par un besoin de franchise, je me détournai en silence, et il comprit que j'étais loin de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai à mon tour, surpris de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, l'ombre désespérante qui, du creux des vallées, gravit lentement les sommets quand c'est l'approche de la nuit.
… Père, aujourd'hui j'interprète votre tristesse. Seul, j'ai refait le pèlerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez à vos deux fils aînés qui, brûlés de sacrifice, s'en iraient au loin, pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez à votre chère Mélanie qui, attirée par le dur calme du cloître, attendait l'heure de sa majorité. Les branches maîtresses de l'arbre de vie que vous aviez planté se détachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour continuer votre œuvre, et je vous échappais. À vous seul, vous aviez soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de travail et de souci, vous écartait des vôtres. C'est le malheur des nécessités matérielles : elles ne laissent pas assez de temps pour la direction des âmes. Mais le temps, vous pensiez le soumettre à force de virile tendresse pour moi, et d'éloquence. En une promenade, en une leçon, vous aviez espéré regagner le terrain perdu, sans toucher au respect de votre père. C'est un cœur obscur que le cœur d'un enfant de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tôt venu. Je sentais l'importance de votre enseignement et cependant je méditais de m'y soustraire. Moins le terme de liberté était clair pour moi, plus il me fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'était la sienne…
L'échec de mon père se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne pouvoir me reconquérir, il me saisit tout à coup par les deux bras comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession.
– Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir.
– Père, vous me faites mal, fut toute ma réponse.
Je mentais, car son étreinte ne m'avait causé que de la surprise. Il essaya d'en plaisanter :
– Oh ! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal.
– Si, c'est vrai, insistai-je méchamment.
Alors, avec bonté, il s'en excusa presque :
– Je ne l'ai pas voulu.
Ah ! je pouvais être fier de moi ! Cette force que je redoutais, elle m'avait supplié au lieu de me briser : elle ne m'avait pas vaincu.
Sans doute pour écarter de mon esprit toute fâcheuse interprétation de son geste, il me posa la main sur la tête, et bien qu'il n'appuyât pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques années auparavant, grand-père m'avait investi, par la même imposition, de la propriété de toute la nature.
– Rentrons, ordonna mon père. Rentrons à la maison.
Il disait : la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression était trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa.
Sur le chemin du retour, nous entendîmes les détonations des boîtes qu'on tirait en l'honneur des élections.
– Déjà ! fit-il. La liste Martinod est élue.
La déconvenue de sa vie publique s'ajoutait à sa déception paternelle. Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant.
Le clocher d'un village voisin sonna l'Angélus. Un autre, puis un autre lui répondirent. Ils se transmettaient la sérénité du soir et de la prière qui, par eux, se répandait sur toute la campagne.
Pour les écouter mieux, mon père s'arrêta, et il sourit. Par ce rappel apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit confiance.
– Marchons vite, me dit-il : ta mère pourrait s'inquiéter de notre retard.
Moi, je songeais :
« Un jour je partirai. Un jour je serai mon maître, comme grand-père. »