V L'abdication

Je compris les jours suivants, à toutes sortes de petits signes, sans compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus à grand-père, mais à mes parents, et qu'une simple formalité marquait pour que ce traité fût définitif. Grand-père n'en ayant plus la charge, bien que cette charge ne l'incommodât guère, n'en désirait pas garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon père luit tenir des discours de ce genre :

– Je veux que rien ne soit changé ici. Je veux que tout demeure comme par le passé. Je ne veux vous ôter que les soucis.

– Eh ! eh ! répliquait grand-père avec son petit rire, tu as bien de la chance de savoir tout ce que tu veux.

Et il lissât sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fûmes bientôt avertis. Quand il avait une idée, on ne pouvait l'en faire démordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout pêle-mêle, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans réplique de mon père, prières de ma mère, avec la même tranquillité d'humeur, et il n'écoutait personne. À son air aimable et détaché on l'aurait cru persuadé aisément, quand le mauvais rire apparaissait et ruinait toutes les espérances.

Nous sûmes un beau matin sa décision d'abandonner la pièce à deux fenêtres qu'il occupait au cœur même de la maison et qui était vaste, confortable et facile à chauffer, pour s'en aller où ? Nul ne l'aurait deviné : dans la chambre de la tour. Cette chambre était dès longtemps déserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tôt signifié sa volonté que tout le monde, après d'infructueuses tentatives pour obtenir son désistement, dut courir au plus pressé afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-même, sans plus attendre, prenait déjà l'escalier avec son matériel le plus précieux.

– Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et épousseter, lui notifia tante Dine, armée de la tête de loup.

– Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit très bien avec les araignées et la poussière.

Ce scandale fut évité. On le devança et il dut patienter quelques minutes, ce qu'il n'aimait guère ; après quoi, résolument, il s'empara de la rampe, muni de son baromètre, de sa caisse à violon et de ses pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le reste de son déménagement ne l'intéressait pas. Ses vêtements, son linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit bonheur. Il me témoigna sa confiance en m'invitant à porter un traité d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les illustrations en couleur représentant les principales espèces de champignons, et un autre ouvrage que je pris à son titre pour un livre de piété : les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. J'allais oublier les Prophéties de Michel Nostradamus et une collection du Véritable Messager boiteux de Berne et Vevey, almanach fameux et précieux à tous égards, mais principalement pour ses bulletins météorologiques. Or grand-père s'occupait beaucoup de l'état de l'atmosphère. Il le reniflait, pour ainsi dire, à sa fenêtre, le matin et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le mouvement des nuages et l'éclat des étoiles. Volontiers il citait l'autorité d'un certain Mathieu de la Drôme, avec qui il était en correspondance et que nous avions pris l'habitude de considérer comme un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-même faisait des pronostics et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait à prédire. Il ne se trompait guère, soit que la chance le favorisât, soit qu'il eût bien interprété la direction des vents. Et cette petite réputation qui lui était agréable le mêlait aux lois mystérieuses de la nature dont il rendait les oracles.

Dès qu'il eut transporté sa bibliothèque et ses instruments, il se trouva chez lui dans la chambre de la tour et se déclara satisfait. Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre côtés à la fois : le moindre rayon de soleil, d'où qu'il vint, serait capté. Et quant à la direction des vents, elle serait facile à déterminer. Un grand vacarme lui apprit que son mobilier grimpait après lui. Tante Dine présidait en personne à l'emménagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans chaque main un candélabre, elle précédait, en l'animant de la voix, une escouade rangée en file indienne qui manœuvrait sans beaucoup d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la tête : il avait consenti à une réconciliation scellée par l'octroi d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire portée par quatre jambes qui appartenaient – on le sut plus tard, au sommet des marches – moitié à Pendu, et moitié (la petite moitié) à Mimi Pachoux ramené au logis par la victoire.

– Franchement, déclara tante Dine à son frère pendant le défilé de ses troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas ! Il faudra qu'on te hisse chaque chose par cet escalier qui est étroit.

Comme grand-père, indifférent, esquissait un geste vague, elle lui décocha des sarcasmes :

– Naturellement, cela ne trouble point Monsieur ! Monsieur ne se dérangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a inondé de sa sueur, Monsieur verra venir les événements. Et moi, pendant ce temps-là, je monterai et descendrai cent fois par jour. Et les servantes pareillement. Mais tu n’as cure de notre peine tu trouveras toujours ici tout ce qu’il te faut.

L’attaque était directe et rude. Avant d’y répondre, grand-père jeta un coup d’œil effrayé sur le siège transporté par Tem, à cause de l’inondation annoncée. Quand il le vit intact et sec, il se rasséréna et put riposter en toute tranquillité d’esprit :

– Je ne demande rien à personne.

– Parce qu’il ne te manque jamais rien : tu vis comme un coq en pâte.

Ils avaient raison tous les deux. Grand-père n’élevait aucune réclamation, mais on s'ingéniait à prévenir ses moindres vœux. Ainsi ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui assiégeaient la tour : le lendemain de son installation, on calfeutrait soigneusement la porte et les fenêtres.

La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment général. Cet exode imprévu, que rien ne motivait, assombrissait mon père et ma mère qui en cherchaient vainement la raison :

– Pourquoi se loger si haut ?

Et grand-père d’expliquer avec son mauvais petit rire :

– L’altitude m’a toujours réussi.

J’avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand-père. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, son odeur spéciale – on ne l’ouvrait que pour y chercher les pommes qui pendant tout l’hiver y mûrissaient – exerçait dès longtemps sur moi un attrait irrésistible. Puisqu’elle était habitée désormais, je me proposai de lui rendre des visites.

Cet épisode fut bientôt éclipsé par un autre, beaucoup plus grave et qui devait frapper davantage encore mon imagination. À mon retour du collège un matin, je fus avisé par mon informateur habituel, tante Dine, que cette fois c’était définitif. Elle me donnait cette nouvelle en grand mystère, mais le mystère même, chez elle, se manifestait bruyamment. Le mot définitif prenait sur ses lèvres une importance formidable. Qu’est-ce qui était définitif ?

– L’acte est signé. Tout à l’heure. Je suis bien contente.

Quel acte ? Je n’y comprenais goutte.

– Eh bien ! nous restons chez nous. Ils ne peuvent plus rien.

Ne savais-je pas déjà qu’ils étaient en pleine déroute, dispersés, châtiés, vaincus, battus, réduits à néant, comme les Perses de mon histoire ancienne qu’une poignée de Grecs précipita dans la mer ? Comment pensait-elle m’éblouir en me communiquant un secret vieux de plusieurs jours, peut-être même de plusieurs semaines, et dont tout le monde avait pu s’entretenir librement ? Un enfant n’entre pas dans le pays des préparations, des lenteurs, des formalités et des paperasses judiciaires. Mais un événement capital allait illustrer la déclaration de tante Dine.

Grand-père était rentré de sa promenade plus tôt qu’à l’ordinaire et, comme l’un de nous remarquait cette ponctualité anormale, il s’était éloigné sans souffler mot. Quand nous pénétrâmes, après le second coup de cloche, l’estomac creux et les dents longues, dans la salle à manger, notre surprise fut grande de l’y trouver déjà, assis devant la table, et non pas à sa place officielle qui était la place d’honneur, au centre, en face de ma mère, ainsi qu’il convient au chef de famille, au roi régnant. Sans prévenir personne de ses intentions, il avait changé les ronds de serviettes et s’était allé mettre au bout, en face de la fenêtre. C’est vrai qu’il avait choisi une assez bonne place, d’où il pouvait voir les arbres du jardin et même un peu de ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle n’était pas indifférent. Mais tout de même, c’était là une révolution dans la vie de famille et dans toute l’économie domestique. Ou plutôt, je ne m’y trompais pas, c’était une abdication.

Je me connaissais en abdications. N’avais-je pas dû apprendre dans mon manuel celle des rois fainéants, à qui l’on coupait la chevelure avant de les enfermer dans un cloître, et, malgré moi, je considérai les jolis cheveux blancs de grand-père qui bouclaient légèrement. Surtout, j’avais entendu réciter, par mon frère Bernard, l’histoire de Charles-Quint dont j’avais été fort impressionné. Ce maître du monde, détaché de la grandeur, se retira dans un monastère d’Estrémadure dont il réparait les pendules, et pour se donner un avant-goût de la mort, il fit célébrer, vivant, ses funérailles. Des historiens affolés de vérité m’ont affirmé, depuis lors, que ces détails étaient fictifs. Je le regrette, car je ne les ai pas oubliés, tandis qu’une innombrable quantité de faits démontrés me sont sortis de la mémoire. Mais en ce temps-là je croyais, dur comme fer, à la retraite de Charles-Quint, aux obsèques truquées et même aux pendules. Grand-père, lui aussi, s’entendait à raccommoder les horloges et j’opérai aussitôt entre eux un rapprochement.

Tante Dine, par hasard exacte, et ma mère, qui nous suivaient à peu de distance, partagèrent notre étonnement. Puis, tous les regards se fixèrent sur mon père qui entrait. D’un coup d’œil il jugea la situation, et la décision, chez lui, ne se faisait guère attendre. Il s’avança d’un pas rapide :

– Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit être changé ici. Père, reprenez votre place, je vous en prie.

Certes, aucun de nous n’aurait résisté à cette prière qui ordonnait. Mais la force agissante et organisatrice de mon père se heurtait devant nous à une autre force, dont je ne soupçonnais pas la puissance et qui était l’immobilité. Grand-père ne bougea pas. Il avait résolu de ne pas bouger.

Mon père, n’ayant pas obtenu de réponse, répéta plus doucement sa demande. Je ne puis pas écrire plus humblement, car il gardait en toute occasion, malgré lui, un air de fierté. Il reçut au visage un éclat de l’éternel petit rire et cette phrase par surcroît :

– Oh ! oh ! que de bruit pour rien !

– Père, donnez-moi cette preuve de votre affection.

– Une place ou une autre, qu’est-ce que ça signifie ? Je suis très bien ici, j’y reste.

Et, avec un suprême dédain, grand-père ajouta :

– Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m’est égal !

Tout lui était égal, Tem Bossette m’en avait averti : une place ou une autre, une maison ou une autre. Ces phrases-là, prononcées devant nous, avaient le don d’exaspérer mon père, mais il se contenait.

– Il faut, reprit-il, une hiérarchie dans les familles.

– Bah ! nous sommes en République, et je tiens pour la liberté.

Mon père comprit qu’il était parfaitement inutile d’insister. Il se contenta de conclure :

– Alors, vraiment, vous refusez de revenir ?

– Je ne bouge plus.

Philomène, la femme de chambre, présentait le plat. Mon père lui fit signe de l’offrir à grand-père, après quoi il dut se soumettre et prendre la place d’honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul méritait de l’occuper. Le chef, c’était lui, dès longtemps, et pas un autre. À la moindre difficulté ou contrariété, on s’adressait à lui, on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiété qui pesait sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirigé. Plus de rois fainéants ! Les rênes du gouvernement, comme s’exprimait mon manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il était juste que le chef eût les insignes de l’autorité. Un roi ne reste pas au second rang. Mon père, évidemment, ne se fût pas lui-même couronné.

Ainsi, en notre présence, s’opéra la translation des pouvoirs.

Je ne m’attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque subitement. Le gouvernement de grand-père m’avait toujours paru précaire et dérisoire. Dès qu’il eut refusé de l’exercer, j’admirai son désintéressement et je découvris la poésie de l’abdication.

Ce mépris souverain des résultats matériels me parut plein de grandeur, et j’allai même jusqu’à m’expliquer le propos que j’avais estimé sacrilège : Qu’on habite une maison ou une autre… S’il n’avait rien accompli pour protéger la nôtre, c’est peut-être qu’il considérait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et les astres et il prédisait l’avenir. Le temps et l’univers l’absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer à des tâches communes. Il y avait là une autre façon de comprendre la vie que je soupçonnais sans me l’expliquer, et qui déjà m’attirait par sa singularité et son énigme. Le roi déchu, paré du mystère qu’il recevait d’une science inconnue, recouvrait son prestige et même reprenait, sans qu’il s’en doutât, un peu d’empire sur mon esprit.

Je regardai tour à tour mon père et mon grand-père : mon père à sa place normale, occupé de nous tous, répandant autour de lui la paix et l’ordre, et portant sur le visage accentué et surtout dans les yeux perçants le reflet de sa merveilleuse aptitude à commander ; mon grand-père aux traits fins, presque féminins, malgré la grande barbe blanche, aux yeux toujours un peu noyés de brume, fréquemment distrait, indifférent à son entourage, et plus volontiers intéressé par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu’il apercevait par la fenêtre. Et pour la première fois, je m’étonnai de les reconnaître si différents. Cette remarque, je ne l’avais jamais faite ou je ne m’en étais pas inquiété. Elle me frappa si fort que je faillis l’exprimer tout haut. Elle m’eût sans doute échappé si je n’avais redouté son inconvenance. Un fils devait ressembler à son père : aucun doute ne pouvait exister à ce sujet. Ou bien, alors, ce n’était pas la peine d’être le fils de quelqu’un. Et moi, à qui donc ressemblais-je ?…

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