Ma colombe, qui es és pertuis de la pierre, és cachettes de la muraille, monstre-moy ta face, que ta voix sonne en mes oreilles ; car ta voix est douce, et ta face est belle.
LA BIBLE.
Oui ! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste ! Oh ! surtout, quel transport ! alors qu’on entonnait quelque chant glorieux, quelque romance en suave langue provençale ; ou quand, dans les solennités religieuses, les jours saints, on chantait de la musique sacrée, ces hymnes spirituelles, ces proses graves, funèbres, ces psaumes majestueux, ce Stabat langoureux et sonore, ce sépulcral Dies irae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de la cathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme la contemplation solitaire et nocturne de l’immensité.
Ainsi que dans un carrousel, les damoiselles et les dames étaient assises en cercle aux places d’honneur ; leurs bons époux et leurs tenants, postés derrière elles, tout entiers aux petits soins, échangeaient force courtoisies, épiant le moindre geste du doigt, la moindre œillade, signe de satisfaction et de plaisir, pour applaudir galamment le motet ou le ménétrier qui charmait leur amie.
Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute jeune fille.
Je me tournai, surpris, et la contemplai.
Dès lors, la musique ne me toucha plus ; je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.
Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.
Ainsi depuis long-temps je la considérais, quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; ses deux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ; pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ; l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle.
Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, je profitai du repos des ménétriers et m’approchant du vieillard :
– Messire, lui dis-je, en le saluant révérencieusement, vous permettrez de trouver messéant à un cavalier, qu’une aussi noble damoiselle que celle que voici, soit à l’écart de la sérénade dont elle ferait la gloire ; si vous le désirez, messire, je vais faire ouvrir un passage à la foule pour que vous puissiez l’accompagner sans méfait jusqu’au cercle des dames.
– Monsieur, je ne puis profiter de votre offre aimable, et vous dis merci de tout cœur.
– Vous êtes excellent, messire, répliquai-je, mais ma damoiselle d’aussi loin ne peut bien entendre la sérénade.
À ce moment, cette noble fille, vermeille, s’inclina pour me remercier, je me troublai et balbutiai quelques syllabes.
– Monsieur, me dit alors le vieillard, Dina, ma fille, est bien sensible à votre politesse, je vous remercie franchement, mais cela pour nous est impossible, nous sommes d’une ruche étrangère, et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je me retirai tout leste, et joyeux intérieurement de mon effronterie. Mais je m’éloignai seulement de quelques pas guettant et épiant pour les suivre à leur départ jusqu’à leur demeure, afin d’obtenir des renseignements sur cette belle inconnue, de la voir à son balcon en passant, de pénétrer jusqu’à elle ou de lui faire parvenir un message. Je me berçais de ces flatteurs pensers, j’arrangeais tout cela dans ma tête, je savais sa demeure, je passais sous sa croisée, elle y était penchée, je la saluais d’un sourire et du chapeau, j’épiais sa sortie, je gagnais sa duègne ; ou bien, je la suivais à l’église, et comme par hasard je la rencontrais au bénitier, j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt, qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaient toucher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour, elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père ; ainsi, je nageais dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans ces illusions. Cependant, parfois, j’étais tourmenté par le sens mystérieux de ces paroles que m’avait dites le vieillard : Nous sommes d’une ruche étrangère et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.
Je faisais mille conjectures qui tour à tour me semblaient bien trouvées ; de minute en minute je les métamorphosais ; je leur donnais pour patrie, l’Espagne, la Bohême, la Bosnie, Venise, Cerigo… j’en faisais des Hospodars, des Boïards, des princes voyageant incognito, des proscrits, puis toutes ces interprétations me semblaient folles ; en effet, tout cela n’était pas raison pour se tenir à l’écart et craindre une avanie. Puis le nom de Dina me persécutait, ce nom ne m’était pas inconnu, j’avais un souvenir vague de l’avoir ouï, quand et où, je ne pouvais me le remembrer. Un bruit lointain qui me fit soubresauter fustigea toutes ces rêveries : je me trouvai debout appuyé contre une palissade, seul sur le rempart désert ; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Je heurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction ; tout mon bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passion née ex abrupto tombait de même.
Ah ! c’est bien grande souffrance que la rencontre d’un être sympathique qui vous capte, qui vous incline à lui ! On l’a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l’église, on lui a jeté un regard, on a reçu une œillade, on l’a touché de la main, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, on s’est déjà façonné un avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amour enraciné ; le temps de pousser un soupir, ou de regarder le ciel, cet être s’est envolé comme un oiseau, l’apparition s’est éteinte, et l’on reste atterré, anéanti par la commotion. Pour moi, cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche ; que deux existences, faites l’une pour l’autre, pour être adouées, pour être heureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamais écartées, et se traîneront peut-être malheureuses sans plus retrouver jamais d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leur taille ; pour moi, cette pensée est profondément douloureuse.
J’errais long-temps sur le rempart, invectivant contre ma fatale chance et la dérision du sort, qui m’avait, archer infernal, décoché une femme au cœur, pour m’y faire une plaie mortelle.
J’errais et m’emplissais de solitude et de calme, troublé souvent par l’image de Dina, qui repassait devant moi, qui descendait sur mon front et me replongeait dans de tumultueuses tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans une fièvre délirante de volupté.
À l’instant où je rentrai chez moi, l’horloge tinta une heure, une heure du matin : dans mon insomnie, pourpensant à toutes ces choses, je me rappelai que le nom de Dina, qui ne me semblait point inconnu, était dans la sainte Bible ; je rallumai ma lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée sur ma table, auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvai au chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, la fille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les filles du pays. 2. Et Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vit et l’enleva, et coucha avec elle et la força, etc., etc., etc. Cette découverte me remplit de joie ; et j’en conjecturai que, portant un nom hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Ses traits orientaux corroboraient cette opinion, et, par là, j’expliquais le sens énigmatique des paroles que m’avait dites son vieux père. Réconforté par cette découverte, enhardi par ce léger succès, je repris espoir de découvrir sa retraite et je jurai gravement de tout oser pour arriver à bonne fin.
Dès le matin-jour, je parcourus la ville ; présumant qu’ils devaient être des étrangers en passage, je commençai par visiter les hôtelleries ; j’allai de la Croix d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu de France aux Trois Maures, du Lion d’Argent à Saint-Vidal, m’enquérant partout aux hôtes s’il ne se trouvait point en leurs logis, un vieillard à barbe blanche, accompagné de sa jeune fille nommée Dina. Partout, je ne reçus que des réponses négatives. J’allai trouver le rabbin sans plus de succès.
Alors, sans me décourager, je rôdais par la ville, j’allais aux promenoirs, aux remparts, sur les places, aux églises, à la synagogue, je ne manquais aucune sérénade et je visitais les environs ; vainement, je n’obtins pas le plus léger indice. Après quinze jours de recherches assidues et pénibles, je renonçai : l’activité m’avait soutenu, je tombai, soudain, dans l’ennui et l’abattement ; je ne sortais plus, je restais alité une partie du jour, ma sainte Bible ouverte près de moi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais la page où brillait le nom de Dina.
Avignon m’était devenu insipide, je le haïssais, je haïssais tout ; tout me semblait puant ou fade, et le néant venait toujours s’interposer entre le monde et moi ; je caressais l’idée de mon anéantissement, idée que j’avais toujours portée en croupe. Ma bonne hôtesse me conseilla d’aller passer quelques semaines chez mon père, afin de me distraire et de sortir de ce malaise, que cette brave femme attribuait au renouveau de la saison.
Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’y suivit : depuis long-temps j’avais le désir de visiter la belle cité de Lyon, je partis inopinément.