Passereau rencontre une salamandre. – Morale de la salamandre ; elle prouve que les femmes perdent les jeunes hommes, et en font des saltimbanques. – Mariette la suivante. – Passereau fait le gentil. – Lourdes plaisanteries scolastiques. – Premiers soupçons. – Message du colonel Vogtland. – Altercation avec un portefaix très ému. – Autre morale.
Les deux écoliers se séparèrent brusquement de la sorte : par raison inverse, tous deux se prenaient, au fond du cœur, en pitié, et réciproquement se traitaient de fou ; chacun s’en allait par son chemin, la larme à l’œil, pour l’aveuglement de son ami ; tous deux, ils étaient de bonne foi, chose rare par la saison !
Sur le quai, Passereau sauta dans un cabriolet public.
– Où allez-vous, monsieur ?
– Rue de Ménilmontant.
– Baste ! la course est loin !
– Moins loin que Saint-Jacques-de-Compostelle.
– Ou Notre-Dame-du-Pilier.
Alors faisant claquer son fouet pour le départ, le cocher se mit à fredonner ces deux vers du bolero du Contrabandista :
– Tengo yo un caballo bayo
Que se muere por la yegua,
Aussitôt, Passereau ajouta les deux suivants :
– Y yo como soy su amo
Me muero por la mozuela
Le cocher resta surpris de la réplique :
– Señor, vous êtes Espagnol ?
– Non.
– Vous en avez tout l’air.
– On me le dit souvent.
Passereau avait l’aspect étrange et le teint méridional ; la garde bourgeoise lui trouvait même l’air dangereux pour une monarchie ; et, dans les temps de troubles civils, plusieurs fois il avait été arrêté et emprisonné pour crime de promenade et port illégal de tête basanée.
– Au moins, señor, vous avez habité l’Espagne, vous hâblez castillan.
– Ni l’un ni l’autre.
– Qui n’a pas vu l’Espagne est aveugle, qui l’a vue est aveuglé. – Señor, avez-vous le désir d’y faire un voyage ?
– J’en brûle, mon brave, mais je n’ose : j’ai peur d’y laisser le reste de ma raison, j’ai peur d’y tuer l’amour de la patrie. Je sens qu’après avoir été l’hôte de Cordoue, de Séville, de Grenade, je ne pourrai plus vivre ailleurs. España ! España ! España ! comme la tarentule, ta morsure rend fou !…
Mais, vous, mon brave, vous êtes Espagnol, et vous avez quitté l’Espagne ?
– Non, señor, je suis don Martinez de Cuba.
Ce Martinez, c’était l’homme incombustible, qu’au jardin de Tivoli on avait, pendant quelque temps, montré dans un four. Après avoir promptement rassasié la curiosité de la ville, il fallait vivre ; le pauvre homme s’était fait conducteur de carrosse.
Et Passereau se trouva fort émerveillé de rencontrer en si mauvais point cette célèbre salamandre.
– Pardonnez mon indiscrétion, mais, señor estudiante, vous paraissez penseur et triste comme un amoureux. Votre figure est empreinte d’un chagrin plus profond que celle du caballero desamorado. Vous me navrez de vous voir ainsi.
– Amour ! amour ! – Me muero por la Mozuela !
– Prenez garde, mon cher jeune homme, prenez garde ! écoutez-moi : les conseils d’un misérable sont quelquefois bons à suivre. Sur une chose aussi fragile, aussi mobile, aussi perfide que la femme, ne mettez pas trop d’amour, vous vous perdriez ! Ne laissez point prendre en votre cœur la haute place à cette passion, vous vous perdriez ! ne la construisez point des ruines des autres, vous vous perdriez ! ne faites pour elle abnégation de rien de ce qui peut vous charmer et vous attacher à la vie, au premier choc vous tomberiez à plat. Les femmes ne valent pas de sacrifice. – Aimez comme vous chantez, comme vous montez à cheval, comme vous jouez, comme vous lisez, mais pas plus. Ne comptez sur elles pour rien de stable, de noble et de pur, vous seriez trop amèrement déçu. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela : ce n’est pas pour arracher vos illusions de jeunesse et vous faire vieux et blasé, c’est pour vous sauver bien des traverses, bien des abîmes. En ce cas, les conseils d’un misérable sont souvent dignes d’être entendus et suivis, surtout quand ce misérable a été fait misérable par celles en qui vous déposez votre seule foi et votre vie ; on se fait son destin. – Comme vous, j’ai cru, je me suis donné, je me suis perdu ! j’ai été jeune et brillant comme vous : prenez garde ! ce sont elles qui m’ont fait exilé, bateleur et valet.
– Oh ! ne craignez pas cela pour moi, mon brave : quand l’amour, seul câble qui amarre encore ma barque au rivage, sera rompu, tout sera dit ; je me tuerai !…
– Ami, arrêtez ! arrêtez ! nous allons passer la maison : C’est ici, là, à cette porte, s’écria alors Passereau, glissant un écu dans la main de l’incombustible et se jetant hors du cabriolet.
– Viva Dios ! Señor estudiante, es V. m. d. muy dadivoso, muy liberal ! Dios os guarde muchos años.
Caballero, vous vous souviendrez bien de Martinez le Calesero et du numéro de son carrosse ?
– Si, si !
Le seigneur étudiant entra dans la maison désignée, et Martinez, tout jovial, s’en retournait chantant moitié castillan, moitié gitano, ce bizarre couplet :
Cuando mi caballo entró en Cadiz
Entró con capa y sombrero,
Salieron a recibirlo
Los perros del matadero.
Ay jaleo ! muchachas,
Quien mi compra un jilo negro.
Mi caballo esta cansado…
Yo me voy corriendo.
Avec la gravité d’un sénateur ou d’un huissier agréé près le tribunal, Passereau, tête baissée, monta l’escalier.
– Ah ! c’est vous, beau carabin !
– Bonjour, ma petite Mariette.
– Bonjour.
– Ta maîtresse est sortie ?
– Ma maîtresse, n’est-elle pas un peu la vôtre ? Dites notre maîtresse : elle part à l’instant, vous avez du malheur.
– Où va-t-elle donc à cette heure ?
– Au manège, prendre sa leçon.
– La belle est écuyère ? j’ignorais.
– Elle monte à ravir, dit-on.
– Tu ris, mauvaise ! tu feras donc toujours la soubrette de comédie ?
– Du reste, mon bel ami, elle ne tardera pas, sans doute, à rentrer ; sa leçon d’hier a été longue, celle d’aujourd’hui, je présume, sera courte. – Entrez l’attendre dans le boudoir.
– D’accord ; mais viens m’y faire compagnie, seul je m’ennuierais fort dans un boudoir, et puis, c’est anti-canonique. – Mais viens donc, coquette ! qu’as-tu peur ?
– Vous êtes un carabin.
– Les carabins sont connus pour leur philogynie ; je n’ai jamais mangé de femme vivante.
– Pouah !
– Assieds-toi plus près, je t’en prie ; à la bonne heure ! causons : tu sais qu’il y a long-temps que je raffole de toi.
– Honneur sans profit : madame a l’usufruit de cet amour.
– Vois-tu, Mariette, après l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Océanie et Philogène ta maîtresse, c’est toi, la septième partie du monde, que je préfère.
– Honneur sans profit : la septième partie du monde aurait grand besoin aussi d’un Christophe Colomb.
– Éhontée ! – Mais, laisse donc que je baise ta belle épaule, ton épaule d’ivoire ! et ton sein, vrai Parnasse à double cime, mais Parnasse romantique.
– Monsieur, c’est en vain qu’au Parnasse un téméraire…
– Comment, mademoiselle, nous savons notre anti-phlogistique Boileau !… Mais, laisse donc, que crains-tu ? puérilité ! Ma bonne amie, tu n’ignores pas combien j’aime ta maîtresse ? sache donc que lorsque j’aime une femme, qu’elle a reçu mon amour, que j’ai reçu sa foi, et qu’ainsi que Philogène elle m’est fidèle…
– Ou qu’elle prend sa leçon au manège…
– Je lui garde la stricte fidélité qu’elle me garde.
– Ah ! ah ! ceci n’est pas rassurant. Ô mon honneur ! ô ma vertu ! au secours ! laissez-moi ! – Monsieur Passereau, je descends un instant ; si quelqu’un venait à sonner, veuillez ouvrir et faire attendre.
– J’ouvrirai ; serait-ce le tonnerre en personne.
Sitôt seul, la physionomie de l’écolier changea subitement d’expression ; elle redevint grave et sombre suivant sa coutume, mais plus grave et plus sombre encore ; sans doute, les malignités que Mariette, tout en folâtrant, avait lancées sur sa maîtresse, l’avaient blessé au vif, et, malgré lui, éveillé le soupçon en son esprit confiant. – Jamais tombe n’avait contenu un corps plus morne que ce boudoir. – Soudain, s’arrachant à cette immobile concentration, à cette vie interne, paraissant chasser de la main quelque chose invisible qui l’obsédait, il se leva, le fantôme ! et sa figure s’illumina subitement, comme une lanterne sourde qu’on ouvre tout à coup dans la nuit. Alors, il se précipita dans le salon, courut à une miniature de femme, appendue au miroir, et la couvrit de baisers. Après avoir long-temps arpenté le parquet à grands pas, enfin il s’arrêta au piano, se prit à préluder avec frénésie et à chanter, à demi-voix, l’Estudiantina :
Estudiante soy señora,
Estudiante y no me pesa,
Por que de la Estudiantina
Sale toda la nobleza.
Ay si, ay no M
Morena te quiero yo,
Ay no, ay si
Morena muero por ti !
¿ Rosita del mes de mayo
Quien te ha quitado el color ?
Un estudiante pulido,
Con un besito de amor
Ay si, ay no Morena te quiero yo,
Ay no, ay si Morena muero por ti !
Con los estudiantes, madre !
No quiero ir a paseo,
Porque al medio del camino
Suelen tender el manteo.
Ay si, ay no Morena te quiero yo,
Ay no, ay si Moreno muero por ti !
Bahoum ! bahoum ! bahoum !…
– Carajo ! quel butor enfonce ainsi la porte ?
Brave homme, quel charivari faites-vous donc ? ne voyez-vous pas la sonnette ?
– Monsieur, j’ai sonné dix minutes.
– Fable ! mon ami, je n’ai rien entendu.
– Pour moi, j’ai fort bien ouï que vous chantiez du latin. – Est-ce vous, monsieur, qui êtes mademoiselle Philogène ? c’est que c’est une lettre de la part du colonel Vogtland.
– Du colonel Vogtland ? donne-moi cela !
– On m’a bien recommandé de ne la remettre qu’à elle-même.
– Ivrogne !
– Ivrogne ? c’est possible. – Mais, je suis Français, département du Calvados ; je suis pas décoré, mais j’ai de l’honneur. Zuth et bran pour les Prussiens ! et voilà !
– Va-t-en, mauvais drôle.
– Ah ! faut pas faire ici sa marchande de mode ! pas d’esbroufe, ou je repasse du tabac !
– Va-t-en !
– Ce que j’en dis, c’est par hypothèque ; seulement, tâchez d’avoir un peu plus de circoncision dans vos paroles, et n’oubliez pas le pourboire du célibataire.
– Un pourboire ?… malheureux ! pour aller te mettre encore l’estomac en couleur, ou te parcheminer les intestins ? – Va-t-en, tu es soûl.