L’un y croit, l’autre n’y croit pas. – Trouvailles d’Albert chez Estelle. – Le vicomte de Bagneux immoral par hygiène. – Il déjeûne aux frais de la noblesse. – Autre controverse, même thèse. – Philogène. – Inventaire des deux carabins.
– Heureusement, mon cher Passereau, que je ne crois point à la vertu des femmes : – Sans cela, d’honneur ! j’aurais eu un nez de carton d’une belle corpulence.
– Que tu es lycéen, mon cher Albert !
– Déjà, j’avais eu quelques lointains soupçons : ma vierge ne me paraissait pas très immaculée ; sa respectable mère m’avait tout le faux air d’une appareilleuse ; et puis j’avais remarqué que le frontal ou coronal de son crâne était peu développé ou déprimé, que la distance occipitale de ses oreilles était énorme, et que son cervelet, siège certain de l’amour physique, comme tu sais, formait une protubérance extraordinaire : elle avait en outre les yeux fendus à la manière des Vénus antiques, et les narines ouvertes et arquées, infaillible signalement de luxure.
C’était donc ce matin, à sept heures ; après avoir tambouriné fort long-temps sur la porte, on m’ouvre, effarée, et l’on se jette dans mes bras et l’on me couvre la figure de caresses : tout cela m’avait fort l’air d’un bandeau de Colin-Maillard dont on voulait voiler mes yeux. – En entrant, un fumet de gibier bipède m’avait saisi l’olfactif. – Corbleu ! ma toute belle, quel balai faites-vous donc rissoler ? il y a ici une odeur masculine !…
– Que dis-tu, ami ? ce n’est rien, l’air renfermé de la nuit peut-être ! Je vais ouvrir les croisées.
– Et ce cigarre entamé ?… Vous fumez le cigarre ?… Depuis quand faites-vous l’Espagnole ?
– Mon ami, c’est mon frère, hier soir, qui l’oublia.
– Ah ! ah ! ton frère, il est précoce, fumer au berceau, quel libertin ! passer tour à tour du cigarre à la mamelle ; bravo !
– Mon frère aîné, te dis-je !
– Ah ! très bien. Mais, tu portes donc maintenant une canne à pommeau d’or ? La mode est surannée ?
– C’est le bâton de mon père qu’hier il oublia.
– À ce qu’il paraîtrait, hier, toute la famille est venue ? – Des bottes à la russe !… Ton pauvre père, sans doute hier aussi les oublia, et s’en est retourné pieds nus ? le pauvre homme !…
À ce dernier coup, cette noble fille se jeta à mes genoux, pleurant, baisant mes mains, et criant :
– Oh ! pardonne-moi ! écoute-moi, je t’en prie ! Mon bon, je te dirai tout ; ne t’emporte point !
– Je ne m’emporte point, madame, j’ai tout mon calme et mon sang-froid ; pourquoi pleurez-vous donc ?… Votre petit frère fume, votre père oublie sa canne et ses bottes, tout cela n’est que très naturel ; pourquoi voulez-vous que je m’emporte, moi ? Non, croyez-moi, je suis calme, très calme.
– Albert, que vous êtes cruel ! De grâce, ne me repoussez pas sans m’entendre, si vous saviez ? – J’étais pure quand j’étais sans besoin. – Si vous saviez jusqu’où peut vous pousser la faim et la misère ?…
– Et la paresse, madame.
– Albert, que vous êtes cruel !
À ce moment, dans un cabinet voisin, partit un éternûment formidable.
– Ma belle louve, est-ce votre père qui oublia hier cet éternûment, dites-moi ? – De grâce, ayez pitié, il fait froid, il s’enrhume, ouvrez-lui donc !
– Albert, Albert, je t’en supplie, ne fais pas de bruit dans la maison ; on me renverrait ; je passerais pour une Ceci ! je t’en prie, ne me fais pas de scène.
– Calmez-vous, señora : – Ne craignez pas de scène : quand je fais du drame, je choisis mes héros. – Mais ce cher collaborateur doit avoir froid, c’est impoli, laissez-moi lui ouvrir ? – Monsieur l’aventurier, rentrez, je vous prie, que je ne vous gêne en rien ! À rester ainsi tout nu, dans une pièce froide, par un temps d’épizootie, morbleu ! monsieur, il y a de quoi gagner le trousse-galant.
– De quel droit, monsieur le carabin, venez-vous dès l’aurore troubler les gens honnêtes ?
– Dès l’aurore…, au doigt de roses ; monsieur fait de la poésie, un peu classique, dommage ! De quel droit, disiez-vous ?… J’allais vous le demander. – Mais, en tout cas, vous êtes fort heureux de sortir aussi vif de cette tour de Nesle.
– Barbedieu ! que dites-vous ?
– Rien.
– Albert, vous êtes un infâme de me traiter ainsi !
– La belle, vous êtes ce matin assez mal embouchée. – Or donc, monsieur l’intrus, sans crainte habillez-vous : tout à l’heure, vous me demandiez qui j’étais ; dites-moi d’abord qui je suis, et je vous dirai à tous deux qui vous êtes ? Notre trinité n’a pas la mine très sainte ; et nous avons tous trois, quoique très honnêtes au fond, l’air de fort mauvais drôles. – Vous, d’un coureur de nuit, madame d’une catin, et moi, de ce qu’à la cour on nomme un courtisan, et Shakespeare un Pandarus. Mais, pour vous rassurer, quant à moi, n’en croyez rien : je suis comme Lindor, un simple bachelier, Albert de Romorantin, ma famille est connue. J’avais cru que madame avait quelque pudeur au front, je lui avais apporté de l’amour ; mais je me suis trompé, c’est de l’or qu’il lui faut, n’est-ce pas ?
Ce brave inconnu n’était qu’un petit homme laid et grisonnant, l’air peu terrible, et, sur ma foi, très bien couvert.
– Mon cher jeune homme, me dit-il alors, votre franchise me plaît, vos manières sont distinguées, je vois que vous êtes de famille : quoique en droit, vous m’avez bien traité, soyons amis ; je suis, moi, murmura-t-il bas à mon oreille, le vicomte de Bagneux. Hier, j’ai rencontré madame et l’ai suivie, et je suis monté chez elle. Je ne l’aurais pas fait, vieux comme je suis, si mon docteur Lisfranc ne m’avait spécialement ordonné l’accointance pour dissiper une oppression et des congestions sanguines.
– Le docteur Lisfranc, mon professeur de clinique, ah ! bravo ! – Madame, je le remercierai de votre part ; c’est lui, vous le voyez, qui vous envoie si noble clientelle. – Ainsi donc, monsieur, vous préfériez l’amour aux eaux de Barège ?
– Oui, pour cette saison. – Mais, mon cher étudiant, sans doute, comme moi, vous êtes encore à jeun ; voulez-vous accepter à déjeûner au Palais-Royal ? je vous l’offre de tout cœur !
– À un galant homme je ne saurais refuser, monsieur, je suis votre commensal.
Estelle pleurait.
– Partons de suite, mon jeune ami.
– Mais avez-vous soldé madame ? – Sur les ponts publics on ne paie pas, en femmes, c’est le contraire, ce sont les banales qu’on paie.
– Albert, vous êtes infâme !
– Adieu, ma petite concubine, je ne vous en veux pas de l’aventure, dit le vicomte à Estelle d’un air de protection.
– Adieu, bouton de rose ! lui dis-je à mon tour ; adieu, vierge sans tache, ange de candeur et de franchise ; adieu, timide jouvencelle ; adieu, belle de nuit !
– Riez, foulez-moi sous vos pieds, Albert ! je suis bien coupable ; mais soyez généreux, vous reviendrez ce soir, est-ce pas ? je vous conterai tout, je vous dirai pourquoi…
– Peste soit !
– Vous reviendrez, Albert, je vous en prie !
– Mon ange, quand j’aurai quelque argent, dites-moi votre tarif ?
Alors, Estelle tomba sans connaissance : nous sortîmes.
– Que j’ai fait un déjeûner délicieux avec ce galant homme ! j’en suis encore tout égrillard, je sens encore ma raison endommagée par le vin d’Espagne.
– Albert, tu t’adresses à la première fille, tu vas chercher l’amour dans la rue, et puis, tu te plaindrais ?
– Non, non, je ne me plains pas, mon cher Passereau !
– Je ne suis plus étonné de ta méchante opinion sur les femmes, si tu les juges toutes par de pareilles… C’est absolument comme si on estimait le beau climat de la France par le ciel pleurnicheur de Paris.
– Non, non ! ce n’est point par des particularités que j’ai arrêté dans mon esprit leur valeur intrinsèque, c’est par des études en masse ; je sais à quoi m’en tenir. J’en ai connu, comme toi, de pyramidalement vertueuses ; je sais de quelle étoffe est la vertu, j’en connais la chaîne et la trame ; j’en ai fait de la charpie.
– Si je pouvais penser que tu crusses tout cela, je me fâcherais ! mais tu parles des lèvres, ou, du moins, c’est ton déjeûner qui parle. Puis, c’est du bon ton de faire le roué ; c’est un vieil usage de calomnier les femmes, on les calomnie. – Charles IX haïssait les chats antipathiquement : alors, courtisans, valets, pas jusqu’au plus mince bourgeois qui, pour se donner un air royal, une pente, un galbe de cour, ne se trouvât mal à l’aspect d’un matou. Puis, les chats sont traîtres, infidèles, assassins, que sais-je ? dit l’adage, devenu populaire comme le capitaine Guilheri, ou Marlboroug. – Henri III déteste le sexe, il lui faut des mignons ! Vite, tout le monde comme il faut veut aussi des mignons, cela sied bien ; tous, jusqu’au porte-faix qui, le dimanche, a le sien et crie contre les filles ; mais Henri III, c’est déjà loin et vieux. La calomnie contre les femmes, comme le madrigal, est passée de mode, cela sent la province, vois-tu ?
– Ô illusions ! illusions ! Mon pauvre Passereau, que tu es novice : pauvre garçon, cela me fait de la peine. La moindre truande que tu rencontres, aussitôt tu en fais un astre, une perle, une fleur ! tu la purifies, tu la sanctifies. Tu es vraiment bien amusant. Ô illusions ! illusions !
– Quand ce seraient des illusions, je te supplierais de ne pas me les enlever, ce serait me tuer ! Eh ! qu’est-ce donc la vie sans cela ? une éponge pressée, un squelette à jour, un néant douloureux.
– Goguenard !
– Vois-tu ? ce sont les premières liaisons à l’entrée de la vie qui donnent pour toujours la direction à notre cœur, à nos pensers. Tu méprises les femmes, parce que tu n’as connu que des femmes méprisables, ou qui t’ont paru telles. Le ciel a voulu que je ne rencontrasse partout sur mon chemin que des âmes choisies, pleines de gloire et de vertu ; je juge l’inconnu par le connu. Si je m’abuse, est-ce un mal ? Laisse-moi mon erreur : mais franchement, tiens, dis-le-moi ; crois-tu que ma Philogène ne soit pas une personne simple et naïve, une amie dévouée, une amante fidèle ? Oh ! je mettrais ma main au feu…
– Non, non, Passereau, ne mets rien au feu ! Depuis combien de temps es-tu lié avec Philogène ?
– Depuis deux mois environ.
– Bien, je te donne encore un mois, et tu m’en diras de bonnes ; c’est la durée ordinaire, trois mois.
– Albert, tu m’offenses.
– Adieu, Passereau, dans un mois !…
Toute cette conversation, mot à mot, avait été tenue, en descendant la rue Saint-Jacques, par deux écoliers ; non pas des capettes de Montaigu, mais deux fringants jeunes hommes, vêtus élégamment, gros livre sous le bras, sortant de l’amphithéâtre.
L’un, Passereau, celui le bien pensant, avait l’air rêveur et calme, et portait un costume imité des étudiants d’Allemagne : les cheveux longs comme Clodion de Chevelu, la petit casquette, le col renversé, la fine et courte redingote noire, les éperons et la pipe de Nuremberg ; l’autre, Albert le Bavard, l’expansif, le gesticulateur ; son chapeau gris sur l’oreille, son foulard rouge autour du cou, sa lévite de velours noir, à boutons de métal, sa fleur à la bouche et sa marche balancée lui donnaient cet aspect, cette tournure, cet air crâne et gracieux, qu’on appelle cancan, et que possèdent à un point merveilleux les majos andalous.