V LES DEUX VIES

Je ne dormis guère de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais la guerre sacrée de l'indépendance et la perte définitive de Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberté que célébrait grand-père et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'étais fermement résolu à ne pas me rendre au collège et à courir la suprême chance d'assister au départ des forains. Les adieux de la veille avaient été manqués : sans préparation, je n'avais rien trouvé à dire. Non, non, cela ne pouvait finir ainsi.

Je prétextai donc un mal de tête, auquel on voulut bien croire. Je compris qu'on me tenait pour ébranlé par la scène du Café des Navigateurs. Et même tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je m'en délectai malgré mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation intérieure.

– Tu resteras au lit jusqu'à midi, conclut-elle en emportant la tasse.

Elle aussi, elle ajouta :

– Pauvre petit !

Ce qui lui retira immédiatement ma gratitude, car je n'entendais plus désormais être traité en enfant, puisque j'aimais.

Dès qu'elle fut sortie, je m'habillai en hâte, mais non sans quelque recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, où grand-père m'accueillit avec étonnement et avec des signes de plaisir.

– On t'a laissé monter ? me demanda-t-il.

Pourquoi cette question ? Je n'avais demandé la permission à personne. Il se contenta de hausser les épaules, déjà revenu à sa philosophie.

– Oh ! moi, ça m'est bien égal.

Des quatre fenêtres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon plan consistait à guetter de ce belvédère le défilé des roulottes. Elles étaient chargées, elles avanceraient avec lenteur, je calculais que j'aurais le temps de les rattraper. Par où s'en iraient-elles ? Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la route d'Italie, et je surveillai celle-là davantage. J'étais donc installé devant une des croisées, a demi dissimulé par un meuble, quand on frappa à la porte, et mon père entra. Je pensai qu'il venait me chercher, et je sus immédiatement que, malgré mes résolutions, je ne lui résisterais pas ; il avait, comme la veille, son air calme d'autorité souveraine et indiscutable. Absorbé par le but qu'il poursuivait, il ne me vit pas et même, comme il marcha droit à grand-père, il me tourna presque le dos. Jusqu'à mon intervention il devait ignorer ma présence. Après un salut qui fut courtois et bref, il montra le journal qu'il apportait, un journal du pays :

– Cette feuille annonce que vous vous présentez aux élections à la tête de la liste de gauche : est-ce vrai, père ?

Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout un bouillonnement de colère qui se contenait encore. Au port de la ville, un mur plat qui surplombait le lac était balayé des vagues les jours de vent ou de tempête. Nous nous amusions quelquefois, mes camarades et moi, à passer dessus, entre deux lames, au risque de recevoir de l'écume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac soulevé qu'il fumait. J'eus la sensation que tout à l'heure, ainsi, la route serait barrée.

Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublié un traître mot ? Grand-père, doucement et crânement ensemble, à son habitude (il détestait les scènes et les évitait le plus souvent, mais la couardise d'un Martinod n'était pas son fait), se contenta de répondre :

– Je suis libre, je pense.

– Personne n'est libre, reprit mon père avec une volonté de ne pas hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dépendons tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous présentez contre moi.

Cette fois la riposte de grand-père fut plus aigre : il ne céderait pas, il se défendrait. Enfin !

– Je ne me présente contre personne, déclara-t-il, je me présente, voilà tout. Et je n'empêche personne de se présenter. Je te le répète, Michel : chacun est libre d'agir selon son bon plaisir.

Mon père, avec une éloquence qui peu à peu s'échauffait et qu'il rompait alors, comme s'il était déterminé à ne pas se départir de la forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir contre l'entraînement de sa parole, essaya de le convaincre par toute une argumentation que même à distance je crois pouvoir résumer. Pourquoi cette candidature de la dernière heure quand jamais grand-père n'avait songé à jouer un rôle politique et quand il n'ignorait point que son fils était le chef du parti conservateur ? Comment n'y pas reconnaître une manœuvre de Martinod, trop heureux de venger son soufflet et d'annoncer la désagrégation de la famille Rambert ? Mais on ne se laissait pas prendre au piège grossier d'un Martinod.

– Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas être candidats l'un contre l'autre.

Le petit rire de grand-père accompagna sa réponse :

– Oh ! oh ! pourquoi pas ? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient.

– Mais parce qu'une famille ne peut pas être divisée.

– Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-là à la bouche. Les individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils ?

– Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les nôtres, jusqu'à votre père.

– Oui, le pépiniériste. Tu oublies le soldat de l'Empereur…

– Il servait la France. La France passe première. Je n'admets pas les émigrés.

– … Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte ?

– Ne parlons pas de luit : c'est notre honte. Toute famille a une tradition. La nôtre, jusqu'à vous, était simple et belle : Dieu et le Roi.

– Moi, la liberté me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la mienne, une fois pour toutes.

– Mais je vous répète que la solidarité de notre nom et de notre race vous oblige. Votre liberté n'est d'ailleurs qu'une chimère. Nous sommes tous en état de dépendance. Me contraindrez-vous à vous rappeler que cette dépendance, je l'ai acceptée avec toutes ses charges ? La maison même qui nous abrite et que j'ai sauvée est le témoignage de notre durée et de notre unité sous le même toit.

Peu à peu, la conversation devenait une bataille. Mon père me semblait si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eût écrasé grand-père, et pourtant grand-père lui tenait tête avec sa petite voix pointue et un air crispé que je ne lui connaissais pas. De les voir dressés l'un contre l'autre j'éprouvais de la peur et une horrible gêne. Dans ma rébellion nouvelle contre l'autorité, je me sentais de cœur avec grand-père. Cette liberté, dont on parlait pour l'attaquer et la défendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en allait. Et il me parut que je commettrais une lâcheté comme, au Café des Navigateurs, Martinod, quand il s'était découvert par ordre, montrant sa face blême d'épouvante, si je n'intervenais pas en faveur de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait transmis comme un radieux héritage – le seul dont il disposât – son amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'indépendance qui rejette fièrement toutes les règles, et peut-être le goût même de l'amour qui, à lui seul, pouvait résumer tout cela. Je ne me dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et cependant je m'avançai, pareil à un petit martyr qui réclame le supplice :

– Grand-père est libre, criai-je aussi fort que je pus.

Je crus avoir poussé un cri formidable, et c'est à peine si je m'entendis moi-même. Je fus étonné et vexé de n'avoir pas fait plus de bruit. J'en constatai néanmoins l'effet immédiat, qui suffit à ma satisfaction et ne me rassura point. Mon père s'était brusquement retourné, stupéfait de ma présence et de mon audace. Cette fois la route était barrée, comme au bord du lac, les jours de tempête. Il nous dévisagea tour à tour pour surprendre notre complicité, notre entente. Devant lui, nous n'étions véritablement plus rien du tout. Sa force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux déjà nous foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage qui s'amoncelait serait terrible.

Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence ? Ce silence qui se prolongeait devenait plus inquiétant, plus tragique. J'y écoutais ma peur comme le tic-tac d'une horloge.

Mon père, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut être surhumain, se détourna de moi que son regard terrorisait pour s'adresser à grand-père :

– C'est bien, dit-il avec une tranquillité et une douceur dont je fus déconcerté, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas à la ville le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un conseil. Martinod, par mon désistement, obtient ce qu'il désire ; il ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnié et renoncez de votre côté à cette candidature dont vous n'avez que faire.

Grand-père, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta d'aucune façon :

– Oh ! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-être été élu, et moi, ça m'est égal. Je tiens principalement à désavouer tes opinions politiques. La famille ne nous commande pas nos idées.

Mon père dut hésiter une seconde à reprendre la discussion et il y renonça définitivement. Il y renonçait parce qu'un autre sujet lui tenait davantage au cœur :

– Laissons cela, déclara-t-il. Mais il s'est passé dans ma maison quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolérer. Vous m'avez pris cet enfant que je vous confiais.

Le débat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. Instantanément je revis mon départ pour notre première promenade après ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. Mon père joint ma main à celle de grand-père avec ces mots qui m'étonnent : Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand-père répond, en s'accompagnant de son rire : – Sois tranquille, Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que signifiait ce propos ?

– Quelle plaisanterie ! répliquait déjà grand-père, je n'ai jamais rien pris à personne. Et voilà que maintenant on m'accuse de voler les enfants ! Pourquoi pas de les manger ?

Mais la moquerie ou l'ironie était une arme trop légère pour n'être pas brisée dans l'attaque qui suivit. Aucun détail de cette scène ne m'est sorti de la mémoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et coloré, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend ; l'autre si vieux, ratatiné et délicat, et néanmoins insolent dans sa façon de se dresser et de railler, – et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie qui se jouait.

– Oui, reprenait mon père, je vous ai donné mon fils pour le guérir et non pour le détourner. Vous-même, vous vous étiez engagé à ne rien dire ni faire qui pût le mettre un jour en contradiction avec nos traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse ? Il y a quelque temps déjà que je soupçonnais le travail opéré dans cette petite tête. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, craignait de vous attribuer à tort une mauvaise influence. Je ne sais comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je n'ignore plus, c'est que vous avez conduit François au lieu même où tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de votre générosité.

– Je ne te permets pas… voulut interrompre grand-père.

– De votre générosité, continua la voix plus ardemment, ou de la mienne. Car j'ai reçu ce matin la carte à payer. Elle est chère. Martinod a trouvé plaisant d'abreuver sa bande à mon compte.

– Qui t'a envoyé la note ?

– Le patron du café. À qui voulez-vous qu'il l'envoie ? Il est venu en personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contenté d'ajouter : « Le petit a consommé. » Mon fils en était comme mon père : je suis responsable, car, moi, je crois à la solidarité de la famille. J'ai payé pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte déjà les signes de la mort ; pour Glus et Mérinos, pauvres ratés, incapables du moindre travail ; pour ce fainéant de Galurin et pour cette canaille de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignées à ce petit ? Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son cœur comme la mauvaise herbe du jardin. Où ira-t-il ? Que fera-t-il dans la vie avec cette utopie de la liberté que la réalité dément à toute heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi ? Ce qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est l'esprit de famille ? La vie ne vous l'a-t-elle donc pas enseigné ?

J'étais remué par l'accent de ces paroles. Sensible à la musique des mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je remonte aisément aux idées qu'ils recouvraient et qui passaient alors pardessus ma tête.

– Tu as fini ? demanda grand-père avec une impertinence qui provoqua mon admiration.

– Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir élevé la voix devant cet enfant. Qu'il sache au moins – vous pouvez en témoigner – que j'ai toujours été un fils respectueux.

– Oh ! tu as payé mes dettes. Et tu les paies encore.

– N'est-ce que cela ? et n'avez-vous pas rencontré en toute occasion l'appui de mon affection filiale ?

– De ta protection.

– Ma protection ne s'est exercée que pour écarter ceux qui voulaient votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que vous préparez en soustrayant ce garçon à mon autorité, en le désarmant ?

Grand père fit : oh ! oh ! et réclama son tour de parler :

– Mais quels reproches ai-je donc mérités ? J'ai promené cet enfant qui en avait besoin, je lui ai communiqué l'amour de la nature.

– Et non l'amour de la maison.

– Est-ce ma faute s'il préfère ma compagnie ? Je ne cherche pas à enseigner, moi. Je ne prêche pas, à tout bout de champ, l'ordre, la tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de la vie, de la liberté si tu préfères.

– Mais la liberté n'est pas la vie. Elle détruit tout ce qu'il faut conserver.

– Oh ! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passé pour ton fils s'est passé pour le mien.

– Pour moi ?

– Oui, pour toi. Quand tu étais petit, une autre influence s'est substituée à la mienne. Le magistrat, le pépiniériste, l'homme des roses…

– Votre père.

– Oui, t'a donné le goût des arbres taillés, des allées ratissées, des lois divines et humaines, quoi !

– Pourquoi m'en vouloir de ressembler à notre race ?

– Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas souffert, moi aussi ?

– Oh ! vous avez toujours été si détaché de moi et de…

Mon père n'acheva pas sa phrase et je ne l'achèverai pas aujourd'hui davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le respect qu'il a gardé, même à distance s'impose à moi. Tous deux venaient de rouvrir une plaie secrète dont le sang n'était pas entièrement tari. Ils restaient face à face, avec ce souvenir entre eux, effrayés peut-être de ce qu'ils découvraient dans le passé et ne voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur vint. Ma mère entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empêcher le conflit de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille.

– Qu'y a-t-il ? s'informa-t-elle avec douceur.

Déjà, par sa présence, elle les séparait, et j'eus l'impression que la conversation n'offrirait plus d'intérêt pour personne.

– Je suis venu reprendre mon fils, déclara mon père.

Et grand-père m'abandonna :

– Reprends-le. Reprends-le.

On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir d'ajouter, en manière de défi :

– Reprends-le si tu peux.

– Il ne faut pas l'écarter de Dieu, dit simplement ma mère qui se rappelait notre messe manquée.

Et, comprenant que je n'étais pas à ma place, elle me poussa vers eux comme un gage de réconciliation avec ces mots :

– Embrasse-les et descends vers tante Dine.

J'obéis. On m'accola négligemment ou à contre-cœur, et je m'élançai dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opéra. Je pensais à Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le jardin, mais je ne répondis pas.

Je courus jusqu'à la châtaigneraie qui bordait le domaine et je grimpai sur le mur, à côté de la brèche qu'un des arbres avait jadis ouverte rien que par la poussée de ses racines, et qu'on avait fermée par une grille. De là, je dominais la route d'Italie. Il ne me restait plus que cette chance : la troupe du cirque passerait-elle par là ? J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain.

Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les traînent ! Je cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitées. L'une ou l'autre de leurs minces cheminées fume : on prépare le dîner pour la route qui sera longue. Sur un balcon d'arrière, à côté de la perruche que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds de mon amie.

Ah ! je la vois enfin. C'est elle, là, sans chapeau, c'est son visage uni et son teint doré. Elle conduit elle-même une des guimbardes. On lui a confié une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit en l'air, mais elle aime trop les bêtes pour les frapper. Elle redresse le buste, elle porte fièrement la tête. Comme son cou est bien dégagé ! Pourquoi ne l'avais-je pas remarqué encore ? Je ne l'ai pour ainsi dire jamais vue : je veux la voir, je veux la voir. Quand elle sort de l'ombre que verse le châtaignier, le soleil nimbe d'or la chevelure qui frise et qui semble se mêler au jour sans qu'on sache où ses boucles commencent, où le jour finit. À côté d'elle, sur le siège, un jeune garçon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. Elle a montré ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, mais son regard, son regard doré ne se tournera-t-il pas vers moi ? Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis là, tout près de vous, perché sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous ?…

Elle rit, elle passe, elle a passé. La toiture de la roulotte me la cache maintenant. Je ne l'ai pas appelée, elle ne m'a pas regardé. Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son teint doré ? Est-il possible qu'un événement si considérable n'ait duré que cette toute petite minute ?

Mon cœur éclate dans ma poitrine, et je reste là sans bouger. Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir après elle ? Suis-je donc cloué à mon poste ? Maintenant je sais qu'elle est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours été perdue pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau à la montagne et qui d'un mot jeté au passage m'enseigna jadis le désir, ne m'a-t-elle pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des séparations d'amour ? La douleur des séparations d'amour s'est fixée pour moi dans cette image : un petit garçon à cheval sur le mur de son héritage, et une petite fille qui, dans la lumière du matin, s'en va sur la route, qui s'en va sans se retourner…

Que nous tenons à nos souvenirs ! Plus tard, quand je suis devenu le maître, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet arbre qui la recouvrit de son ombre une dernière fois. « Monsieur, me disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les jours, et bientôt il se vendra pour rien. » Je résistais à ses assauts et j'alléguais des raisons vagues. Comment faire entendre à un honnête fermier qu'on veut conserver un châtaignier mort rien que parce qu'une bohémienne a passé dessous, il y a tant d'années qu'on n'ose plus les compter ? S'il est des choses inexplicables, celles-là sûrement en est une.

Mon homme n'a pas lâché prise. Ces paysans sont obstinés. « Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera le mur en tombant. » Et je pense qu'un mur se remplace. « Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il écrasera un passant. » Ça, c'est plus grave. Un passant ne se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'écrasera donc en tombant que mon cœur.

J'ai donné l'ordre d'abattre le témoin de mon premier chagrin d'amour. Je me suis penché sur le trou que ses racines arrachées ont creusé dans la terre, et je ne me suis pas étonné de tant de place qu'il occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouché la brèche et je me sens plus enfermé dans mon enclos. À mesure qu'on avance dans la vie, il semble que ce mur d'enceinte se resserre.

La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons peu à peu tout ce qui donnait un visage au passé. Aucun témoin ne garantit plus la vérité de nos souvenirs. D'autres ombres que celles des arbres peu à peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine à croire qu'on a été, comme tout le monde fut peut-être un jour, un enfant à califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il rentrera, bien sagement, à la maison…

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