Ce soir-là, c'était un samedi…
Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait être qu’un samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui qui hochait la tête et la Zize Million qui vérifiait sur sa paume ouverte le chiffre de sa rente.
Le samedi était le jour des pauvres. D’habitude nous regardions, l’abri d’une vitre, leur défilé, car tante Dine, qui tenait pour la différence des classes, nous mettait prudemment à l’écart de leur vermineux contact. La Zize ou la Louise était une folle à qui l’on versait régulièrement chaque semaine un modeste subside de cinquante centimes qu’elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses exigences : une nouvelle servante, mal informée, lui ayant fait grief en ne lui octroyant que deux sous, reçut dans la figure cette monnaie insuffisante. La tête lui avait tourné en attendant un gros lot. Elle ne parlait que de millions et le nom lui en était resté.
Quant à Oui-oui, il devait ce sobriquet à son chef branlant dont il soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas à la façon de ces animaux articulés qui sont l’ornement des bazars et dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur prix. Nous avions encouru sa colère, ma sœur Mélanie et moi, dans une circonstance mémorable. Mélanie, ayant lu dans l’Évangile qu’un verre d’eau donné à un pauvre nous serait rendu au centuple, s’avisa d’en offrir un à Oui-oui. Elle voulut même, dans sa bonté, que je participasse à son aumône. Je portais la carafe, prêt à proposer une seconde tournée. Mais il considéra notre présent comme une injure. Grand-père, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre déroute :
– Offrir de l’eau à cet ivrogne ! Plutôt que d’en toucher, il préfère ne pas se laver.
Et, devant nous, il tendit à Oui-oui un verre de vin rouge qui fut englouti d’un trait, puis un second, puis un troisième. Toute la bouteille y passa. Grand-père, s’il recevait cent fois son offrande, serait copieusement abreuvé dans le royaume céleste.
Grand-père, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade quotidienne, réclamait qu’on leur distribuât du pain et non pas de l’argent.
– L’argent est immoral, déclarait-il. Partageons nos miches avec ces braves gens.
Je ne comprenais pas pourquoi l’argent était immoral. Cependant on retrouvait, émietté, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, tout le pain qu’on avait donné et que les pauvres avaient méprisé.
Ce devait être un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien qu’il fût plus de sept heures du soir quand je rentrai à la maison, et au bord du jardin s’élevait une motte de foin que Tem Bossette avait dû faucher, en prenant son temps. À peine marmonnai-je un : Bonjour Oui-oui, bonjour la Zize, sans même attendre la réponse. Je ne refermai pas le portail qu’ils avaient laissé ouvert, et je me glissai dans le corridor qui conduisait à la cuisine, car je m’étais attardé, au retour du collège, jouer avec des camarades dans un petit chemin qu’on appelait derrière les murs, parce qu’il longeait des propriétés fermées comme des forteresses. Je ne blâmais pas cette farouche façon de se clore, bien que j’esse préféré ces barrières ou ces haies qui permettent de satisfaire la curiosité et n’arrêtent pas brusquement le regard ; mais grand-père, quand il passait par là, ne cachait pas son dégoût :
– La terre est à tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait se sauver !
Il en parlait comme d’une personne vivante. Hors de chez nous, j’aurais bien admis que rien ne fût clos. La terre ne m’appartenait-elle pas ?
Derrière les murs, nous organisions de grandes parties de billes au beau milieu de la route, certains de n’être pas dérangés. Si quelque char s’y engageait, le conducteur, arrêté par nos protestations, attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois même s’intéressait aux péripéties du jeu, après quoi il continuait son chemin. Personne, alors, n’était pressé. Aujourd’hui, c’est le boulevard de la Constitution, et il faut s’y garer des automobiles. Je ne sais où s’en vont jouer les petits enfants d’aujourd'hui.
Ma hâte ne provenait pas de la crainte d’être grondé pour mon retard. J’étais sûr qu’on n’y songerait même point. Mais rien qu’en approchant de la grille, j’avais retrouvé l’inquiétude particulière qui habitait alors la maison, comme une invitée cérémonieuse dont la présence inspire de la gêne à tout le monde. Les drames domestiques s’annoncent longtemps à l’avance, par des signes comparables ceux de l’orage : une atmosphère pénible, presque irrespirable, des pluies de larmes intermittentes, le murmure lointain des récriminations et des plaintes. Or, il y avait de l’électricité dans l’air. Ma mère, qui ne manquait pas d’allumer sa chandelle bénite dès que le tonnerre commençait de rouler, multipliait ses prières, et je voyais bien qu’elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une fébrile ardeur guerrière. La colère qui l’échauffait lui communiquait des forces invincibles, dont le Pendu s’émerveillait et dont pâtirent des araignées qui pouvaient se croire hors d’atteinte et que délogea sans pitié la tête de loup vengeresse. Elle adressait des menaces à des ennemis invisibles. Ah ! les misérables, ils connaîtraient à qui ils avaient affaire ! Les Ils recevaient d’avance de vigoureuses raclées. Mon père même, d’habitude maître de lui, se montrait absorbé.
À table il lui fallait rejeter la tête en arrière pour chasser les préoccupations qui le suivaient. Et plus d’une fois je l’aperçus qui s’entretenait à voix basse avec ma mère, en lui donnant lecture de papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un événement considérable, peut-être un bulletin de victoire ou quelque malheur, comme il arrive dans un pays quand les armées sont à la frontière.
Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses visibles, mon grand-père gardait la plus parfaite indifférence. Évidemment l’événement qui se préparait ne le concernait pas. Il jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son baromètre, il inspectait le ciel, il prédisait le temps, comme s’il ne pouvait y avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant aux choses de la terre, elles étaient dénuées de gravité. Une fois mon père tenta de lui demander avis ou de lui représenter le péril d’une situation que je ne pouvais guère soupçonner. Son discours fut suppliant, émouvant, pathétique, et plein d’un respect qui ne réussissait pas à en diminuer l’autorité. Étendu sur le plancher, je n’en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne retenais que des mots qui peu à peu me remplissaient d’épouvante : Gestion irrégulière, responsabilité, hypothèque, condamnation, ruine totale, vente aux enchères. Enfin je reçus cette affreuse conclusion comme un coup de canne sur la tête :
– Alors il nous faudra quitter la maison ?
Quitter la maison ! Grand-père, je le vois encore, leva un peu le bras d’un geste fatigué, comme s’il écartait une mouche, le laissa retomber le long de son corps et répliqua avec une grande douceur qui, tout d’abord, me trompa sur ses intentions :
– Oh ! moi, qu’on habite cette maison ou une autre, ça m’est complètement égal.
Puis, s’accompagnant de son éternel petit rire, il ajouta :
– Eh ! eh ! quand on est locataire, on réclame des réparations. Chez soi on n’en fait jamais.
Ce fut à ce moment que mon père m’aperçut. Ses yeux étaient si terribles que j’eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se contenta de me dire, sans hausser la voix :
– Va-t’en d’ici, mon petit. Ce n’est pas ta place.
Je me sauvai, stupéfait de cette mansuétude qui contrastait si étrangement avec son regard. Maintenant j’y trouve un témoignage du prodigieux empire qu’il exerçait sur lui-même. Je m’élançai au jardin, emportant, comme une bombe sous le bras, cette déclaration formidable : Qu’on habile une maison ou une autre… L’idée ne m’était jamais venue, ne me serait jamais venue, qu’on pût habiter une autre maison. J’avais l’impression d’avoir assisté à un sacrilège, et en même temps ce sacrilège s’acclimatait dans mon cerveau parce qu’il n’avait pas eu de sanction immédiate, et qu’il s’était accompli sans aucune solennité comme un acte de rien du tout. Était-il possible qu’une telle phrase eût été prononcée à la cantonade, négligemment et du bout des lèvres ? Pour la première fois mes notions de la vie étaient bouleversées. Je fis part de mon désarroi à Tem Bossette qui ruminait appuyé sur sa pioche. Il me prêta une oreille complaisante, mais en profita pour me confier cette histoire personnelle :
– J’avais un fils à l’hôpital. Quand j’ai vu qu’il allait mourir, je l’ai plié dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a passé chez nous.
Je ne saisissais pas l’actualité de son récit qu'il me débita fièrement, comme s’il rappelait un trait d’héroïsme. Puis il condescendit à des explications :
– C’est votre procès qui les travaille.
Notre procès ? Nous avions un procès ? Je ne savais pas ce que c’était, et bien que j’eusse vergogne de mon ignorance, j’interrogeai le vigneron :
– Qu’est-ce que c’est, un procès ?
Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une définition :
– C’est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. Mais pour celui qui perd, c’est très embêtant. À cause des huissiers qui entrent chez vous comme dans un moulin.
Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin ! Aussitôt je les imaginai sous la forme d’insectes géants, d’énormes courtilières qui pénétraient dans le jardin par la brèche du châtaignier et s’avançaient en rangs serrés pour investir la maison. J’avais une peur spéciale des courtilières qui ont un corps long et gluant et deux antennes sur la tête, et qui jouissent dans le monde agricole d’une réputation détestable : on leur attribue toutes sortes de méfaits, elles ravagent des plates-bandes entières. J’en avais vu, précisément, qui franchissaient la brèche et, devant leur invasion, les armes fabriquées par Tem Bossette n’avaient pas suffi à me rassurer : j’avais tourné bride, si je puis dire, sur mon échalas.
– C’est la faute à Monsieur, acheva l’ouvrier qui en avait lourd sur le cœur. Qu’est-ce que vous voulez ? Il se fiche de tout, et quand on se fiche de tout, ça n’arrange rien. Heureusement il y a M. Michel.
Ainsi, d’un côté il y avait les courtilières et mon père de l’autre. Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l’enjeu. Et pendant la bataille, grand-père, indifférent, regarderait en l’air, selon son habitude, pour savoir d’où venait le vent. Jusqu’alors je pensais qu’il ne jouait aucun rôle, à la façon des rois fainéants, mais voilà qu’il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les chapelles, supprimait les portraits des ancêtres, et surtout ça lui était parfaitement égal d’habiter une maison ou une autre. Pourquoi pas une de ces roulottes bourrées de bohémiens bronzés comme j'en avais vu passer devant la grille, à la grande peur de tante Dine, qui nous faisait précipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes les issues et de surveiller les légumes et les fruits ?
Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai à tante Dine, dont le Pendu quêtait l’assistance pour quelque besogne ardue qui réclamait du nerf et du muscle.
– Le procès ? lui criai-je pour me soulager.
Elle s’arrêta net dans sa marche :
– Qui t’a parlé ?
– Tem Bossette.
– Il faudra renvoyer cet individu. Béatrix et Pachoux suffiront.
Elle ne se comptait pas elle-même. Seule elle distribuait à Béatrix son véritable nom. Comprit-elle à mon accent ou à ma figure le drame intérieur que je traversais ? Elle me secoua en riant :
– Mon petit, quand ton père est là, il n’y a jamais rien à craindre, entends-tu ?
Et je fus immédiatement consolé.
Déjà elle emboîtait le pas de l’ouvrier, avec, dans la main, un peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refusé de confier à celui-ci. En s’éloignant elle agitait la tête avec orgueil comme un cheval qui encense, et je l’entendais qui gongonnait :
– Ah ! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ça !
…Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat était livré et qu’on en attendait le résultat ? Dans la cuisine, Mariette n’était pas à son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomène, la femme de chambre, qui portait la soupière au risque d’en répandre le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de coutume, qui s’efforçait de rassurer l’office en prophétisant :
– Mais non, mais non, ça ira. D’abord, moi, je ne veux pas quitter le jardin.
Dès qu’on m’aperçut, le silence se fit et, reprenant bientôt son sang-froid, Mariette me gourmanda :
– Vous êtes en retard, monsieur François. Le second coup de cloche est sonné. Vous serez grondé.
Et se tournant vers Philomène :
– Pourquoi restes-tu là, plantée comme un poteau ?
Nous fûmes ainsi dispersés. Je comptais bien rencontrer, dans le vestibule qui précédait la salle à manger, tante Dine qui arrivait toujours à table la dernière, parce qu’elle découvrait, le long de l’escalier, trente-six opérations à commencer ou terminer qui l’obligeaient à remonter et redescendre indéfiniment. Ma tactique réussit. Afin d’éviter la gêne d’un interrogatoire, je pris l’offensive :
– Et le procès ?
– Tais-toi : on attend la nouvelle.
– Quelle nouvelle ?
– C’est aujourd’hui qu’on le juge à la Cour.
Elle avait prononcé : la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je pensai à la cour de l’empereur Charlemagne que célébrait mon manuel d’histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d’or sur la tête, et revêtu d’une chasuble d’or comme Mgr l’évêque à la procession, s’occupait de notre affaire. C’était impressionnant, mais flatteur.
Je gagnai rapidement ma place, dans l’ombre de tante Dine. Mes frères et sœurs, par esprit de solidarité, évitèrent de signaler mon arrivée, de sorte que je pus avaler ma soupe sans être remarqué. D’ordinaire, ma mère venait dans la salle à manger avant nous, pour servir le potage. La loquacité de Philomène avait empêché cette opération préliminaire, et j’en bénéficiai. Mes parents, d’ailleurs, ne prenaient pas la moindre attention à ma personne : j’en pouvais conclure qu’il se passait quelque chose. Je mis les bouchées doubles et, mon assiette vide, je jetai sur l’assistance un regard circulaire.
À la place d’honneur, le roi régnant, mon grand-père, se penchait sur la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et cette précaution l’absorbait visiblement tout entier. Je n’apprendrais rien de lui, et pas davantage de mon père qui, de l’un des angles, commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j’y lus distinctement la connaissance de ma faute. Après avoir interrogé l’un ou l’autre de nous sur l’emploi de sa journée, il s’efforça de donner à la conversation un tour général. Mais il parlait presque seul. Son calme, sa bonne humeur même achevèrent de me rendre la confiance que deux ou trois cuillerées bien chaudes avaient déjà commencé de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive pendant les intervalles du service, s’occupait à l’avance de battre la salade dont elle conservait la spécialité, bien qu’il eût été souvent question de lui retirer cet office à cause du vinaigre qu’elle répandait sans ménagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma sœur Louise taquinait Etienne – le petit curé – qui était distrait et à qui on aurait pu repasser indéfiniment le même plat. Cependant Bernard et Mélanie, les deux aînés, levaient souvent les yeux dans la même direction que je suivis. Ils regardaient ma mère, et ma mère regardait mon père. De lui, à cette heure, semblait dépendre notre sécurité.
On avait allumé la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, épaissir leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenêtres ouvertes, le jardin nous envoyait, pêle-mêle, l’air frais, une odeur de fleurs et des phalènes qui, attirées par la lumière, s’en venaient tourner dans l’abat-jour de la lampe. Je m’intéressais à leur course, par instants, plus attentivement qu’à l’expression trop déconcertante des visages.
Le repas touchait à son terme et déjà l’on servait le dessert. J’avais fini par croire qu’il n’arriverait rien du tout. Soudain Mariette se précipita dans la salle à manger, tenant à la main un télégramme. Elle n’avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l’avait pas remis à la femme de chambre qui était chargée de la table. Tel qu’elle l’avait reçu du facteur, elle l’apportait en personne. Elle aussi flairait quelque nouvelle d’importance et voulait sans délai en être instruite.
– C’est pour M. Rambert, dit-elle.
Elle dépassa la place de mon grand-père et traversa la pièce dans toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant tendre le papier bleu à mon père qui était du côté des croisées. Mon père le reçut, mais il le tendit au destinataire véritable.
– Le voulez-vous ?
– Oh ! non, merci, refusa grand-père avec son petit rire. Ouvre-le toi-même.
Néanmoins il jeta un coup d’œil rapide et vif, que j’attrapai au passage, sur le télégramme. Son petit rire me rappela instantanément une crécelle qu’on m’avait retirée parce qu’elle importunait tout le monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, si complet que j’entendais la déchirure du papier. Comment mon père pouvait-il l’ouvrir avec si peu d’impatience ? Je m’imaginais l’ouvrant à sa place crr… crrr… ça y était. Tous nos regards convergeaient sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-père qui, tout aussi paisiblement, débarrassait de sa croûte un morceau de fromage et se complaisait dans cette tâche mesquine. Mon père sentit notre anxiété et voulut sans doute la secouer à tout hasard au lieu de lire, il releva les yeux sur nous :
– Continuez de manger, dit-il. Ce n’est pas votre affaire.
Et se tournant vers la cuisinière qui était restée penchée derrière le dossier de sa chaise en point d’interrogation :
– Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie.
Elle s’en fut, vexée, sans rien savoir, mais envoya bien vite Philomène qui ne devait pas en apprendre davantage.
Mon père lut enfin. Autant il s’était montré lent dans les préliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le texte d’un trait. Déjà il mettait le télégramme dans sa poche sans un mot, sans même un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la table, et sous son regard nous replongeâmes le nez dans notre assiette :
– Allons, allons ! les enfants ! déclara-t-il presque gaîment. Le jour dure encore. Dépêchez-vous d’avaler votre dessert, et vous irez jouer au jardin.
Il avait parlé de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait ensemble. C’était si simple que ma mère, un instant, en fut toute réchauffée et illuminée. Je le constatai en relevant la tête, mais ce ne fut qu’un instant fugitif, comme ce retour de la lumière sur les cimes après le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le visage maternel, et même je surpris dans ses yeux deux gouttes d’eau qui brillèrent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je compris après elle et par elle. La mystérieuse Cour avait jugé contre nous. Le procès, le terrible procès était perdu. Nous étions tous consternés sans connaître au juste pourquoi, mais nous avions senti passer sur nous le vent de la défaite. Mon père, cependant, ne manifestait aucune gène, aucune tristesse, et mon grand-père, après son gruyère, trempait un biscuit dans son vin, ce qu’il aimait particulièrement à cause de ses dents qui étaient mauvaises. Il semblait n’avoir prêté aucune attention à cette histoire de télégramme. L’assurance de l’un me stupéfiait autant que le détachement de l’autre. Ils atteignaient au même calme par des voies différentes. Quant à tante Dine, elle mordait avec rage dans une pêche qui n’était pas mûre et craquait.
Nous quittâmes la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait à pas de loup. Je tentai de demeurer en arrière, mais je fus entraîné par ma sœur Mélanie ; elle devinait que mes parents désiraient causer hors de notre présence. Je ne pouvais prendre goût à aucun jeu et je fis bientôt bande à part. Mon imagination bondissait sur un monceau de ruines. Ils nous chassaient de ta maison, comme l’ange avait expulsé Adam et Ève du paradis terrestre. Ils entraient chez nous comme dans un moulin. Ils se partageaient nos trésors, comme avaient fait les Grecs avec les dépouilles des Troyens. Qui, ils ? Les Ils de tante Dine ; je n’en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une parole me revenait, incompréhensible, effroyable et cependant obsédante : Qu’on habite une maison ou une autre, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Ce propos de mon grand-père me révoltait et en même temps me stupéfiait, m’attirait presque par son audace. Il me donnait une sorte de vertige. Comment acceptait-on d’abandonner sa maison, sans la défendre jusqu’à la limite de ses forces ? Intérieurement je criais aux armes. Et pour réaliser ce qui se passait en moi, je saisis une des épées fabriquées par Tem Bossette, j’enfourchai mon échalas favori et, malgré la brusque venue des ténèbres qui éteignaient les dernières lueurs crépusculaires et que je redoutais beaucoup, je montai au galop jusqu’au sommet du jardin, jusqu’au bois de châtaigniers, jusqu’à la brèche. L’ombre de la nuit était déjà entrée par là, et après elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles grimpaient aux arbres, elles se traînaient par les chemins, elles remplissaient les bosquets. Il y en avait une armée. C’étaient les courtilières, les courtilières géantes, c’étaient les ennemis de la maison. J’essayai bien de distribuer à droite et à gauche de grands coups d’estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c’était pire. Alors, désespérément, je me sauvai. J’étais un vaincu.
Ce fut un soulagement pour moi d’entendre, en me rapprochant, la voix de ma mère qui appelait :
– François ! François !
Cet appel me sauva l’honneur ; mon retour précipité cessait d’être une fuite.
Ma chambre à coucher, dont les vastes proportions m’inquiétaient, mais que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, était voisine de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m’endormir.
Sous la porte de communication, j’apercevais une raie de lumière. Cette lumière dut briller très tard, et j’entendais le son alterné de deux voix assourdies volontairement, celle de mon père et celle de ma mère. Le sort de la famille se débattait à côté de moi avec calme.