I Amour é râsco, rëgardo par ountë s’atâco

Là où il n’y a point de haye, l’héritage sera gastée : et là où il n’y a point de femme, l’indigent gémit. À qui croit celuy qui n’a point de nid ?

LA BIBLE.

Le couvre-feu sonnait, les ponts-levis se hissaient, quelques bourgeois attardés s’empressaient, Lyon la Riche, assise entre ses deux fleuves s’endormait, ceinte dans ses murailles comme un guerrier dans son armure de fer.

Par un quai étroit et désert, deux hommes, un jouvenceau, un vieillard, allaient précédés d’un laquais portant un falot.

Quand je dis un quai, je ne suis pas exact ; car en ces vieux temps, clos par une double haie de maisons, la plupart des quais étaient semblables à des rues ; les soubassements des masures qui ourlaient la rivière trempaient dans l’eau ; suspendues sur pilotis ou fondées dans la vase, ces demeures amphibies avaient pignon sur voie et pignon se mirant aux flots, et par le bas un escalier de pierre, rampant et profond, qui descendait à l’eau comme une citerne espagnole, tantôt séparé du courant par un détroit de terre, tantôt inondé jusqu’à mi-degrés.

De combien de crimes ces pierres ont dû être témoin ! que de meurtres ont dû faire tressaillir ces murailles ! Enfer ! avec quelle aisance on se délivrait d’un ennemi, d’un rival, d’une femme abusée, d’un père vivace, on le poussait du haut de la montée, on ouvrait un châssis, tout était fait… Au plus, on entendait le bruit d’un corps tombant dans les flots dont le roulis étouffait le râlement. Oh ! si ces ruines confidentes parlaient !…

Le jeune, enveloppé d’un manteau blanchâtre, abrité sous un feutre abattu sur ses moustaches, était long et svelte ; à son allure cavalière et minaudée, au cliquetis de ses éperons, à sa flamberge retroussant l’orée de son mantelet, on flairait aisément le gentilhomme.

Le vieux, enchevêtré dans sa robe noire, coiffé d’un mortier noir, juché sur sa tignasse grisonnante, et, parchemins au poing, exhalait à une portée d’arquebuse le docteur de la loi.

Capitoul ou conseiller au parlement, procureur, juge ou tabellion, cet oiseau de proie rompit brusquement le silence.

– Seigneur Aymar, croassa-t-il, sans indiscrétion, la mineure sur laquelle je vais instrumenter, si j’en préjuge par votre goût exquis, est belle, est-ce pas ?

– Oh ! si elle est belle !… maître, je l’avoue. Cette question me froisse, il me semble que quiconque doit avoir la prescience de sa beauté. Ô ma Dina, on me demande si tu es belle !… maître, elle est plus belle que la plus belle Sarazine du Soudan ! C’est une tourelle d’ivoire ! c’est une buire d’argent !

– Au moins, seigneur Aymar, vous n’exigerez point, j’espère, la prescience de sa richesse ; a-t-elle de l’or ?

– Vous demandez si l’or a de l’or, si le soleil est radieux : oui ! maître, elle a assez d’or pour écraser sous le poids de sa dot la plus forte haquenée.

– Vous êtes jeune, seigneur Aymar, qui peut donc vous pousser sitôt aux épousailles ? croyez à ma prud’homie, il faut user dans les guérets le feu du poulain emporté, il faut courir et beaucoup faire par le monde avant de cloîtrer son amour en une femme ; c’est chose grave que d’engager foi éternelle. Tenez, moi, j’entrai dans la confrérie à quarante ans, c’est pardieu ! le bel âge ; on commence à redescendre la vie, il faut un appui, il faut au pèlerin qui se voûte un bâton, une hôtesse qui le soigne ; on choisit alors femme douce et bonne, ayant un patrimoine alléchant ; c’est ainsi que j’ai fait, on ne saurait mieux faire. La jeunesse, voyez-vous, doit se passer dans l’orage et le bruit ; quand je songe à ma vie de Paris, à ma vie de vingt ans, de clerc de la basoche !… Aussi, y fis-je époque, y suis-je resté en proverbe, y sers-je d’ère pour supporter le temps : on dit encore au Palais du temps joyeux de Bonaventure Chastelart ; et, levant son mortier et s’inclinant, le joconde tabellion ricanait et croassait, tout triomphant, de ces vieilles folies, peut-être de ses turpitudes.

– Sans vous heurter, maître Bonaventure Chastelart, vous me permettrez de vous dire que vos conseils me semblent peu nobles, mais je puis vous affirmer que quant à moi ils ne seront point pernicieux.

– Jeune homme, vous êtes péremptoire, pour cela je ne me crois point débarré et je m’en réfère à la sagesse de Pierre Charron, Parisien, docteur-ez- droicts. Le Saint Sacrement de mariage n’est pas chose valable en soi ; écoutez, voici au juste, ce qu’il en dit en un certain malicieux chapitre de ses trois livres de sagesse, dont, vie durante, j’ai fait mon oraison.

– Combien que l’état de mariage soit comme la fontaine de la Société humaine, prima societas in conjugio est, quod principium urbis, seminarium reipublicae, si est ce qu’il est désestimé et décrié par plusieurs grands personnages, qui l’ont jugé indigne de gens de cœur et d’esprit et ont dressé ces objets contre lui.

Son lien est une injuste et dure captivité ; que s’il advient d’avoir mal rencontré, s’être méconté au choix et au marché, et qu’on ait pris plus d’or que de chair, on demeure misérable toute sa vie. Quelle iniquité pourrait être plus grande, que pour une heure de fol marché, pour une faute faite sans malice et par mégarde, et bien souvent pour obéir, suivre l’avis d’autrui, l’on soit obligé à une peine perpétuelle ! Il vaudrait mieux se mettre la corde au col, et se jeter en la mer la tête la première pour finir ses jours bientôt, que de souffrir sans cesse à son côté la tempête d’une rage et manie, d’une bêtise opiniâtre et autres misérables conditions.

Celui qui a inventé le nœud du mariage a trouvé un bel et spécieux expédient, pour se venger des humains, une chausse-trappe ou un filet pour attraper les bêtes ; et puis les faire languir à petit feu.

Le mariage est une corruption et un abâtardissement des bons et rares esprits ; d’autant que les mignardises de la partie que l’on aime, l’affection des enfants, le soin de la maison et l’avancement de la famille, relâchent, détrempent, ramollissent la vigueur du plus généreux esprit qui puisse être ; témoins, Samson, Salomon, Marc-Antoine ; au pis-aller, il ne faudrait marier que ceux qui ont plus de viande que d’âme, leur bailler la charge des choses petites et basses selon leur portée. Mais ceux qui, faibles de corps ont l’esprit grand, est-ce pas grand dommage de les enferrer et garrotter à la chair, comme l’on fait des bestiaux à l’étable ?

L’utile peut bien être du côté du mariage, mais l’honnêteté est de l’autre.

Il empêche de voyager parmi le monde, soit pour apprendre à se faire sage ou pour enseigner les autres à l’être, et publier ce qu’on sait ; il apoltronit et accroupit les bons esprits au giron d’une femme et autour des petits enfants.

– Assez, assez, maître Chastelart, assez, s’il vous plaît !

– C’est du tout un grand mal…

– Assez, assez, vous dis-je, maître Chastelart, vous m’étourdissez !… finissez cette capucinade !

– Humeurs débauchées, âmes turbulentes et détraquées, ne sont point propres à ce marché…

– Assez, assez, maître, je vous prie. Maudite loquacité !

– Ne vous emportez point, beau cavalier ; au moins vous ne m’accuserez pas, moi, tabellion, moi, notaire royal, de prêcher pour mon saint.

– Cela est bel et bon, peut-être même orthodoxe, maître Bonaventure Chastelart, mais non pas de règle absolue. Vous disiez tantôt qu’il faut jeter son feu, d’accord : mais celui dont l’âme est vive, chaleureuse, aimante, qui fuit les tavernes, qui hait les dez et les ribaudes, pour celui-là, une femme aimée, avenante, un intérieur paisible, une troupe d’enfantelets, c’est le bonheur ! Je suis bouillant, mais pur, mon cœur ardent a besoin d’étreindre quelque être de son amour chaste et tranquille. J’avais d’abord donné cet amour aux arts libéraux, je voulais dépenser avec eux mon activité, leur consacrer ma vigueur, mais mon père, qui tranche du châtelain, qui nomme les artistes gueux et les artisans gueusards ! a brisé mon chevalet et brûlé mes études sur Philibert Delorme. Oisive, ennuyée, mon âme est sortie errante comme la colombe de l’arche, cherchant un rameau vert pour se poser ; elle a trouvé un myrte fleurissant, elle s’y pose… S’il est des Dalila qui tondent la force de leurs amants et les vendent, il en est d’autres aussi qui les réconfortent, et qui épandent autour d’eux un aromate de bonheur et qui versent du benjoin sur leurs maux.

– Ah ! ah ! seigneur Aymar, que de roses paraboles ! l’amour vous met en délire et nous battons la campagne. Or, voilà un long-temps que nous cheminons, n’adviendrons-nous pas bientôt ? Par saint Polycarpe ! où diantre me conduisez-vous ?

– À votre tour ne vous impatientez point, Chastelart, nous approchons fort, la Juiverie doit être peu éloignée maintenant.

– La Juiverie !

– Oui ! la Juiverie où nous sommes attendus.

– Votre future est donc une hérétique ? une juiferesse ?

– Une Israélite, maître.

– Jésus-Dieu ! la mesure est comble, j’espère !… et vous voudriez m’entraîner, à cette heure, chez ces mécréants, merci !… Voudriez-vous me faire présider un sanhédrin ou chômer un sabbat ? merci !… Je n’ai nulle envie de faire commerce avec ces damnés ; c’est une conspiration, pour me faire endosser la chemise soufrée et me faire roussir en place des Terreaux, par maître Carnifex, rôtisseur de brucolaques ! merci !…

– Que craignez-vous, Bonaventure ? vous êtes en la compagnie d’un féal gentilhomme. Il ne s’agit ici ni de sabbat, ni de sanhédrin, il s’agit simplement de dresser un contrat.

– Enfant ! me prenez-vous pour le tabellion de l’enfer ?… vous pourriez, ce me semble, faire vos pactes vous-même ! Bonsoir !

– Tu vas me suivre, te dis-je, ou sinon, je te pourfends et te cloue à cette porte comme un chat-huant ! Butor ! ânier en pourpoint de docteur, tu vas me suivre et faire ton devoir, puis après, je te jetterai cette bourse à la face et ma bottine en croupe, marche !

– Cavalier, je ferai tout votre bon plaisir, mais remettez votre flamberge en son lieu !

Le bon homme grelottait de peur.

– Je vous supplie, calmez-vous ; je suis votre serviteur le plus humble.

– Cafard !…

Aymar remit son olinde au fourreau, et, silencieux, tous deux ils reprirent leur route. Après un moment de marche, Bonaventure Chastelart, licencié ès bavarderies, rompit l’abstinence pour la seconde fois.

– Vous me permettrez, seigneur Aymar de Rochegude, de vous manifester mon étonnement sur votre alliance avec une hérétique ; en ma qualité de prud’homme et de robin, vous me permettrez de vous dire qu’il est messéant et dangereux d’épouser une juiferesse.

– Juif toi-même !

– Juif moi-même !…

– Oui ! ânier que vous êtes ! Qu’êtes-vous donc, sinon un pauvre juif ?

– Moi, Bonaventure Chastelart, fils légitime de Claude Chastelart, imprimeur privilégié de l’église primatiale de Lyon, et de dame Anne-Pétronille-Maguelonne de Saint-Marcelin, ma mère, que Dieu les garde en son giron ! et frère puîné de Pantaléon Chastelart, chamarier du chapitre de Saint-Paul, moi ! je suis un Hébreu, un hérétique ! Allons donc, cavalier, votre tête galope !

– Moins qu’un juif fidèle, docteur ! Voyez la source ; ne sommes-nous pas tous païens ou juifs réformés, retapés, hébreux-huguenots, de la secte de Jésus de Nazareth, infidèles, déserteurs, renégats de la loi mosaïque, du sabéisme, du saducéisme, du polythéisme, pour le protestantisme du paysan de Bethléem. Monstrueux que nous sommes ! nous voudrions raser la roche d’où découle notre torrent. Bâtards ! nous voudrions égorger notre aïeul. Nous brûlons les Hébreux, et nous baisons leurs livres ; stupidité ! nous les brûlons, parce qu’ils sont fidèles à leur loi, à leur dieu, et nous chantons autour de leurs bûchers les psaumes de leur roi David, poussant jusqu’aux cieux des Hozanna in excelsis ! Mascarade sanglante !…

– N’arriverons-nous pas bientôt, seigneur Aymar ?

– Bientôt.

– Comment ? par Beelzébuth, prince des démons ! comment, diantre, avez-vous déniché cette hirondelle ?

– Le hasard.

– Le hasard ?…

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