Il était nuit avancée, tout était replongé dans le néant du sommeil, air, ciel et terre faisaient silence ; et l’on n’entendait épatement dans l’île, sur les montagnes, que les mélodieuses euphonies des petits oiseaux qui ne chantent que lorsque la terre est assourdie et que le ciel écoute, et, sous les trois palmiers de la fontaine, une voix mâle disant :
– Abigail, trêve un instant : Amour ! amour ! C’est bien !… mais je suis ambitieux. Je t’ai conviée cette nuit, vois-tu, pour te faire des adieux pour quelque temps, et t’avouer un projet que j’accomplis. Je suis ambitieux, t’ai-je dit, car sous un dehors frivole je cache un cœur qui se ronge. Dans mes veines ruisselle un sang qui me ravale, et ce front qui pense, et ces reins puissants se courbent sous le fouet d’êtres stupides et féroces à peau blanche, qui savourent mes sueurs, qui s’égaient au râle que m’arrache la fatigue. J’ai assez souffert ! cette lâche vie me tue, il m’en faut une autre ! L’esclave veut se redresser et briser ses garrots. Je suis fier, vois-tu, je suis ambitieux, quelque chose en moi me pousse, moi esclave, à la domination ; enfant, je rêvais royauté, je rêvais habits d’or, long sabre, cheval…
Pauvre Quasher ! ta royauté, c’est le malheur !
Or donc, une occasion, un hasard se présente, je puis devenir riche, grand ; je puis être gorgé d’or ! Ceux qui me repoussent aujourd’hui bientôt me tendront la main, à mon tour je leur cracherai à la face !
– Ô mon Quasher, restons pauvres, la richesse rend méchant.
– La tête de l’obiman, Three Fingered Jack, est mise à prix, la somme est énorme !… Je l’aurai !…
– Vous êtes fou, Quasher ! vous attaquer à Three Fingered Jack, un obi, vous êtes fou !…
– Je sais que Jack et son obi sont forts, mais Quasher et son cœur sont forts aussi ; d’ailleurs, suis-je pas résigné à la mort, plus de vie ou vie libre !
– Non, non, Quasher, je t’en prie, garde bien ta vie ; si tu m’aimes restons pauvres, les pauvres seuls sont heureux, plus heureux que leurs maîtres ; restons où la fatalité nous a jetés !…
– Eh ! pourquoi rester pauvres ?…
– Ah ! pourquoi ! pourquoi ! Quasher, tu le comprends trop bien !
– Que peux-tu redouter, Abigail ? je te rachèterai, je me rachèterai, nous serons libres ; nous aurons notre habitation à nous, nous aurons nos esclaves à nous, nous pourrons nous aimer tout le jour, être seuls à tous deux, à toute heure, partout où il nous plaira ; conçois-tu ?… être libre !…
– Mon Quasher, vous êtes ambitieux, vous me le disiez, vous vous en vantiez tantôt : quand vous serez riche, vous repousserez du pied cette pauvre négresse qui vous aime tant, vous voudrez une blanche d’Europe, je sens bien que je vous perds.
– Écoute, Abigail, une femme qui amollit un homme fort, c’est une basse femme ! Crois-tu que tes charmes soient assez puissants pour me clouer à toi ? crois-tu que je varierai à des larmes ? Non ! tes embrassements sont vains ! Je veux, Quasher a dit : Je veux ! sois confiante en lui, il t’a donné son amour, il t’est resté fidèle, sur Dieu et sa parole, il est à toi pour la vie. Ne sois ni soupçonneuse, ni jalouse, et c’est à tes pieds qu’il viendra déposer cet or… Pleure, pleure, n’espère pas m’amollir. Adieu !…