I Next night, at the three palm-trees

– Abigail, Abigail, contez-nous, contez-nous un conte !… criait une troupe d’enfants à peau d’ébène, d’ivoire, de buis ou de cuivre, qui, suçant de longues cannes à sucre, jouaient sur le gravier, aux pieds d’une jeune noire, naïvement belle, parée d’une simple toile. Abigail – c’était le nom que lui avait imposé son maître puritain –, assise à terre à la porte d’une riche habitation, portait, juchée sur son joli doigt, un haras blanc qu’elle caressait ; tantôt, lui fredonnant cet air créole des Antilles françaises, dont assurément elle ignorait le sens :

Mounché Béqué li un boun blan,

Quand li coqué li payé comptant,

Résonnablement !

tantôt, calme, mélancolique, la tête penchée sur l’épaule, elle paraissait enfouie dans les rêves intuitifs d’un bonheur à venir, dont se bercent toutes jeunes femmes.

– Abigail ! mais contez-nous donc un conte, criait toujours la marmaille : nous serons bien sages, nous ne battrons plus le petit John Blackheat !

La jeune fille fut arrachée à sa douce méditation.

– Mais, enfants, que me voulez-vous ?

– Un conte, Abigail !

– Un conte, je n’en sais pas, petits amis.

– Si, si, si, celui des pikarouns, tu sais ?… qui t’emportaient, et où l’obi, tu sais ?…

Alors Abigail, tout en passant les doigts dans les plumes de son haras, commença d’une voix lente, et toute la marmaille ouvrit de grands yeux noirs et de grandes bouches à quenottes blanches.

En ce temps-là, on était en guerre, et les pikarouns de Hispaniola – San Domingo – la nuit faisaient souvent des descentes dans l’île ; ils enlevaient les noirs endormis dans leurs cases, pour les revendre au marché de leur pays. Cette fois, malgré la vigilance des seize bâtiments garde-côtes, ils s’étaient glissés dans une crique, et aventurés jusqu’aux abords de Sainte-Anne. Arrivés ici, tous armés jusqu’aux dents, ils s’introduisirent à pas de loup dans la plantation ; ils avaient déjà emporté une centaine de noirs dans leurs sloops, quand ils arrivèrent à la case où dormait Abigail, votre bonne, qui vous aime quand vous êtes gentils ; plusieurs hommes qui ressemblaient à des monstres dans l’ombre s’y précipitèrent, me saisirent toute sommeillante, me lièrent les bras, et m’entraînèrent vers le rivage.

Remarquez bien, petits amis, que ces hommes méchants étaient blancs, mais, quoique blancs, ils ne parlaient pas comme les blancs d’ici, leurs mots qu’ils grondaient comme des chiens, finissaient tous en o ou en a. Les sloops chargés de pauvres noirs qui pleuraient et criaient malgré leurs bâillons, voguaient au large, et moi-même j’étais dans un canot avec les derniers pikarouns restés en vigie ; à peine fut-il démarré et lancé à quelques verges de la côte, que nous entendîmes comme le bruit d’un corps tombant dans l’eau, et aussitôt nous distinguâmes un noir qui nageait en hâte vers nous. – Que biba ?… crièrent les pikarouns, ce qui veut dire sans doute en leur baragouin : gare à nous.

L’homme nageait impétueusement entre deux eaux, et s’étant approché du canot dont il avait saisi le bord d’une main, un de ces sauvages leva une hache pour le frapper alors que, sortant à demi de la mer et donnant de tout son poids une secousse à la barque, il la renversa sur lui, la faisant chavirer et submergeant tous ceux qui la montaient.

Je reparus bientôt à la surface, et, soudainement, je me sentis étreinte par le milieu du corps. Portée pour ainsi dire sur la rive par le grand noir qui avait fait chavirer le canot, là, j’étais étendue, suffoquée, ce brave jeune homme me prodiguait des soins, il essuyait ma figure et mes cheveux trempés.

– Vous m’avez sauvée, oh ! je vous dois la vie ! lui dis-je revenant à moi.

– Peu de gens me la doivent, répliqua-t-il sourdement.

– Mais laissez-moi que je baise vos mains, dites au moins votre nom que je le bénisse.

– Mon nom… vous frémiriez !…

Tout à coup il se redressa au bruit de mousqueteries et de pas et de cris approchants : c’étaient les colons voisins et les gens de l’habitation, qui, éveillés par le tumulte des pikarouns, les cris des noirs embarqués, accouraient tardivement à leur secours.

– Adieu, adieu, dit tout bas l’inconnu serrant mes doigts qui craquaient dans sa rude main, adieu !…

– Mais votre nom, de grâce ? Je suis Abigail, moi, fille de John Fox !

– Moi, je suis pour les hommes moins qu’un chatpart qu’on chasse : je suis Three Fingered Jack du Libanus.

–  Three Fingered Jack l’obiman ?

– Oui, l’obiman !

Je poussai un cri de terreur ; il disparut dans l’obscurité, et je restai anéantie comme si j’étais tombée du soleil. Sitôt, tous les colons arrivèrent sur le rivage, nulle barque n’y était amarrée pour pouvoir chasser en mer, furieux ils firent plusieurs fusillades qui ne portaient qu’à demi. Les pikarouns les saluèrent par des ricanements lointains et des chants féroces qui étouffaient les hurlements des pauvres noirs entassés.

Et la marmaille ouvrait de grands yeux noirs et de grandes bouches à quenottes blanches ; et, en ce moment, un sang mêlé sortit de derrière la case, passa près, et dit : – Abigail, cette nuit aux trois palmiers de la fontaine.

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