II L'ALPETTE

Mon père et ma mère tinrent un conseil de guerre d'où sortit la résolution de nous renvoyer. Nous possédions, sur les pentes de l'une des hautes vallées, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isolé dans une clairière au milieu des sapins. Quand la saison s'y prêtait, nous y passions un mois pendant la période des vacances. Une patache irrégulière montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le ravitaillement n'y était pas très commode et il fallait s'y contenter d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air balsamique. Là, nous serions à l'abri de la contagion.

– L'épidémie se propage, nous expliqua mon père. Vous partirez tous demain matin, sauf votre mère qui ne veut pas me quitter.

Peut-être avait-il résolu de rester seul : il s'était heurté à ce refus.

– C'est une excellente idée, approuva grand-père. Ici nous ne sommes bons à rien du tout. Nous sommes plutôt une gêne.

– Oh ! moi, d'abord, déclara tante Dine en secouant la tête, je ne m'en vais pas. Je fais partie de l'immeuble.

Mon père lui objecta qu'elle aurait son frère à soigner ; l'argument fut accueilli assez mal :

– Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et d'ailleurs Louise veillera sur lui.

Louise protesta de son désir de rester. On crut qu'elle plaisantait, car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder même ? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontés ? Il y eut entre elle et tante Dine un débat dont la générosité ne m'apparut point sur le moment. Tante Dine gongonna tant et si fort, qu'elle obtint gain de cause.

Entraîné par l'exemple, je signifiai à mes parents mon intention formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon rôle. Ce fut pour affirmer ma personnalité, – ma personnalité de dix-huit ans à peine, – bien plutôt que par bravade de courage. L'idée de la mort ne m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais aucunement le danger. Sans doute mon père se trouvait le plus exposé par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait immortel. Je pensais seulement à me donner de l'importance.

Mon père m'écouta patiemment, puis il me répondit que si j'avais commencé mes études médicales, comme il l'avait espéré, il n'hésiterait pas, malgré son affection et ses craintes, à m'utiliser, – ce serait un droit que je pourrais revendiquer ; – mais que, m'étant orienté dans une autre voie, je n'avais aucune raison sérieuse de demeurer dans une atmosphère viciée, sans servir à rien, au risque de prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable à ma santé qui s'y raffermirait : j'étais un peu délicat, j'en reviendrais plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exaspérer. J'y découvrais un insupportable mépris, et je m'obstinai à réclamer un poste comme si mon honneur était engagé :

– Je regrette infiniment, père, de ne pas m'incliner dans cette circonstance ; mais j'estime que je dois rester, et je resterai.

Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux perçants et ne haussa même pas la voix :

– Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. C'est un ordre que je te donne : tu partirais demain avec ton grand-père, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cité ; nous verrons si mon fils sera le premier à me désobéir.

Et il me laissa. Il avait parlé si péremptoirement que j'eus le sentiment de l'impossibilité d'une résistance. Dès longtemps il me ménageait. À ma réserve, il me pressentait indifférent, sinon hostile, et il caressait le rêve de retrouver ma confiance. Voici qu'il abandonnait tous les moyens de conciliation et me replaçait dans le rang, comme un simple soldat, non pas même comme un futur chef. Sans tenir le moins du monde à prendre du service actif parmi les ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la plus cruelle injure. Grand-père, que cette solution satisfaisait, me consola avec bonne humeur :

– Oh ! oh ! que veux-tu ? il a la manie d'ordonner. Nous serons très bien là-haut.

Nos préparatifs occupèrent l'après-midi. Grand-père descendit lui-même de la tour son baromètre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces divers voyages l'essoufflèrent, mais il n'écoutait personne. Le reste du chargement ne l'intéressait pas et concernait tante Dine, à qui, de tout temps, il avait abandonné le soin de son linge et de ses habits. À la tombée de la nuit, l'abbé Heurtevent vint en visite. Mon père était à l'hôpital ou à la mairie, et ma mère à son ouvroir où l'on préparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-père, avec une vigueur de résolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, de la fenêtre, s'informa si notre ami avait été désinfecté.

Force fut à l'abbé de passer à l'étuve que l'on avait installée à la maison, après quoi il fut accueilli gaiement, et même grand-père lui offrit son exemplaire des prophéties de Michel Nostradamus. M. Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme : il connaissait les Centuries et les estimait obscures et contradictoires.

– Oui, vous préférez la sœur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbé ?

– D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est décédé ce matin du fléau.

– Ah ! fit grand-père.

Mais il ajouta aussitôt, pour se dispenser de le plaindre :

– C'était un ivrogne.

– Pauvre Tem ! soupira tante Dine. S'est-il confessé ?

– Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant.

– Un alcoolique, reprit grand-père.

Ma tante continua d'interroger notre hôte sur les personnes de notre connaissance :

– Et Béatrix ? et Mimi Pachoux ?

– Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi : il porte les morts en terre et même dirige l'équipe des fossoyeurs. Son zèle est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au Pendu, je le crois atteint.

– J'irai le voir, déclara simplement tante Dine, ce qui lui valut de son frère un regard d'étonnement et même de réprobation.

Déjà l'abbé, avec une aisance incomparable, passait des infortunes particulières aux calamités générales. La contagion ne tarderait pas à se répandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle décimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait les hommes politiques à réfléchir. Pour le renouveau moral elle vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient.

– Ils refleuriront, ne manqua pas de répéter gravement tante Dine.

Le récit de ces malheurs futurs affecta grand-père, qui changea le cours de la conversation :

– Dites donc, l'abbé : si vous montez nous voir à l'Alpette, nous vous donnerons des bolets Satan, et même, si vous ne nous apportez pas trop de fâcheuses nouvelles, des bolets tête de nègre qui sont du moins comestibles et d'un goût savoureux. Ou plutôt non, ne vous dérangez pas. Il n'y a pas là-haut d'appareil à désinfecter, et vous seriez capable de nous contaminer tous.

Le lendemain, un break attelé de deux chevaux, retenu spécialement pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon père surveilla lui-même l'embarquement qu'il précipita, car on le réclamait de tous les côtés à la fois. À la maison, quand surgissait quelque difficulté, on le cherchait immédiatement et ce n'était qu'une voix pour appeler : Monsieur Michel ? où est Monsieur Michel ? Maintenant, dans la ville entière, le cri de ralliement était : Monsieur Rambert ou, plus brièvement, le docteur ou le maire.

– Oh ! oh ! persiflait grand-père, il a de quoi commander.

Grand-père se hissa le premier dans le véhicule, avec ses instruments qui ne le quittaient pas, bien que la caisse à violon fût encombrante. Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaieté de collégien en vacances. Jamais il n'avait témoigné un si vif attrait pour l'Alpette. Louise, au contraire, et Nicole imitant sa sœur qu'elle admirait, manifestaient une émotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles s'accrochaient à mes parents et versaient des larmes, comme s'il s'agissait d'une absence prolongée.

– Allons, mes petites, dit mon père, dépêchez-vous et soyez sans crainte.

Les adieux que je lui fis moi-même, à cause de la scène de la veille, furent empreints de froideur. Il m'avait contraint à l'obéissance et froissé dans mon orgueil : je ne pouvais l'oublier si vite et ma dignité m'obligeait à prendre un air offensé.

Les moindres détails de ce départ, sur lequel devait tant s'exercer ma mémoire pour chercher vainement à en amoindrir l'amertume, m'apparaissent avec une netteté que le temps n'a pu obscurcir. Tout le monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux à cause des mouches qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se bêtes, grand-père et Jacquot dans leur hâte de goûter le plaisir de la course, Louise et Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle redoutait le fracas de sa sensibilité, moi pour en finir avec le malaise que j'éprouvais. Ma mère tâchait de conserver son calme. Seul, mon père y réussissait naturellement. Quand je montai à mon tour, le dernier, il eut un court moment d'hésitation comme s'il voulait me retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le révéla, mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie irraisonnée de redescendre. Était-ce un désir instinctif de réconciliation ? Combien j'aimerais en être assuré ; mais ce fut trop vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installé sur la même banquette que grand-père, je traduisis mon sentiment intime par un geste de mauvaise humeur : je m'emparai de la caisse à violon qui me heurtait les genoux et la déposai brusquement dans le fond de la voiture.

– C'est délicat, observa grand-père en manière de protestation.

Je me souviens encore de la vibration de la lumière dans l'air et de l'éclat de la route sous le soleil.

– Ça y est-il ? s'informa le cocher grimpé sur son siège.

– En avant ! ordonna mon père.

Et ma mère ajouta le vœu qu'elle formulait à chaque séparation :

– Que Dieu vous garde !

Déjà notre lourd véhicule s'ébranlait et ce furent les dernières paroles que nous entendîmes. En avant et Que Dieu vous garde : elles se confondent, elles se mêlent, elles s'accompagnent toujours l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de me mettre en route, il me semble que je les entends.

Au tournant, là-bas, devant la grille du portail, je revois les trois ombres qui se détachent dans le jour cru : celle de tante Dine un peu massive ; celle, plus fine, de ma mère et la grande ombre fière de mon père qui redresse la tête. Pourquoi n'ai-je pas appelé ? D'un seul mot : « Père », il se fut contenté, et il eût compris. Sa silhouette révélait tant de force, une si riche vitalité, et l'autorité d'un tel chef, qu'il était sans doute bien inutile de songer à s'humilier pour lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le désirais : plus tard, plus tard.

Grand-père fourrageait mes jambes pour remettre à flot sa caisse à violon, et je dus l'y aider. Nous passâmes sous le châtaignier qui avait abrité – un instant – Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en montrant ses dents. Et la maison se perdit en arrière de nous.

Je ne tardai pas à oublier ce mauvais départ dans l'enchantement de ma vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la première fois j'étais le maître absolu de mes jours. Grand-père n'exerçait aucune surveillance. Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la façade la mieux exposée, à se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se promenait plus que dans le voisinage immédiat et gagnait péniblement sa sapinière, car ses jambes étaient devenues molles et ne pouvaient le transporter bien loin. Là, il se livrait à son goût favori qui n'avait pas changé et qui était la chasse aux champignons. Il poursuivait spécialement non sans succès, le bolet tête de nègre à qui l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inséparable Nicole l'accompagnaient et se baissaient à sa place pour ramasser le gibier qu'il leur désignait. Il préférait leur enfance à ma jeunesse et je n'en étais pas jaloux. Notre intimité de jadis, il ne cherchait pas à la recréer avec eux. Il évitait toute fatigue, toute conversation qui eût nécessité des raisonnements, des explications. Il se contentait des petits faits évidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je préférais ma solitude.

Soit qu'elle eût reçu des instructions à cet égard, soit par affection fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'à l'obsession : elle aurait voulu se partager pour être à la fois avec moi et avec les deux petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et banale des propos que tenait grand-père, elle se tourna vers moi davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi un peu d'empire. Elle n'était que de deux ans mon aînée. Sa conduite m'émerveillait, car rien, en bas, à la ville, ne la faisait prévoir et l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je le jugeais peu sérieuse et même un brin fantasque, ce qui n'était pas pour me déplaire. Tantôt elle se précipitait sur son piano avec une fureur passionnée, et tantôt elle l'abandonnait pendant des semaines. Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de ses mouvements agiles. « Ce n'est pas elle qui me gênera », pensais-je dans la voiture. Or, voici qu'elle se révélait brusquement pareille à une directrice de communauté ou de pension de famille, prévenante et gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger à l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Était-ce sa responsabilité qui la transformait et lui tarabustait la cervelle ? Elle remplaçait mes parents en conscience. Je lui donnai à entendre que les garçons n'obéissent pas aux filles, et que les consignes qu'elle avait reçues ne me concernaient pas : elle insista et nous eûmes presque dès l'arrivée un conflit qui nous mit aux prises.

Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village était distant de deux kilomètres et l'on n'y célébrait qu'une messe, une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment venu de nous y rendre, elle nous invita à nous mettre en route. Grand-père, qui ne fréquentait pas l'église, souleva une objection désintéressée :

– Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde à l'épidémie.

– Dans toute la vallée il n'y pas un seul cas de typhus, affirma Louise triomphante.

– Bien, dit grand-père.

Et il bourra sa pipe du matin.

Je déclarai alors à ma sœur que j'avais un projet de course et regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, étonnée, si étonnée que je vois encore la surprise de ses yeux limpides.

– Comment, tu ne viens pas à la messe, François ? Il n'y en a qu'une.

– Non, répondis-je de mon air le plus assuré.

– Ce n'est pas possible !

Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanément, et je me rappelai la première messe que j'avais manquée. Mon amour-propre exigeait que je ne cédasse pas, mon amour-propre et aussi la foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures à la main, se retourna dans l'espoir de m'attirer encore :

– Je t'en prie, viens avec nous.

Si elle avait ajouté : pour me faire plaisir, peut-être aurais-je cédé, tant je la voyais alarmée. Elle eût jugé sans doute cet argument indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois.

– Je vais être obligée de l'écrire à maman, invoqua-t-elle en dernière ressource.

– Si tu veux.

Cependant elle ne réalisa pas cette menace. Sa délicatesse l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine bataille contre le fléau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour moi, s'efforçant de me ramener, d'obtenir mon amitié, ma confiance. Avec un art inné, elle s'improvisait mère de famille, cherchait sans cesse à nous réunir, à nous grouper, combattait l'isolement où je me complaisais. Dès qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour nous en donner lecture à haute voix. Nous en recevions de la ville très régulièrement, et l'on nous transmettait celles de Mélanie, vouée dans un hôpital de Londres au service des malades, de Bernard en expédition au Tonkin, d'Etienne qui terminait à Rome ses études de théologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait tenu qu'à elle, nous eussions retrouvé à l'Alpette la même vie qu'à la maison. C'était précisément ce qui me révoltait, et je m'insurgeais contre cette volonté de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une ténacité inattendue.

Pour me soustraire à son influence, je pris l'habitude de quitter notre chalet dès le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les repas. Inquiète, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'à ma disparition, et à mon retour, bien souvent, je la retrouvais à la même place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition s'étendait jusqu'à mes lectures. La bibliothèque de l'Alpette ne se composait que de quelques ouvrages : un Buffon et un Lacepède dépareillés, un Dictionnaire de la conversation en cinquante volumes, un Jocelyn et je ne sais quoi encore de moins important. Le Dictionnaire même ne m'effrayait pas et j'emportais résolument les notices consacrées à la biographie et aux systèmes des philosophes. J'étais à l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus obscures. Je les comprenais avant d'en avoir achevé la démonstration, qu'elles soumissent l'univers au moi ou qu'elles assujettissent l'homme à cet univers livré à lui-même. Cependant j'étais porté à croire que tout dépendait de notre intelligence et qu'elle seule, par sa puissance, insufflait l'être aux choses dont elle fixait les lois. Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilité à me mouvoir dans l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil.

Un peu épuisé par ces aventures de métaphysique, je me désaltérais à la poésie de Jocelyn. Elle s'harmonisait si parfaitement à la nature environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus à les démêler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je répété ces vers fixés dès lors en mon souvenir :

J'allais d'un tronc à l'autre et je les embrassais,

Je leur prêtais le sens des pleurs que je versais,

Et je croyais sentir, tant notre âme a de force,

Un cœur ami du mien palpiter sous l'écorce.

La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais tant besoin de la sentir éparse autour de moi, dans l'âme des arbres ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'était alors l'apostrophe : O sommets de montagne ! air pur ! flots de lumière !… par quoi s'exprimait mon exaltation. La sérénité des nuits me parlait de paix, d'amour, d'éternité. J'y rêvais de Laurence et n'avais pas de peine à l'évoquer, tant son portrait me semblait un modèle de précision :

Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans

N'imprima l'âme humaine en traits plus séduisants…

En faut-il davantage pour alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se crée son image à lui-même ?

Cependant un autre livre devait pénétrer plus avant dans ma sensibilité et correspondre à cet état d'indépendance et d'affranchissement où je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs apportés par grand-père s'était glissé l'exemplaire des Confessions qui, déjà, m'avait intrigué tout petit et que j'avais pris pour un manuel de piété. L'innocent Messager boiteux de Berne et Vevey conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler bien avant de le connaître, comme s'il vivait encore et comme si nous pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, au collège, que de courts fragments dont je n'avais rien tiré de personnel. Je me précipitai sur le récit de cette existence tourmentée, mais ce fut tout d'abord du dégoût. Le vol du ruban chez Mme de Vercellis et la lâche accusation qui le suit, certains détails physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de maman décerné à Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la forêt ou couché dans l'herbe sur la crête des monts, je sentais, en les écoutant, la rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel résistait, mais par une pente insensible j'en vins à admirer qu'un homme pût s'humilier ainsi par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'éprouvai le vertige de la vérité.

Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiète de cette préférence, voulut exercer son contrôle. Un soir, comme je rentrais de contempler les étoiles, – celles du Sud que je déchiffrais mieux, – je la trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les Confessions. Elle ne me voyait pas, je l'observais : brusquement elle ferma l'ouvrage et, m'apercevant, laissa éclater son indignation :

Tu n'as pas le droit de lire ce livre.

Je lis ce qui me plaît.

Elle appela à son secours grand-père qui déclina toute responsabilité :

Oh ! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincère.

Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait plus chers et plus séduisants, c'étaient ces douces façons de vanter en même temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les mouvements de mon cœur. Je fus aux pieds de Mme Basile sans même oser toucher à sa robe. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais d'elle, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte en y pensant. Je tâchais de me représenter cet air de douceur des blondes auquel le cœur ne résiste pas et, le croirait-on ? je découvrais une application individuelle à cette plainte qui frappait mes dix-huit ans à peine révolus et déjà inquiets : Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse et mourir sans avoir vécu. Quand je montais assez haut pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me répétais le vœu si simple : Il me faut un ami sûr, une femme aimable, une vache et un petit bateau, et mon exaltation croissante se parait d'ingénuité. J'aurais pleuré d'amour en mangeant des fraises arrosées de crème de lait.

Ainsi la période que je traversais se reliait très exactement à celle de ma convalescence dont elle devenait en quelque manière l'achèvement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites avec grand-père quelques années auparavant. Son ami Jean-Jacques le remplaçait. Ce n'étaient pas les mêmes lieux, mais la nature ne changeait guère. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, l'émoi de sa végétation que le moindre souffle agite, la fraîcheur des eaux, et même elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des espaces plus étendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une fierté nouvelle. À la montagne les héritages sont sans murs ni portes. Aucune clôture n'enlaidit le sol et la propriété n'est pas apparente, – la propriété qui, je le savais par l'enseignement de grand-père, corrompt le cœur des hommes et le remplit d'avidité, de jalousie, de cupidité. Là-haut, les bois et les prés sont à tout le monde et à personne, comme le soleil et l'air, comme la santé. Les hauts pâturages où le berger, qui d'une phrase m'avait révélé le désir, conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte ? L'ascension me communiquait une ardeur de conquête. Et à chaque victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se dérobait sans cesse. De préférence à Nazzarena que j'avais aimée et que mes rêves dédaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutôt encore, celle qui m'était apparue sur le chemin en robe blanche avec un chapeau de cerises et un teint de fleur, celle à qui son ombrelle servait d'auréole et que j'appelais Hélène depuis que je savais que sa beauté était semblable à celle des déesses immortelles.

J'étais seul, délicieusement seul et amoureux sans amour. J'étais parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma sœur Louise dont je méconnaissais l'affection. J'étais libre.

À cause des difficultés de ravitaillement, notre table était la plus frugale du monde. Nous vivions d'œufs, de pommes de terre, de fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-père ne cessait de nous vanter l'excellence de ce régime et les bienfaits de l'existence pastorale. Je me persuadais aisément de l'excellence de nos mœurs. De moins en moins je prêtais attention aux nouvelles de la ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en personne. Ainsi nous sûmes, dans notre ermitage, le chiffre des morts et la violence du fléau. Le Pendu, décédé, avait fait une fin des plus édifiantes, et tante Dine l'avait assisté jusqu'au bout. Glus et Mérinos étaient sains et saufs.

– Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-père.

Le fermier hochait la tête, ce qui signifiait que le dernier mot n'était pas prononcé et que l'épidémie continuait ses ravages. De Martinod on ne savait rien, il se tenait caché. Notre ami l'abbé Heurtevent avait résisté, mais il demeurait ébranlé : il gardait assez de vie pour annoncer des catastrophes.

– Et pouvons-nous redescendre ? demandait chaque fois Louise dont la question nous étonnait, grand-père et moi, car nous étions pas si pressés.

– Pas encore, mademoiselle ; M. Michel a dit comme ça que ce n'était pas le moment.

Un lazaret avait été installé pour les cas douteux, les deux hôpitaux regorgeaient de malades, les entrées et les sorties de la ville étaient surveillées. Une série d'arrêtés avait été rendue par le maire, ordonnant les plus minutieuses précautions.

– C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces détails.

Et grand-père déclarait que nous étions parfaitement bien à l'Alpette, mais Louise se rongeait d'impatience.

Les jours peu à peu raccourcirent. Après le mois d'août qui fut très chaud, septembre, plus ventilé, vint, et septembre passa. Les feuilles des hêtres et des bouleaux, dans la forêt, changeaient de couleur autour des sapins immuables, les premières toutes rouges et les autres dorées. Sur les rochers les touffes d'airelles desséchées prirent une teinte écarlate. Il m'arrivait d'être surpris par la nuit qui montait en courant du creux de la vallée et de quêter, pour me remettre en chemin, l'assistance d'un pâtre dans quelque hameau dont les petites lumières m'avaient guidé.

Puis, nous fûmes informés que le fléau diminuait et que bientôt nous pourrions quitter l'Alpette. J'en reçus la nouvelle sans plaisir. Ces vacances m'avaient enivré de liberté. Cependant on nous accordait un délai de quelques jours.

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