IV Le traité

Quand on est enfant, on s’imagine que les événements vont se précipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposés dans une partie de barres. Le lendemain, je m’attendais à des péripéties extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un congé. Sûrement on ne travaillait pas lorsque la maison était menacée. Je fus étonné d’être réveillé à l’heure accoutumée, alors que je pensais rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au collège très régulièrement. Etienne, distrait et d’ailleurs occupé de ses prières, n’avait rien remarqué. Mais Bernard, l’aîné, me parut manquer de son entrain habituel ; sans doute il me jugea trop petit pour me faire part de sa tristesse. Et nous n’échangeâmes en chemin aucune confidence tous les trois.

Ce silence était le commencement de l’oubli. Je me remis promptement de l’alerte de la veille, et bientôt, puisque nous continuions d’habiter la maison, je crus à une retraite inopinée de nos ennemis.

Ils n’oseront pas, avait déclaré tante Dine.

Cependant, à quelques jours de là, je me trouvais dans la chambre de ma mère quand elle reçut la visite de sa couturière, une demoiselle entre deux âges, avec des cheveux acajou comme je n’en avais jamais vu à personne. Ma mère s’excusa de la déranger pour peu de chose, seulement une réparation et non pas la commande d’une robe neuve.

– Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut être raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune.

– Madame est toujours jeune et belle, protesta l’artiste.

Dans mon coin j’estimais cette protestation déplacée.

Ni l’âge, ni la figure de ma mère n’appartenaient à cette dame aux cheveux acajou, mais bien et dûment à moi et à mes frères et sœurs. Qu’elle fût jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que nous.

– Alors, conclut ma mère, voici une toilette que vous pourriez facilement arranger un peu ; vous êtes si adroite.

– Madame l’a déjà beaucoup portée.

– Justement, on s’y attache.

Cette fois, je donnai raison à la couturière qui prit un air pincé pour accepter cet ouvrage indigne d’elle. Incontestablement la robe dont il s’agissait avait été beaucoup portée.

Sur le moment je n’opérai aucun rapprochement entre cet épisode et notre drame de famille. Ma mère serait toujours assez belle, et les toilettes n’y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient généralement dans le salon octogone, où l’on ne pénétrait qu’en traversant notre chambre à coucher. Il était fort isolé, et l’on pouvait être sûr de n’y pas être dérangé. Nous n’y entrions plus guère que pour nos leçons de musique, depuis que la chapelle de l’armoire avait été désaffectée.

Là j’avais perdu ma foi au miracle de Noël. Il est vrai que le rire sec de mon grand-père, toutes les fois qu’il était question de la descente du petit Jésus, m’avait préparé l’incrédulité. Le matin de ce jour de fête que tous les enfants appellent et attendent, nous trouvions dans cette pièce un sapin dont les branches pendaient sous le poids des jouets et qu’illuminaient des bougies bleues et roses. Au pied de l’arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait vers nous ses petits bras. L'âne et le bœuf n’étaient pas oubliés, mais l’enfant était plus gros qu’eux. Ce manque de proportions les remettait à leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le mystère, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses fruits étranges qui suffisaient à détourner ma curiosité. Or, un soir du 24 décembre, comme la curiosité me tenait éveillé, je vis passer mon père et ma mère. Ils marchaient sur la pointe des pieds : seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui crient et trahissent la présence. Il leur arrive même de crier quand personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les pas de tous les morts qui les ont foulées. Mes parents étaient chargés de toutes sortes de paquets. Je compris dès lors leur collaboration avec le petit Jésus.

Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu’il soit descendu, comme Jésus lui-même, du ciel sur la terre. C’était un miracle d’amour.

Comment faisaient mon père et ma mère pour réaliser à la fois les rêves de nos sept imaginations exaltées, et distribuer à chacun de nous les objets de paradis qu’il avait désirés ? Comment, surtout, ont-ils fait pour ne rien diminuer de la générosité divine qu’ils représentaient pendant la période douloureuse que nous devions connaître ? Je ne cesse pas de m’émerveiller quand je vois, le jour de Noël, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous : ils portent en eux la vertu du miracle…

Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgré la sonorité merveilleuse du lieu, je n’entendais rien. Ni l’un ni l’autre des deux interlocuteurs ne haussait la voix ; ils étaient toujours d’accord. Cependant je devinais qu’ils parlaient du procès. Quelque chose de grave se tramait dans l’ombre. On se préparait à repousser l’ennemi. Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas.

Un matin, – un jeudi matin, – comme nous rentrions, mes frères et moi, pour le déjeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupéfaction, notre horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre où s’encastrait la grille du portail, un écriteau énorme où nous pouvions lire cette inscription scandaleuse :

VILLA À VENDRE

Nous nous regardâmes, également indignés.

– C’est un affront, déclara Bernard qui avait déjà le sens militaire.

– Mais non, c’est une erreur, assura Etienne dont l’étonnement était sans bornes.

D’esprit abstrait et distrait, et même un peu mystique, il n’avait pas exercé une minute sa réflexion sur les faits terre à terre que nous avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une crainte sacrée, nous avaient préparés à cette catastrophe.

On nous eût souffletés tous les trois que nous n’eussions pas ressenti plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d’arracher l’affiche, mais elle était solidement fixée et résista. Nous nous précipitâmes, comme une troupe de renfort, dans la maison assiégée que je m’attendais à trouver pleine de courtilières. La première personne que nous rencontrâmes fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. À peine avions-nous ouvert la bouche qu’elle comprit notre émotion, et sa fureur aussitôt dépassa de beaucoup la nôtre :

– Oui, ils veulent tout nous prendre. Ils prétendent emparer de notre propriété. J’aurais dû mourir plutôt que de voir ça.

Le mot propriété prenait sur ses lèvres une grandeur solennelle. Ainsi donc, ils avaient passé la brèche ; en rangs serrés ils avançaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de tante Dine des explications plus claires.

Grand-père, qui rentrait de sa promenade, fut aussitôt interrogé. Il nous écarta d’un geste de superbe indifférence, et il nous parut planer bien au-dessus de nos inquiétudes. N’avait-il pas déclaré qu’il lui était indifférent d’habiter cette maison ou une autre ? Il avait marché au grand air par cette belle matinée de juillet où tout le pays ensoleillé semblait remuer dans la lumière, il avait bonne mine, il était radieux ; comment eût-il toléré que nous lui gâtions son plaisir par quelque fâcheux commentaire ? Il souhaita, au contraire, de nous en communiquer une parcelle.

– J’aime, nous dit-il, ce bon soleil d’été. Et personne ne peut nous le prendre.

Cette réponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularité, elle me frappa jusque dans un moment pareil, où nous n'avions pas trop de toutes nos énergies combatives pour résister à la menace qui pesait sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui n’avait pas de propriétaire attitré et qui était hors d’atteinte. C’était une remarque que nous n’avions jamais faite. On ne songe pas, quand on est enfant, qu’on puisse jouir du soleil.

Ma mère tenait mes deux sœurs aînées serrées contre elle. Elle tâchait à les consoler et n’y parvenait pas, car elle partageait leur peine. À ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trépignaient au hasard. Qu’on juge de l’effet que nous produisit ce groupe de pleureuses ! Louise elle-même, la rieuse Louise, s’abandonnait à ses larmes.

– Voici votre père, s’écria maman tout à coup. Ne pleurez plus, je vous en prie. Il a déjà bien assez de mal.

La première elle avait reconnu son pas. L’effet de ce bref discours fut instantané. Chacun de nous se domina rapidement, et nous descendîmes à la salle à manger avec des figures convenables.

À table, le père commença de s’absorber dans ses pensées dont nous suivions le cours. Nous l’appelions entre nous : le père, comme nous disions la maison. Surprit-il l’angoisse de tous ces visages tendus vers lui ? Lut-il dans tous nos yeux l’inscription flétrissante : Villa à vendre ? Il nous regarda bien en face tour à tour, et d’un sourire franc il nous rassura. Allons ! il gardait son air de chef qui commande. Nous eûmes la sensation qu’il ne pouvait accepter une pareille déchéance. L’appétit et la paix nous revinrent ensemble, et rarement déjeuner fut plus gai que celui-là. Nous goûtions le bien-être de nos nerfs détendus, à l’abri de cette force qui nous protégeait.

Après le repas, tandis que mes frères, dont les études étaient déjà importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin : mon après-midi m’appartenait. La silhouette de Tem Bossette émergeait de la vigne. Je m’approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres aux échalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu’à interrompre ses travaux qui, si l’on en jugeait par le nombre de ceps déjà noués, n’avançaient guère. À ses pieds, une bouteille vide prouvait la lutte obstinée qu’il soutenait contre la chaleur. Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J’entendais à distance le son enrhumé de sa voix. Il marronnait dans sa solitude à la façon de tante Dine. Plus tard, j’ai mieux compris le motif secret de son indignation. Il se rendait compte, n’étant pas si sot que le prétendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie le rendaient partout ailleurs inutilisable ; son sort était lié étroitement au sort de la maison. Aussi ne décolérait-il pas et ne cessait-il de se monter la tête, sa bonne grosse tête en forme de courge, contre le roi régnant, dont il déplorait l’inertie, la politique intérieure et extérieure et surtout les finances. Dès que je fus en état de l’écouter, il précisa ses griefs qu’il débattait en lui-même obscurément :

– Vous avez lu l’écriteau, monsieur François ?

– Bien sûr, je l’ai lu.

Et par esprit de famille j’ajoutai aigrement :

– Qu’est-ce que ça peut vous faire, à vous ?

Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tête, et la fureur de la bouche :

– À moi ? À moi !

De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta d’étaler mélancoliquement ses mérites.

– Je bûche ici depuis quarante ans (de toutes manières il exagérait). C’est moi qui ai planté cette vigne et ce jardin.

À la vérité, il n’y avait pas de quoi en tirer de l’orgueil. Notre jardin ressemblait tantôt à un pré et tantôt à un bois, et les feuilles prématurément jaunies de la vigne témoignaient d’un état chlorotique dont une médication énergique aurait sans doute eu raison. Mais, d’accord avec son ouvrier, grand-père se méfiait des remèdes, aussi bien pour les plantes que pour les gens.

– Où voulez-vous que j’aille en vous quittant ? avoua Tem avec franchise. Autant me jeter à l'eau.

Ce serait la seule occasion qu’il rencontrerait jamais d’en boire un bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n’était-ce pas assez de la fatigante manie du Pendu ? Je confesse pourtant que je ne pris pas cette menace au sérieux et que je n’eus pas la peine de représenter à Tem les avantages de la vie. Déjà sa lamentation suivait un autre cours :

– Monsieur (c’était grand-père) avait bien besoin de se lancer dans toutes ces manigances ! Et le pavage de la ville, et l’exploitation des ardoises, et le crédit agricole. Le crédit agricole ! Comme si l’on payait jamais quand on vous faisait crédit ! À quoi ça servirait, alors, le crédit, s’il fallait ensuite payer comme tout le monde ? Sans compter d’autres bricoles, ici et là, quand il n’a besoin que du soleil et du grand air. Faut pas se mêler de diriger, quand on se moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, c’est une autre paire de manches. M. Michel, à la bonne heure en voilà un qui s’entend au gouvernement. Avec lui, rien à craindre ça marche comme sur des roulettes. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse quand l’autre ne veut rien savoir ?

J’apprenais confusément les entreprises philanthropiques de mon grand-père et les fâcheux effets de son administration qui aboutissait à notre ruine. La longue harangue de Tem, débitée sans interruption, l’avait soulagé et altéré ensemble. Il considéra la bouteille vide qui gisait au pied d’un cep et qui était son unique provision jusqu’au soir. Profitant de ce répit, j’essayai de voir plus clair dans notre déconfiture :

– Mais pourquoi vendre la maison ?

– Ben ! c’est le procès. Quand on a perdu, on vous prend, on vous saisit, on vous étrangle, on vous met à la porte, on s’installe chez vous, et vous êtes bon à jeter aux chiens.

Ce tableau épouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous plaindre, Tem, apercevant mon grand-père qui descendait l’allée majestueusement, la canne à la main, le nez au vent, l’air gaillard, redoubla d’irritation contre celui qui était la enlise de tous ces dégâts :

– C’est bien fait. C’est bien fait. Quand on a mal conduit les affaires, on est poursuivi, pincé, condamné. Faut pas vouloir embrasser tous les hommes comme des frères, quand on a de la bonne terre à garder. Avec de la terre on a déjà suffisamment de tracas : il y a assez de monde pour rôder autour. Non, regardez-le passer. Il ne nous a même pas vus. Ça lui est égal, tout lui est égal.

En temps ordinaire, Tem ne tenait pas à être remarqué. Cette fois, il menait un grand vacarme pour attirer l’attention et n’y réussit point. Cet échec acheva de le dégoûter, et aussi, je pense, la perspective de finir cette après-midi sans boire. Il lâcha délibérément la paille qui servait à ses ligatures et, désertant son poste, il m’abandonna par surcroît.

– Je ne veux pas voir ça ! Je ne veux pas voir ça ! proférait-il en s’en allant, écœuré et colérique.

Voir quoi ? L’invasion des courtilières ? Moi non plus, je ne voulais pas la voir.

De loin j’accompagnai le fuyard jusqu’à la grille où je relus trois ou quatre fois l’écriteau pour mieux me pénétrer de l’étendue de notre désastre. Puis, je revins lentement en arrière. Qu’allais-je devenir ? Mes chevaux, – les échalas, – mes épées de bois, mes jeux ne m’étaient plus rien. Je laissais, pour la première fois de ma vie peut-être, mes bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la vanité universelle, je naissais à la douleur. J’apprenais à me séparer de quelque chose. La cruauté des séparations, je l’ai toujours ressentie depuis lors à l’instant où je les entrevoyais et bien avant qu’elles ne s’accomplissent.

J’allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait négligé de faucher et, le visage rapproché de la terre, je demeurai là un temps que je ne puis évaluer. Tout le jardin m’enveloppait d’odeurs et je respirais le jardin. La maison, de ses fenêtres ouvertes, me regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de mon amour pour elle m’était inconnue comme mon cœur. C’était une chaude et calme après-midi d’été, pleine de bourdonnements d’insectes dans la lumière. Peu à peu, je me trouvai baigné dans une douceur molle, comme une mouche s’englue dans le miel. Et peu à peu, je devenais heureux malgré ma peine. J’ai connu aussi, plus tard, cette injurieuse consolation qui nous vient de la beauté des jours quand la mort a passé.

Je m’endormis comme un bébé dans ses larmes. Lorsque je me réveillai, le soir était entré dans le jardin sans bruît et se tenait caché sous les arbres. Je me levai et j’allai à sa poursuite dans la châtaigneraie. On sonna la cloche du dîner, et je revins en arrière.

Je remarquais un tas de détails auxquels je n’avais jamais pris garde encore : le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les branches, la guirlande de clématites qui pendait au balcon, le manque de symétrie des fenêtres et jusqu’au grincement de la porte que je poussai et qui avait toujours dû grincer pareillement. Je découvrais avec une ardeur sauvage tout ce que j’allais perdre…

Nous ne pûmes jamais nous habituer à retrouver sans révolte, quand nous rentrions du collège, la néfaste inscription qui déshonorait le portail. Tem Bossette n’avait pas reparu : nous apprîmes qu’il se grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux opérait ailleurs : le navire prenait l’eau de toutes parts, l’équipage se sauvait. Seule, la longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou là, comme un signal de détresse ou comme le symbole agaçant de la malchance qui nous poursuivait.

– Il est fidèle, déclarait tante Dine qui le couvrait de sa protection et lui facilitait la besogne.

Plus fidèle encore et faisant bonne garde autour du foyer menacé, elle vint un jour à notre rencontre jusqu’à la grille dans un état d’agitation anormale.

– Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir.

Que se passait-il encore ? Nous ne l’ignorâmes pas longtemps.

– Il est venu un misérable, un misérable de Paris (c’était une circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de cette Babylone corrompue et bonne à brûler), qui se permet de visiter la maison de fond en comble, du grenier à la cave. Votre père l’accompagne. Je ne sais pas comment il ne l’a pas encore précipité par une fenêtre. Il faut qu’il ait une patience dont je suis bien incapable.

Nous étions atterrés. Un inconnu osait pénétrer chez nous ! Et notre père – le père – consentait à lui servir de guide ! Tante Dine avait raison de s’épouvanter : les lois de l’univers étaient renversées. Comme nous entrions piteusement à notre tour, la tète basse et le feu de la honte aux joues, nous croisâmes ce visiteur qui redescendait et prétendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des plans, évaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les gestes comme s’il construisait déjà de ses propres mains un édifice sur les ruines du nôtre.

– L’escalier est trop étroit. La cuisine est hors de proportions avec les autres pièces : je la transformerai en salon.

Mon père le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il avait son air calme et distant, et la loquacité de l’autre s’en ressentit quand il voulut se tourner de son côté pour mieux lui expliquer ses projets. Nous montâmes tout droit à la chambre de ma mère, comme à notre refuge naturel. Ma mère, qui était agenouillée sur son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son émotion transparaissait sur son visage :

– Dieu nous protégera, dit-elle.

Quand elle prononçait le nom de Dieu, elle en était comme illuminée. Je connus à cet instant la haine de l’étranger, de l’envahisseur. La subordination de mon père, les larmes maternelles et la maison piétinée, jugée, évaluée en argent, ce sont là des spectacles que je ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j’ai lu que les alliés avaient envahi les frontières en 1814 et en 1815 et avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j’ai su que les Prussiens nous avaient arraché, comme un quartier de notre chair, la Lorraine et l’Alsace, je n’ai pas eu de peine à donner à ces douleurs passées une représentation matérielle : j’ai revu très nettement ce monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme s’il était chez lui.

– Pourquoi l’as-tu salué ? demanda tante Dine à grand-père qui revenait de son pas lent et nonchalant.

– Je suis poli avec tout le monde.

– On ne pactise pas avec l’ennemi.

Gomment mon père, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporté sans broncher cet outrage ? Il avait la charge de notre sécurité, et l’exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables négligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupéfia même dans une autre circonstance. Un jour, à table, il dit tout à coup à maman :

– Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville ?

– Je n’ai vu personne.

– On annonce notre départ. La maison vendue, nous filons. Notre orgueil bien connu n’accepterait pas une diminution de façade. Et qui a répandu ce bruit ? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras jamais, tu as trop d’illusions sur la bonté humaine. Mes chers confrères. Ils ont découvert ce moyen pratique de se partager ma clientèle. Tour à tour mes malades m’en informent :

– Est-ce vrai que vous partez ? Restez avec nous. Qu’allons-nous devenir ?…

C’est très touchant. Mais je les ai rassurés.

Il riait d’un grand rire d’homme de guerre accoutumé à la bataille. Nous étions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mépris et de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers scandalisés dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs et susceptibles, protestèrent avec véhémence contre une si odieuse manœuvre, bien qu’ils ne fussent pas conviés à donner leur avis. Ma mère, elle, avait rougi de tout le mal qu’on voulait nous faire et qu’elle n’eût pas imaginé en effet. Quant à tante Dine, elle montrait le poing à ces ils enfin découverts :

– Ah ! les monstres ! ça ne m’étonne pas. Ils mériteraient qu’on leur introduise de force toutes leurs drogues dans le corps.

Souhait qui suscita l’hilarité de grand-père, jusque-là impassible, mais trop ennemi des médecins pour ne pas savourer la formule de vengeance employée par sa sœur.

Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la délivrance. Comme une sentinelle avancée, elle s’était portée en dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels nous ne pouvions rien entendre et que nous interprétâmes de plus près dans un sens défavorable. Sûrement l’envahisseur s’était emparé de la place, la maison était vendue. Nous n’avions plus de toit pour nous abriter. Selon la prophétie de Tem, nous étions bons à jeter aux chiens.

Lorsque nous fûmes à portée, elle nous héla :

– Venez vite, venez vite. La maison est à nous. La maison est à nous.

D’un élan fou, nous accourûmes.

– L’écriteau n’y est plus, observa Bernard qui nous devançait.

Il ne restait sur la colonne que les traces des clous.

– Ah ! ah ! continuait la voix qui éclatait en sonnerie de triomphe. Ils ont cru l’avoir. Ils ne l’auront pas.

« Ils » ne visait plus les médecins, mais le monsieur de Paris et d’autres acquéreurs qui s’étaient présentés pendant que nous travaillions au collège. De son bras levé, elle nous montrait la fuite de cette troupe dispersée.

Elle nous conduisit, d’un pas rapide malgré l’âge, dans la salle de musique où la famille s’était réunie, sauf grand-père qui sans doute n’avait rien changé à ses habitudes de promenade et qui probablement ignorait notre salut. Mariette nous suivit à une distance respectueuse : son ancienneté lui donnait droit à un rang dans le cortège.

Ma mère, très émue, caressait les cheveux de mes deux sœurs aînées, que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n’attachais pas d’importance aux larmes de mes sœurs qui en répandaient pour des riens. Mon père, debout, appuyé au dossier de la chaise où ma mère était assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi rayonnant. Et par la fenêtre, en arrière du groupe, le soleil entrait comme un invité de marque.

– L’écriteau n’y est plus, répéta Bernard sans saluer personne.

– Oui, dit mon père, nous gardons la maison.

Et comme notre enthousiasme allait déborder, il ajouta :

– Vous le devez à votre mère, et aussi à votre tante Bernardine.

Celle-ci, dont les joues parcheminées s’empourprèrent rien que parce qu’on avait parlé d’elle quand elle-même ne gardait ni ses pensées ni ses biens et se dépouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa l’éloge avec une mâle énergie :

– Quelle plaisanterie, Michel ! Pour une signature de rien du tout ! Il ne faut pas égarer ces enfants.

Ma mère l’approuva sans retard :

– Elle a raison c’est votre père qui nous a tous sauvés.

Et plus bas, tournée vers lui, elle murmura, mais je l’entendis :

– Tout ce que j’ai, n’est-ce pas à toi ?

Je ne m’arrêtai guère, je l’avoue, à ce débat. Évidemment le salut de la maison ne dépendait que de mon père. En quoi ma mère et tante Dine auraient-elles pu intervenir ? Il fallait jeter dehors le monsieur de Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant à Ithaque avait chassé les prétendants. C’était un exercice de force qui ne convenait qu’à un homme. Mes notions de la vie étaient simples : l’homme gouvernait, et la femme n’avait charge que des choses domestiques. Que tante Dine eût sa part, même réduite, dans l’immeuble dont on voulait nous exproprier, je ne l’aurais pas compris, et pas davantage ce que c’était qu’une dot et comment le consentement de la femme était nécessaire pour que le mari en disposât.

Cependant je me rappelai la scène de la couturière. Ma mère avait sans doute réalisé des économies sur ses toilettes et les avait apportées. Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre ? Aussitôt je m’esquivai de la chambre et, quand j’y revins, je tenais à la main la tirelire où l’on m’invitait à placer les petits sous que je recevais. Je m’attendais à une ovation pour la magnanimité de mon sacrifice. Sans un mot, je tendis l’objet à mon père.

– Que veux-tu que j’en fasse ? fut toute sa réponse.

Un peu interloqué, mais dévisagé par tous les regards, je déclarai en rougissant :

– C’est pour la maison.

Cette fois, mon père m’attira et me donna publiquement l’accolade avec un ordre du jour reluisant :

– Ce petit sera notre joie.

Ainsi l’Empereur récompensait sur le champ de bataille ses maréchaux : on ne s'étonne plus de rien dans l'histoire quand on a vécu mon enfance.

Comme il rentrait au son de la cloche, grand-père fut informé le dernier de ce qui s'était passé par tante Dine qui le mit au courant dans une harangue enflammée. Il écouta avec intérêt, mais sans passion. Sa sérénité ne fut point troublée. Et quand le récit héroïque fut terminé, il dodelina de la tête et se contenta de cette approbation bien maigre :

– Allons, tant mieux !

Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en mêlât.

Share on Twitter Share on Facebook