III Hatsarmaveth, Abraham, Westmacot

Restée seule, Abigail se leva brusquement, mue par une profonde jalousie et l’intime sentiment de la perte de son amant. Elle redoutait, et sans doute avec raison, connaissant sa fière ambition et son audace, ou qu’il perdît la vie dans un pareil combat, ou que, vainqueur, recevant la grosse somme promise, il ne se livrât à tous ses goûts effrénés, à ses penchants glorieux, et que, tuméfié d’orgueil et d’opulence, il ne détournât la tête à son appel ; qu’il ne la repoussât de sa case neuve, elle pauvre esclave noire et bonne, pour ces grandes dames à beaux dehors qui colportent des cœurs secs, des âmes basses et vénales, chez tous les jeunes hommes dont elles convoitent le bien, comme le scorpion sa proie, ou que, plus sage, il ne se hâtât de faire choix parmi les filles fortunées pour s’engraisser encore de quelque large patrimoine, de quelque large dot. Cette pauvre enfant voyait son abandon inévitable, et cette pensée déchirante l’accablait.

Au lieu de reprendre la route qui ramenait à l’habitation, comme après une soudaine résolution, elle s’enfonça dans les savanes, marchant sans cesse, se dirigeant vers les montagnes, se cachant à l’approche des insulaires, évitant surtout la rencontre des marrons et des cudjos. Ce pénible pèlerinage par les monts, les fondrières, les ravines, les bois vierges, la harassait. Ses pieds endoloris par la marche refusaient de toucher le sol. Elle n’avait pris pour toute nourriture que quelques pommes des acajous couvrant ses montagnes, et bu de l’eau des torrents où elle baignait ses jolies jambes enflées par la marche sur ces terres brûlantes.

Le troisième jour, vers cette heure de l’après-midi appelée solennellement crépuscule par les faiseurs de romances à fortépiano, et simplement entre chien et loup par madame de Sévigné : à cette heure à laquelle la nature s’assombrit, et, mystérieuse, se voile comme une belle dame qui abat le tulle de son chapeau, et rend sa beauté douteuse aux regards avides, à cette heure où les couleurs s’évanouissent et les contours se découpent nettement comme des ombres phantasmagoriques sur une haute lice azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordée ou plutôt embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée sur une branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs, qu’on voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œil éteint l’enseigne consolatrice d’une auberge ; la sueur ruisselait sur son front ; elle soupirait violemment, et jetait quelquefois des plaintes quand son pied heurtait des cailloux. Ce sentier montait droit à une roche ardue qu’il pourtournait ; au sommet de ce rocher, quelqu’un moins lassé, moins pensif, aurait remarqué un corps allongé, noirâtre, immobile, semblant le mât rompu d’un navire coulé, ou plutôt, un peulvan druidique des dunes armoricaines de la vieille Gaule. Abigail était à peine à trois cents pas de cet être mystérieux, quand soudainement il fut éclairé par un phosphore accompagné d’une détonation semblable à celle d’une arme à feu, qui gronda long-temps dans les plaines ; elle poussa un cri lamentable et tomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité d’un lévrier qui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le gnome noir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail ; à son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : – Une femme ! – Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il la souleva et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement un noir d’une haute stature, portant une longue carabine comme les Bédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture.

– Femme, femme ! vous êtes blessée ! répétait-il, tâchant d’adoucir la raucité de sa voix.

Mais Abigail restait muette en sa douleur ; la balle l’avait frappée dans les chairs de la jambe. Le noir, écartant sa robe, et accolant ses lèvres sur la plaie, pompait le sang épanché. Un voyageur témoin de cette scène si effroyable en apparence, sans doute, aurait pensé voir un vampire se repaissant d’une femme. Puis ensuite il versa l’eau-de-vie de sa gourde sur des feuillages, ceignit cette compresse sur la blessure, et lui frotta les tempes du reste de la liqueur. Bientôt, Abigail rouvrit les yeux et les égara autour d’elle.

– Femme, n’ayez peur, l’homme que vous avez près de vous est votre ami.

– C’est vous qui m’avez tuée cependant, répondit-elle, se soulevant et s’adossant contre un arbre.

– Ne m’en voulez pas, femme ! Jack a tant d’ennemis, qu’il ne peut laisser aborder sa retraite. La faible lueur du couchant m’a trompé, j’ai cru frapper un homme. Pardonnez-moi, ce sont les hommes que je hais, parce qu’ils sont lâches et féroces, d’autant plus féroces qu’ils sont d’autant plus lâches. Consolez-vous, la blessure n’est pas grave.

– N’avez-vous pas nom Jack Three Fingered ?… Oh ! béni soit Dieu ! je vous trouve enfin, je vous cherchais.

– Eh ! pourquoi ?

– Je suis Abigail, avez-vous souvenance d’elle ?

– Non.

– Vous rappelez-vous cette femme que vous sauvâtes, il y a deux ans, des pikarouns qui l’emportaient ?

– Quoi, c’est vous !

– Jack, votre tête est à prix.

– Je le sais.

– Je vous dois la vie, et si je suis venue dans ces montagnes vous chercher, c’est pour acquitter cette dette ; tenez-vous sur vos gardes, Quasher, pour remporter le prix de votre sang, viendra ces jours-ci vous pourchasser et vous tuer.

– Me tuer… redit froidement Jack.

– Évitez-le bien, mais ne me le tuez pas, je vous prie !

– Femme, je te remercie, oublie le mal que je t’ai fait malgré mon cœur.

– Oh ! si je vous pardonne ! ne vous dois-je pas la vie ? Vous avez disposé de votre bien.

– Femme, maintenant, que veux-tu que je fasse de toi ? Veux-tu venir reposer dans mon repaire ?

– Il y a trois jours que j’ai quitté l’habitation de mon maître, il doit être bien inquiet ; si je n’étais blessée…

– Oh ! si ce n’est que cela, reprit Jack, tiens, prends cela en souvenir de moi, porte-le toujours sur toi, avec cela, tu seras forte. – C’était un sachet obien. – Et, levant doucement Abigail, il la chargea sur ses épaules robustes, descendit le sentier et disparut sous les acajous.

Le jour commençait à poindre, cependant tout dormait encore aux environs de Sainte-Anne, quand parut, devant l’habitation, Three Fingered Jack chargé d’Abigail. Il la portait aussi légèrement qu’une jeune fille porte son urne à la fontaine. S’étant approché de la case, il la déposa à l’entrée.

– Adieu, Abigail !

– Adieu, Jack, veillez bien sur vous !

L’obi heurta rudement la porte de son coutelas et s’enfuit prompt comme un cerf.

Hatsarmaveth Abraham Westmacot sortit accompagné, rencontrant du pied cette femme étendue et sanglante, il jeta un cri d’effroi.

– Calmez-vous, n’ayez peur, mon maître ; c’est votre servante Abigail !

– Abigail !…

– Oui !… des marrons, après m’avoir blessée, m’avaient emmenée dans les montagnes, et m’ont rejetée à votre porte.

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