MISÈRE

À mon air enjoué, mon rire sur la lèvre,

Vous me croyez heureux, doux, azyme et sans fièvre,

Vivant, au jour le jour, sans nulle ambition,

Ignorant le remords, vierge d’affliction ;

À travers les parois d’une haute poitrine,

Voit-on le cœur qui sèche et le feu qui le mine ?

Dans une lampe sourde on ne saurait puiser,

Il faut, comme le cœur, l’ouvrir ou la briser.

Aux bourreaux, pauvre André ! quand tu portais ta tête,

De rage tu frappais ton front sur la charrette,

N’ayant pas assez fait pour l’immortalité,

Pour ton pays, sa gloire et pour sa liberté.

Que de fois, sur le roc qui borde cette vie,

Ai-je frappé du pied, heurté du front d’envie,

Criant contre le ciel mes longs tourments soufferts

Je sentais ma puissance, et je sentais des fers !

Puissance,… fers,… quoi donc ? – Rien ! encore un poète

Qui ferait du divin, mais sa muse est muette,

Sa puissance est aux fers : – Allons ! on ne croit plus

En ce siècle voyant qu’aux talents révolus ;

Travaille, on ne croit plus aux futures merveilles. –

Travaille !… Eh ! le besoin qui me hurle aux oreilles,

Étouffant tout penser qui se dresse en mon sein !

Aux accords de mon luth que répondre ?… J’ai faim !

Ah ! tout cela fait saigner le cœur !… Passons.

Son allure indépendante, son amour violent de la liberté, l’avaient fait désigner comme républicain redoutable. Il crut devoir répondre à cette accusation dans la préface de ses Rhapsodies : – Je suis républicain, dit-il, comme l’entendrait un loup cervier : mon républicanisme, c’est de la lycanthropie ! – Si je parle de république, c’est parce que ce mot me représente la plus large indépendance que puissent laisser l’association et la civilisation. Je suis républicain parce que je ne puis pas être Caraïbe ; j’ai besoin d’une somme énorme de liberté : la république me la donnera-t-elle ? Je n’ai pas l’expérience pour moi. Mais, quand cet espoir sera déçu comme tant d’autres, il me restera le Missouri !…

De là, les journaux appelèrent ces vers lycanthropiques, lui lycanthrope, et son inclination d’esprit lycanthropisme. L’épithète eut grand succès par le monde et lui resta ; lui-même se plaisait à l’entendre ; aussi, avons-nous cru qu’il était de notre respect de ne point lui arracher ce pavillon caractéristique.

Au milieu de toutes les critiques haineuses qui jonglèrent sur lui, et qui auraient saturé une âme moins abreuvée que la sienne, il ne douta pas un seul instant de sa force, et reçut dans le secret de bien douces consolations, quelques applaudissements sincères, et des conseils vrais.

Entre autres, nous allons rapporter ici une lettre et des vers qui lui furent adressés à ce propos, et qu’on vient de retrouver parmi ses manuscrits.

« Monsieur,

« Pardonnez-moi d’avoir autant tardé à vous remercier de l’envoi que vous avez bien voulu me faire de vos poésies. M. Gérard ne m’a donné votre adresse que depuis quelques jours.

« Si le métal bouillonnant a rejeté ses scories, ces scories font bien présumer du métal, et, dussiez-vous vous irriter contre moi de trop présumer de votre avenir, j’aime à croire qu’il sera remarquable. J’ai été jeune aussi, Monsieur, jeune et mélancolique, comme vous je m’en suis souvent pris à l’ordre social des angoisses que j’éprouvais : j’ai conservé telle strophe d’ode, car jeune je faisais des odes, où j’exprime le vœu d’aller vivre parmi les loups. Une grande confiance dans la divinité a été souvent mon seul refuge. Mes premiers vers un peu raisonnables l’attesteraient ; ils ne valent pas les vôtres, mais, je vous le répète, ils ne sont pas sans de nombreux rapports ; je vous dis cela pour que vous jugiez du plaisir triste, mais profond, que m’ont fait les vôtres. J’ai d’autant mieux sympathisé avec quelques-unes de vos idées, que si ma destinée a éprouvé un grand changement, je n’ai ni oublié mes premières impressions, ni pris beaucoup de goût à cette société que je maudissais à vingt ans. Seulement aujourd’hui je n’ai plus à me plaindre d’elle pour mon propre compte, je m’en plains quand je rencontre de ses victimes. Mais, Monsieur, vous êtes né avec du talent, vous avez reçu de plus que moi une éducation soignée ; vous triompherez, je l’espère, des obstacles dont la route est semée ; si cela arrive, comme je le souhaite, conservez bien toujours l’heureuse originalité de votre esprit et vous aurez lieu de bénir la providence des épreuves qu’elle aura fait subir à votre jeunesse.

« Vous ne devez pas aimer les éloges ; je n’en ajouterai pas à ce que je viens de vous dire. J’ai pensé d’ailleurs que vous préfériez connaître les réflexions que votre poésie m’aurait suggérées. Vous verrez bien que ce n’est pas par égoïsme que je vous ai beaucoup parlé de moi.

« Recevez, Monsieur, avec mes sincères remerciements, l’assurance de ma considération et du plus vif intérêt.

« BÉRANGER. »

« 16 février 1832. »

À PÉTRUS BOREL

Brave Pierre, pourquoi cette mélancolie

Qui règne dans tes vers ; pourquoi sur l’avenir

Ce regard douloureux suivi d’un long soupir,

Pourquoi ce dégoût de la vie ?

Elle est belle pourtant : regarde l’horizon

Qui s’ouvre devant nous, éclatant de lumières…

Va, nous saurons franchir ces débiles barrières

Qui nous tiennent comme en prison.

Qu’importe un peu de peine au matin de la vie,

Ou le nuage obscur errant à ton zénith ?

Le nom qu’on a gravé sur le rude granit

Échappe à l’ongle de l’envie.

Et quand viendra le soir, nous aurons le repos,

Nous trouverons la gloire au bout de la carrière,

Et l’amour sera là, séduisante chimère !

Versant son baume sur nos maux.

Regarde autour de nous ces masses immobiles

Ignorant de l’amour les doux embrassements,

Ou de l’ambition les beaux emportements,

Êtres incomplets et débiles !

N’ont-ils pas plus que nous droit d’accuser le ciel,

Ceux qui, jetés tous nus sur cette route aride,

De leurs lèvres de feu, pressent la coupe vide,

Ou n’y rencontrent que du fiel ?

Et toi, tu te plaindrais (quand, tout plein de jeunesse,

Tu bondis libre et fort comme un brave coursier),

De quelques jours de deuil que te font oublier

Les doux baisers d’une maîtresse.

Que veux-tu donc de plus demander pour ta part ?

Amour, gloire, amitié, t’échoiront en partage,

N’est-ce donc pas assez pour charmer le voyage ?

La fortune viendra plus tard !

En avant, en avant ! courage, brave Pierre !

Porte ta lourde croix par les vilains chemins,

Sans montrer aux regards tes genoux et tes mains,

Meurtris sur les angles de pierre.

Car la gloire est marâtre à ses pauvres enfants !…

Devant les lauréats le monde entier s’incline ;

Mais il ne doit pas voir la couronne d’épine

Qui déchire leurs fronts brûlants.

Ces vers portent la signature d’un grand artiste dont s’honore la France, nous aurions bien voulu pouvoir la livrer à la publicité, mais nous avons craint d’effaroucher sa modestie, et de paraître par trop indiscret en décelant la source d’une poésie naïve, toute d’intimité, d’intimité confidentielle.

En faisant deux parts, l’une des aboiements et l’autre des nobles et amitieux conseils, on verra, en ce cas, comme en tous, que ce n’est que du bas étage que sort la sale critique.

Voici tout ce que nous avons pu recueillir sur la vie matérielle de Champavert : quant à l’histoire de son âme, elle est tout entière dans ses écrits ; nous renverrons, d’abord, à ce présent livre de contes, et puis aux Rhapsodies dont la seconde édition va paraître incessamment.

Enfin, pour les détails sur son dégoût de la vie et son suicide, nous renverrons à la narration intitulée Champavert qui termine cet ouvrage.

M. Jean-Louis, son inconsolable ami, a bien voulu nous confier pour les mettre en ordre, tous les manuscrits et petits papiers de Champavert, dont il était possesseur ; et il a bien voulu aussi nous autoriser à en publier ce que bon nous semblerait ; nous avons d’abord choisi et recueilli entre beaucoup d’autres ces nouvelles inédites.

Si le monde leur faisait un bon accueil, nous les publierions toutes successivement, ainsi que plusieurs romans et plusieurs drames que nous avons également entre les mains.

La mort prématurée de ce jeune écrivain est-elle une perte réelle et regrettable pour la France ? Nous ne pouvons répondre, nous, c’est à la France à le juger, c’est à la France à assigner son rang, c’est à Lyon, sa patrie, à revendiquer et à faire l’apothéose de son jeune et trop infortuné poète.

Mais nous croyons qu’il est de notre politesse de prévenir les lecteurs, qui cherchent et aiment la littérature lymphatique, de refermer ce livre et de passer outre. Si, cependant, ils désiraient avoir quelques notions sur l’allure d’esprit de Champavert, il leur suffirait de lire ce qui suit.

À la réception de la lettre où Champavert le prévenait de son extrême détermination, M. Jean-Louis partit sur l’heure, espérant arriver assez à temps pour le détourner de son funeste projet ; il était trop tard. Sitôt à Paris, il se présenta au domicile de Champavert, on lui affirma qu’il était allé faire un voyage de long cours. Dans la ville, il ne put obtenir aucun renseignement. Mais, le soir, parcourant la Tribune, au café Procope, il en rencontra de cruels et de positifs. Le lendemain il fit enlever le cadavre de son ami, exposé à la morgue depuis trois jours, et le fit enterrer au cimetière du Mont-Louis ; près du tombeau d’Héloïse et d’Abélard, vous pourrez voir encore une pierre brisée, moussue, sur laquelle, se penchant, on lit avec peine ces mots : À CHAMPAVERT, JEAN-LOUIS.

Vivement ému par le suicide de ce jeune cœur, et des larmes m’étant échappées pendant le récit que M. Jean-Louis en fit au café, touché, il s’approcha de moi et me dit : – L’auriez-vous connu ? – Non, Monsieur, si je l’avais connu nous serions morts ensemble. – Je conquis son amitié, et ce brave jeune homme, avant de retourner à La Chapelle-en-Vaudragon, me fit don du portefeuille trouvé sur Champavert.

Voici à peu près tout ce qu’il contenait : quelques notes, quelques boutades, griffonnées sans ordre à la sanguine, et presque totalement illisibles, quelques vers et des lettres.

D’abord, je déchiffrai sur la peau d’âne ces pensées.

* * * * * *

On recommande toujours aux hommes de ne rien faire d’inutile, d’accord ; mais autant vaudrait leur dire de se tuer, car, de bonne foi, à quoi bon vivre ?… Est-il rien plus inutile que la vie ? une chose utile, c’est une chose dont le but est connu ; une chose utile doit être avantageuse par le fait et le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie remplit-elle une seule de ces conditions ?… le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai…

Pour moi, je suis convaincu du contraire, et je redis souvent avec Pétrarca :

Che più d’un giorno è la vita mortale

Nubilo, breve, freddo e pien di noia ;

Che può bella parer, ma nulla vale.

* * * * * *

Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :

Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. Que d’hommes doivent rire sourdement dans leur poitrine, quand ils s’entendent traités de bons, de justes, de loyaux, de sérénissimes, d’altesses !

Oh ! ce penser est déchirant !…

Aussi, je répugne à donner des poignées de main à d’autres qu’à des intimes ; je frissonne involontairement à cette idée qui ne manque jamais de m’assaillir, que je presse peut-être une main infidèle, traîtresse, parricide !

Quand je vois un homme, malgré moi mon œil le toise et le sonde, et je demande en mon cœur, celui-là est-ce bien un probe, en vérité ? ou un brigand heureux dont les concussions, les dilapidations, les crimes sont ignorés, et le seront à tout jamais ? Indigné, navré, le mépris sur la lèvre, je suis tenté de lui tourner le dos.

Si du moins les hommes étaient classés comme les autres bêtes ; s’ils avaient des formes variées suivant leurs penchants, leur férocité, leur bonté comme les autres animaux. – S’il y avait une forme pour le féroce, l’assassin, comme il y en a une pour le tigre et la hyène. – S’il y en avait une pour le voleur, l’usurier, le cupide, comme il y en a une pour le milan, le loup, le renard ; du moins il serait facile de connaître son monde, on aimerait à bon escient, et l’on pourrait fuir les mauvais, les chasser et les dérouter, comme on fuit et chasse la panthère et l’ours, comme on aime le chien, le cerf, la brebis.

* * * * * *

MARCHAND ET VOLEUR EST SYNONYME.

Un pauvre qui dérobe par nécessité le moindre objet est envoyé au bagne ; mais les marchands, avec privilège, ouvrent des boutiques sur le bord des chemins pour détrousser les passants qui s’y fourvoient. Ces voleurs-là, n’ont ni fausses clefs, ni pinces, mais ils ont des balances, des registres, des merceries, et nul ne peut en sortir sans se dire je viens d’être dépouillé. Ces voleurs à petit peu s’enrichissent à la longue et deviennent propriétaires, comme ils s’intitulent, – propriétaires insolents ! Au moindre mouvement politique, ils s’assemblent, et s’arment, hurlant qu’on veut le pillage, et s’en vont massacrer tout cœur généreux qui s’insurge contre la tyrannie. Stupides brocanteurs ! c’est bien à vous de parler de propriété, et de frapper comme pillards des braves appauvris à vos comptoirs !… défendez donc vos propriétés ! mauvais rustres ! qui, désertant les campagnes, êtes venus vous abattre sur la ville, comme des hordes de corbeaux et de loups affamés, pour en sucer la charogne ; défendez donc vos propriétés !… Sales maquignons, en auriez-vous sans vos barbares pilleries ? en auriez-vous ?… si vous ne vendiez du laiton pour de l’or, de la teinture pour du vin ? empoisonneurs !

* * * * * *

Je ne crois pas qu’on puisse devenir riche à moins d’être féroce, un homme sensible n’amassera jamais.

Pour s’enrichir, il faut avoir une seule idée, une pensée fixe, dure, immuable, le désir de faire un gros tas d’or ; et pour arriver à grossir ce tas d’or, il faut être usurier, escroc, inexorable, extorqueur et meurtrier ! maltraiter surtout les faibles et les petits ! Et, quand cette montagne d’or est faite, on peut monter dessus, et du haut du sommet, le sourire à la bouche, contempler la vallée de misérables qu’on a faits.

* * * * * *

Le haut commerce détrousse le négociant, le négociant détrousse le marchand, le marchand détrousse le chambrelan, le chambrelan détrousse l’ouvrier, et l’ouvrier meurt de faim.

Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes.

* * * * * *

Sur le livret étaient griffonnés ces vers, que je présume être de lui, ne me rappelant pas les avoir lus nulle autre part.

À CERTAIN DÉBITANT DE MORALE

Il est beau tout en haut de la chaire où l’on trône,

Se prélassant d’un ris moqueur,

Pour festonner sa phrase et guillocher son prône

De ne point mentir à son cœur !

Il est beau, quand on vient dire neuves paroles,

Morigéner mœurs et bon goût,

De ne point s’en aller puiser ses paraboles

Dans le corps-de-garde ou l’égout !

Avant tout, il est beau, quand un barde se couvre

Du manteau de l’apostolat,

De ne point tirailler par un balcon du Louvre,

Sur une populace à plat !

Frères, mais quel est donc ce rude anachorète ?

Quel est donc ce moine bourru ?

Cet âpre chipotier, ce gros Jean à barète,

Qui vient nous remontrer si dru ?

Quel est donc ce bourreau ? de sa gueule canine,

Lacérant tout, niant le beau,

Salissant l’art, qui dit que notre âge décline

Et n’est que pâture à corbeau.

Frères, mais quel est-il ?… Il chante les mains sales,

Pousse le peuple et crie haro !

Au seuil des lupanars débite ses morales,

Comme un bouvier crie ahuro !

* * * * * *

Je ne dirai rien de la peine de mort, assez de voix éloquentes depuis Beccaria l’ont flétrie : mais je m’élèverai, mais j’appellerai l’infamie sur le témoin à charge, je le couvrirai de honte ! Conçoit-on être témoin à charge ?… quelle horreur ! il n’y a que l’humanité qui donne de pareils exemples de monstruosité ! Est-il une barbarie plus raffinée, plus civilisée, que le témoignage à charge ?…

* * * * * *

Dans Paris il y a deux cavernes, l’une de voleurs, l’autre de meurtriers ; celle de voleurs c’est la bourse, celle de meurtriers c’est le Palais de Justice.

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