Je me préparais à la liberté par des années de réclusion, dont je ne transcrirai pas l'histoire après tant d'autres petits révoltés. Jamais je ne pus m'accoutumer à cet internat que j'avais réclamé dans un accès d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse désavoué. Cependant je passais pour un bon élève, à qui l'on ne reprochait qu'un peu de réserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon départ. Au dortoir je pleurai, la tête enfouie dans mes couvertures, jusqu'à ce que je ne me plaignis à personne.
Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans difficulté. Régulièrement, mon père m'écrivait, et longuement ; cette correspondance représentait sans doute pour lui un surcroît d'occupations dont je ne lui savais aucun gré. Par amour-propre, j'écartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des insinuations de Martinod, comment aurait-il deviné que j'apercevais partout des injustices à mon égard, des marques de préférence pour mes frères ? Je dénaturais systématiquement phrases, sentiments, pensées. Écartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les témoignages affectueux, je l'accusais de dureté. S'y laissait-il aller, au contraire, c'était pour me donner le change et mieux m'imposer son autorité que je grossissais au point de la supposer partout et dont la soi-disant persécution m'était insupportable. Je répondais plutôt à ma mère et il ne m'en adressa jamais l'observation. Cependant il le remarqua : plusieurs de ses lettres en portèrent la trace : « Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas à te confier à ton père… » Et ma mère, qui l'avait remarqué pareillement, ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonté par-dessus tous ses autres mérites, de l'imposer à mon souvenir, ce qui m'exaspérait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace hostilité, il n'en soupçonnait pas la cause. Ainsi le fossé, qu'un élan eût aisément franchi au début, s'élargissait entre nous.
Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au travail. Je réussissais brillamment, avec indifférence, et mes succès contribuaient à tromper ma famille, qui y découvrait la preuve de mon acceptation et de ma nouvelle discipline. Un bon élève, comme le mentionnaient mes bulletins, ne pouvait être qu'un brave enfant et la joie de son foyer. Tante Dine, d'une écriture malhabile, m'adressait d'énormes compliments qui célébraient mon affection filiale. De grand-père je ne recevais rien.
Mais qu'étaient ces résultats positifs auprès du drame intérieur qui se jouait en moi ? Je me relâchai peu à peu des pratiques religieuses, et me composai pour moi-même une sorte de mysticisme où je pris l'habitude de me réfugier. Mon imagination me remplaça mes promenades dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'à mes rencontres avec Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, où je goûtais des joies intenses. Je me composais des paysages élyséens et des passions idéales. J'étais à l'âge où l'on se meut avec le plus d'aisance dans les chimères de la métaphysique : les idées se confondent avec le cœur, et la sensibilité, pour bondir, n'a pas encore besoin du tremplin de la réalité. Dans le rêve, j'étais mon maître ; en attendant celle de la vie, j'avais découvert l'indépendance de notre cerveau, et qu'elle peut suppléer à tout ce qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau qui prend notre forme : malléable et comme liquide, elle se prêtait à tous mes désirs avec une docilité qui m'émerveillait. J'avais retrouvé le Freischütz et Euryanthe, la forêt dont les allées se perdent. Elle était plus belle et surtout plus vaste que celle où, jadis, je m'étais éveillé à la vie latente des choses. J'escaladais aussi des montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles où le berger menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que j'arrachais à mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du rossignol amoureux de la rose : Je m'égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Pour elle ? je ne savais pas son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existât je n'en doutais point. Et, phénomène singulier, ce n'était déjà plus Nazzarena, comme si la fidélité était encore une chaîne à briser.
Avec le secours de la musique ou celui de la pensée, je me construisais un palais où nul n'était admis à me visiter : on me croyait présent et simplement distrait quand j'avais gagné ma solitude, le seul lieu où je fusse véritablement moi-même. Cette faculté de concentration m'interdisait l'amitié. Aucun camarade ne fut admis à se lier avec moi, de sorte que la famille même contre laquelle je m'insurgeais me représentait l'humanité à elle seule.
Ainsi toutes les graines jetées pendant ma convalescence germaient en moi, à quelques années d'intervalle. J'étais libre en dedans et personne ne s'en doutait. Mes parents étaient satisfaits de mes places et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et à l'abri de cette réputation je me laissais couler paisiblement dans un heureux état où je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, mais elles comptaient si peu auprès de ma vie intérieure. Quand je retournais chez moi, aux vacances, mon indifférence, ma froideur surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant la comprendre, à de la timidité, de la retenue qui étaient dans mon caractère, et ils se multipliaient pour me contraindre à rentrer dans la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'à m'éloigner davantage. Le rire de Louise, qui était maintenant la fleur de la maison, ne me dégelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agaçantes de Bernard en congé. Et quant à mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'évitaient : après les avoir découragés, il ne me restait qu'à me froisser de leurs mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouvé celle-ci :
– Il est si distingué !
Mon père, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des élections. Il me voyait, avec un secret déplaisir que je sentais et qui, par esprit de contrariété, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce fussent l'histoire, le passé, la tradition, les lois, les mœurs, l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les études abstraites, la philosophie, les mathématiques, ou m'absorber plus complètement encore dans la musique, monde imprécis et sans lignes arrêtées dont il redoutait les mirages. Atteint par le départ de Mélanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'était revenu passer quelques mois à la maison que pour repartir à destination du Tonkin où la guerre ne finissait pas, il aurait souhaité de causer intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'écoutais courtoisement, je lui répondais à peine, et il ne pouvait se méprendre à mon silence ou à mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la supériorité que distribue une vision nette des réalités. Ce qu'il dut dépenser d'intelligence, de tact, de diplomatie même dans cette poursuite où je me dérobais sans cesse, je m'en rends compte par le souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus chères ; ils s'intéressaient à cette conversation qui tournait presque au monologue, et plus tard j'ai retrouvé sur eux l'empreinte de cet enseignement dont ils ont tout naturellement bénéficié, tandis que j'y voulus être réfractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, soudain plus impérieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait secoué jusqu'aux moelles, et je m'attendais à l'entendre comme alors : Mais comprends-moi donc, pauvre petit ! Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir… Puis la voix irritée se modérait, ou bien elle se taisait. Mon père avait mesuré l'inutilité de sons insistance.
Je savais aussi me dérober affectueusement aux sollicitations de ma mère, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiédeur religieuse :
– Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est nécessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde.
Cependant j'avais habilement réussi à me rapprocher de grand-père sans éveiller de soupçons. Nous faisions de la musique ensemble. Il tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous discutions des heures entières sur une sonate ou une symphonie. Ainsi l'avais-je admiré jadis, au Café des Navigateurs, s'isolant avec Glus. Si l'un ou l'autre voulait se mêler à notre conversation, nous le toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis sérieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous : elle nous appartenait et par elle nous rétablissions notre ancienne intimité.
J'atteignis ainsi le début de ma dix-huitième année, lorsque survint l'événement qui devait décider de ma vie. Les baccalauréats m'avaient couvert d'honneur, et je me préparais à l'École Centrale depuis un an, sans une attraction particulière, et même avec un détachement parfait. Un certain goût pour les sciences naturelles, volontairement délaissé, avait quelque temps donné à mon père l'illusion que je reviendrais à mes projets d'enfant et le continuerais lui-même un jour. Mais j'avais choisi la carrière d'ingénieur parce qu'elle me séparait de la maison et que j'y serais mon maître…
Lorsque nous annoncions notre retour, la première silhouette que nous ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'était celle de mon père accouru à notre rencontre. La paternité, véritablement, illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitté la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois les bras comme s'il me retrouvait après m'avoir perdu. Ces effusions en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y dérobais avec art.
On était à la fin de juillet. Mes examens passés, je revenais pour les vacances. Après m'avoir tout froissé en me serrant sur sa poitrine, mon père me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous nous engageâmes dans le chemin de la maison qui était à l'autre extrémité de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai décrite.
Nous traversions la place du Marché lorsqu'un groupe de gens du peuple nous jeta des regards hostiles accompagnés de sourds grognements, puis un cri se fit jour à travers ces murmures :
– À bas Rambert !
Étonné, je me tournai vers mon père, qui ne répondait pas et qui souriait même aux insulteurs, oh ! non pas de ce sourire que j'avais déjà remarqué sur ses lèvres quand il se préparait à la bataille, mais d'un sourire presque sympathique, de commisération. Pourquoi cette impopularité soudaine ? On pouvait ne pas l'élire, on le respectait et surtout on le craignait. Déjà le cocher pressait son cheval : de loin quelques huées nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger.
– Oh ! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai.
Toute la maisonnée se précipita dans l'escalier pour nous recevoir. C'était le protocole habituel, à la rentrée de chaque absent. Grand-père, seul, ne se dérangeait pas et j'entendis son violon qui, de la chambre de la tour, envoyait sa plaintive mélopée. Mon père raconta la manifestation dont nous avions été les victimes.
– Ah ! les canailles ! s'écria tante Dine qui, par l'effet d'un rhumatisme à la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, avec les ans, de sa vertu guerrière. Ils se sont avancés jusqu'ici tout à l'heure, ceux-là ou d'autres. Heureusement la grille était fermée.
Elle nous barricadait contre nos ennemis.
– Oh ! mon Dieu ! murmura ma mère, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive rien ?
Mon père, enfin, résuma pour moi les derniers incidents. La municipalité élue trois ans auparavant avait commandé, pour alimenter les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces travaux avaient été adjugés à un entrepreneur peu scrupuleux et même taré, que soutenaient des influences politiques considérables. Or, ces derniers jours, mon père avait constaté, soit à l'hôpital, soit dans les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait à l'eau récemment amenée en ville, et mal captée ou contaminée. Il redoutait une épidémie, s'il avait diagnostiqué sans erreur l'origine du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de fermeture immédiate des fontaines suspectes et réclamé un arrêté enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres mesures de précaution, à quoi le maire, un M. Baboulin, épicier, conseillé par l'adjoint Martinod, s'était refusé par crainte de l'opinion. Notre ville, en amphithéâtre au-dessus du lac, était choisie, l'été, comme lieu de villégiature par toute une colonie d'étrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, était compromise. En outre, il eût fallu avouer l'échec de ces fameux travaux d'aménagement, dont on avait tiré, selon l'usage, une bruyante popularité. La querelle avait transpiré et le public prenait violemment parti contre le prophète de malheur.
J'écoutais ce récit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se prêter poliment aux intérêts de ses hôtes. C'étaient des histoires de province, promptes à naître, promptes à s'éteindre, et j'arrivais de Paris. Notre ami, l'abbé Heurtevent, vint à la nuit tombante les renforcer. Depuis le décès du comte de Chambord, il ne prédisait plus que des fléaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Déjà il se sentait dans son élément et reniflait à l'avance une odeur de choléra qui rétablirait sa réputation atteinte et punirait la République.
– J'ai appris, annonça-t-il à mon père, qu'on vous donnerait ce soir un charivari.
– Un charivari ! répéta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai sur la tête une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas d'eau bouillie.
– Bien, répondit mon père, j'attendrai.
Après le dîner, ma mère, anxieuse, nous invita à réciter la prière en commun. J'hésitai à me mêler à ces invocations que j'estimais puériles et n'y participai que du bout des lèvres, uniquement, me disais-je, pour ne pas semer dès le premier jour la discorde. Grand-père, lui, avait bravement regagné sa tour pour braquer son télescope sur je ne sais plus quelle planète.
Vers les neuf heures, nous entendîmes une clameur formidable, mais qui venait de loin.
– J'ai tout fermé, déclara tante Dine pour nous rassurer.
Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'éloignait. La foule qui la poussait devait piétiner sur place. Nous percevions distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne comprenions pas le sens. Tout à coup on sonne au portail.
– Les voilà ! proclama tante Dine.
Mais non : sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et même une ombre minuscule. Tante Dine et ma mère furent d'avis qu'il ne fallait ouvrir qu'à bon escient.
– Il s'agit probablement d'un malade, observa mon père.
Et lui-même s'avança vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir :
– Il paraît, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on fait l'assaut de la mairie.
– Ah ! vraiment ? Et qu'est-ce que l'on crie ?
– Démission ! démission !
– C'est bien, mon ami, j'y vais.
Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue échangé, voulut célébrer le dévouement de notre ouvrier, mais elle en fut empêchée par mon père :
– Oh ! ne vous pressez pas, ma tante ; ces jours derniers, il me fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il est bien sûr de sa direction.
Et se tournant vers moi, il me demanda :
– M'accompagnes-tu ? Cela te changera de tes études.
Nous trouvâmes dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, où les étoiles semblent briller bien en avant de la voûte sombre, comme des lampes suspendues, et nous arrivâmes sur la place de l'Hôtel-de-Ville qui était noire de monde et toute remplie d'un cri unique :
– Démission ! démission !
La foule nous tournait le dos, trépignant et vociférant contre le bâtiment municipal hermétiquement clos. Elle se composait de bandes de citoyens accourus au sortir des cafés, où la nouvelle s'était sans doute répandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants dans les bras. Les femmes étaient encore plus surexcitées que les hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. À la vérité, il eût fallu beaucoup de bonne volonté pour cette exécution. Toutes ces ombres chinoises qui se découpaient devant nous sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs gesticulations. Isolé dans ma vie intérieure, je ne prenais aucun intérêt à leurs ébats. Et tout à coup le salon de l'hôtel de ville, qui donnait sur un balcon, s'éclaira. M. Baboulin se décidait à rassurer ses administrés. Vainement il essaya de se faire entendre ; on le couvrit aussitôt d'injures, l'appelant empoisonneur, traître, vendu, et le flétrissant d'autres épithètes plus malsonnantes mais sonores. Un autre homme parut à ses côtés : l'adjoint Martinod, ma vieille connaissance, comptant sur sa popularité et son talent de parole, s'avançait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et même on le traita avec une familiarité plus blessante. Je reconnus, à la lumière d'un bec de gaz, Glus et Mérinos, inséparables, qui conspuaient en conscience leur ancien ami.
– Voilà, me dit mon père sans se gêner, ce que c'est que le peuple. Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte.
Je m'étonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimât si librement, et de cette voix forte qui retentissait et qui désespérait grand-père. Tout à l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas hué, lui aussi ? Et si l'on recommençait ? Nous n'étions pas protégés par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se retourna, la face injectée et la bouche ouverte. Un réverbère l'éclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous dévisageait. Il s'agitait plus que tous les autres. Aussitôt il poussa un cri :
– Vive Rambert !
Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et à ma stupéfaction, chacun de reprendre : Vive Rambert ! à pleins poumons. Mon père me toucha l'épaule et me glissa :
– Filons vite. En voilà assez !
Un peu plus, notre retraite était barrée et nous devions subir cette ovation inattendue. Nous prîmes rapidement une ruelle transversale, avant qu'on s'organisât pour nous accompagner, et nous rentrâmes à la maison où l'on nous attendait. L'ombre derrière la fenêtre nous avertit de l'état d'inquiétude causé par notre absence. Mon père raconta gaiement ce qui s'était passé et l'intervention de Tem.
– Le brave garçon ! approuva tante Dine.
Ce qui lui valut cette réplique :
– Oh ! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me saluait même plus.
– De quoi se mêle-t-il ? opina grand-père que l'épidémie occupait, que risque-t-il ? Il n'a jamais trempé son vin.
– Écoutez, murmura ma mère, si prompte à s'effrayer pour nous.
La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait distinctement, se précisait. Tout à l'heure, dans un instant, elle deviendrait intelligible.
– O mon Dieu ! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore ?
Mon père la rassura en riant :
– Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais pas tant. Après midi, j'étais bon à jeter à l'eau, et ce soir je suis un sauveur.
Comme il se souciait peu de la faveur publique ! Il avait son sourire de bataille et je l'estimai bien méprisant. Dans le mysticisme où je m'étais réfugié, je me tenais à l'écart des hommes ; mais, pourvu que je ne les fréquentasse pas, j'étais disposé à leur concéder toutes les vertus, et même la logique. Déjà le cortège déferlait contre la grille en chantant : C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il nous faut ! N'y avait-il donc qu'un Rambert ? Grand-père, que personne ne réclamait, s'éloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de retraite : il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son télescope ; la planète qu'il observait n'avait peut-être pas encore atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon père, cependant, m'invitait à regarder, et je voyais sans plaisir cette masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. On eût dit un long et énorme serpent, une longue et énorme courtilière dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue n'en finissait plus, là-bas, au tournant du chemin. La grille céda tout à coup et la bête envahit, comme jadis les bohémiens, la courte avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. Tante Dine, à côté de moi, était partagée entre le plaisir de la popularité qu'elle savourait pour la première fois et la défense instinctive de notre jardin.
Mon père, afin d'arrêter cet élan de la foule, ouvrit la croisée et fut salué d'une tempête d'applaudissements. Il obtint facilement le silence, et sa voix sonna comme une cloche d'église :
– Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arrêter le fléau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le secours de Dieu.
Invoquer le secours de Dieu ! Mais c'était lui que l'on considérait comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que ma mère qui songeât à prier. Tante Dine buvait les paroles de son neveu, dont l'éloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaité quelque bel éloge de la science, seule capable de vaincre l'épidémie et d'éviter la contagion, et de la science mon père n'avait soufflé mot. Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du défilé et dont quelques-unes brandissaient des mioches à bout de bras comme si elles les offraient à mon père. Sans doute avait-il parlé pour les bonnes femmes.
Cependant il obtint ce qu'il désirait. La foule, peu à peu, se calma et commença de s'écouler. On repassa le portail, et la belle nuit d'été, qu'avaient déchirée tant de cris, lentement reprit sur les derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la campagne, pour les restituer au silence.
Dès le lendemain les événements se précipitèrent les uns sur les autres. Le conseil municipal, responsable des fâcheux travaux de canalisation, démissionna sous les protestations et le mépris.
– Et voilà bien les électeurs ! nous dit mon père à table. On avait célébré la conquête de la mairie sur la réaction, et ce même conseil acclamé, on le chasse honteusement et on le traîne dans la boue.
Instantanément, je me revis, quelques années plus tôt, au Café des Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en l'honneur de la candidature de grand-père qu'on opposait au chef du parti conservateur. Ce souvenir, loin de me révolter, m'attendrit. Là, j'avais goûté, enfant, une sorte d'abandon agréable qui ressemblait déjà à cette langueur amoureuse, présent de Nazzarena fugitive, en écoutant de belles théories qui n'étaient pas encore très claires pour moi, mais qui me préparaient à la liberté.
En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon père ne correspondaient nullement à ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi grand-père l'approuvait :
– On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un rien. Déjà tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu rassurant !
À mon retour, j'avais trouvé grand-père vieilli. Dame ! il atteignait ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps gardé un air de jeunesse dans la démarche restée allègre à force de promenades et dans les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voûtait et le regard s'embrumait. Cependant il tenait à la vie, et peut-être de plus en plus à mesure qu'il la sentait plus fragile.
Les nouvelles les plus insensées et les plus contradictoires circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la rivière : un prêtre, affirmaient les anticléricaux ; un franc-maçon, leur répliquait-on. La terrible manie du soupçon commençait de sévir. Un malheureux, le visage couvert de boutons, faillit être écharpé sous le prétexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauvé que par l'intervention de mon père.
– Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien ! cria-t-il à temps.
Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne communiquions plus avec personne, et lui-même se désinfectait avec soin en rentrant de ses tournées. Puis les villages en aval des travaux de captation se crurent contaminés eux aussi. Atteint de panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une émigration devant la guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et brusquement l'épidémie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort exagéré les ravages, soit par suite de l'agglomération et du manque d'hygiène, soit parce que l'air était réellement vicié, prit des proportions inquiétantes. L'effroi public devint lui-même un danger. On annonça la peste et la famine. L'abbé Heurtevent, qui, tout en se dévouant, puisait dans cette atmosphère de catastrophe une sorte de réconfort à cause de la réalisation de ses prophéties et qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître les signes de l'intervention divine, fut accusé formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle Tapinois avait donné le signal du départ, abandonnant son ouvroir, que ma mère reprit sans rien dire. Les hôtels se vidaient, et les habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient.
Le manque d'organisation venait augmenter le fléau. La municipalité avait démissionné, et le préfet prenait les eaux en Allemagne. D'urgence on convoqua les électeurs. Ce fut une ruée vers mon père. Tous les jours on criait devant la grille : Vive Rambert ! ou : C'est Rambert qu'il nous faut ! et tante Dine ne se rassasiait jamais de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que lui.
Je n'ai pas vu, et je ne puis décrire la ville désespérée, aux boutiques fermées de peur du pillage, déchirée par les partis, hantée de tous les soupçons, travaillée par la haine et la misère, et livrée à l'épouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, à nos pieds, là, sous nos fenêtres, supplier un homme, se soumettre à lui, s'asservir à celui dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se traînait, elle gémissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. Et, ne comprenant pas sa détresse, je la méprisais.
Mon père avait perdu sur moi son autorité, non pour en avoir abusé, malgré ses apparences où j'imaginais de la tyrannie, mais peut-être, qui sait ? pour n'en avoir pas usé, au contraire, le soir où il me ramena du Café des Navigateurs, le jour où, dans la chambre de la tour, pour défendre grand-père contre lui, je le bravai. Il ne pouvait se douter ni de mon premier amour qui m'avait compliqué le cœur, ni de la profondeur des mes aspirations vers la liberté lentement infiltrées par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait pressenti mon détachement de la maison et pour me ramener il avait compté sur sa clémence. Or cette clémence le réduisait à mes yeux. Son prestige était fait de ses continuelles victoires, et chez ma mère ne l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu ? J'avais mesuré à sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix à me reconquérir, plus je me sentais fort pour lui résister. Et, peut-être, sans cet excès de préoccupation paternelle, eût-il conservé plus d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de prétendre trop à dresser et préparer son héritier, et faut-il croire à la vertu des affirmations et des actes plus qu'à l'influence qu'on cherche à exercer sur les esprits ? Une génération diffère de la précédente dans l'expression des idées, sinon dans les idées mêmes. Elle tient à croire tout recréer : la vie lui apprendra que rien ne se crée et que tout continue par les mêmes procédés.
Cette autorité, à quoi je me dérobais, voici que dans le danger elle s'imposait à tous. Mon père dirigeait les services médicaux. Élu à la presque unanimité, on lui confia la ville.