Mais Jack était destiné à la mort. Alléchés par les récompenses promises par le gouverneur Dalling, dans une proclamation datée du 12 octobre 1780, et la résolution prise ensuite par l’assemblée coloniale – house of assembly –, deux hommes de couleur, Quasher, que vous connaissez déjà, et Sam, fils du capitaine Davy, qui avait tué Master Thomason, pilote d’un vaisseau londrin, dans la rade de Old-Harbour, tous deux de Scotshall, ville marronne – maroon town –, avec une partie de leurs concitoyens allèrent à sa recherche.
Quasher, avant de partir pour cette expédition, se fit baptiser, et changea son nom en celui de James Reeder.
L’expédition commença, et tout le parti battit les bois pendant trois semaines, ayant pour ainsi dire bloqué, mais en vain, les plus profondes retraites de la partie la plus inaccessible de l’île où Jack résidait, tout à fait éloigné de toute société humaine.
Jack était une de ces organisations fortes, un de ces cerveaux puissants, nés pour dominer, qui manquant d’air dans l’étroite cage où le sort les a jetés, dans cette société qui veut tout courber, tout rapetisser à la taille vulgaire, rompent à tout jamais avec les hommes qu’ils exècrent s’ils ne rompent avec la vie. Three Fingered Jack était un lycanthrope !
Reeder et Sam, fatigués de ce mode de guerroyer, résolurent d’aller le chercher dans son repaire même, de l’y prendre d’assaut ou de périr dans l’entreprise.
Ils prirent avec eux un jeune garçon d’un bon courage et bon tireur, et laissèrent le reste du parti. Ces trois intrépides, que le vieux docteur Mosely se flatte d’avoir bien connus, venaient à peine de se remettre en route, que leurs yeux rusés découvrirent par le froissement des herbes et des halliers que quelqu’un peu auparavant avait passé par là. Ils suivirent tout doucement ces empreintes, sans faire le moindre bruit, bientôt ils aperçurent de la fumée.
Alors ils se préparèrent au combat, et avant que Jack ait pu les entrevoir ils étaient sur lui : Il faisait rôtir des bananes – plantains – sur un petit feu, à terre, à la bouche d’une caverne.
Ce fut là une scène où des acteurs extraordinaires jouèrent un rôle extraordinaire.
Les regards de Jack étaient farouches et terribles, il leur dit qu’il les tuerait. Au lieu de tirer sur lui, Reeder répondit que son obi n’avait aucun pouvoir de lui nuire, car il était baptisé, et qu’il n’avait plus nom Quasher. Jack connaissait Reeder, et comme paralysé, il laissa ses deux fusils à terre et ne prit que son coutelas.
Ces deux hommes, plusieurs années auparavant, avaient eu, dans les bois, un combat désespéré ; dans cette lutte, Jack perdit deux doigts, et cette perte fut l’origine de son nom, Three Fingered, qui veut dire trois-doigtier. Alors il vainquit Reeder et l’aurait tué ainsi que ceux qui le secouraient, s’ils n’avaient pris la fuite.
À rendre justice à Three Fingered Jack, il aurait tué facilement, s’il eut voulu, Reeder et Sam, car de prime abord, ils s’étaient effrayés de son aspect et de l’épouvantable son de sa voix.
Et il le pouvait avec raison, et d’autant plus qu’ils n’avaient d’ailleurs aucun moyen de salut et devaient en venir aux mains avec l’homme le plus fort et le plus féroce. Jack était stupéfait, car il avait lui-même prophétisé que l’obi blanc prévaudrait sur lui, et par expérience, il savait que le charme ne perdrait rien de sa force entre les mains de Reeder.
Sans autre pourparler, Jack, son coutelas à la main, se jeta au fond d’un précipice derrière la caverne. Le fusil de Reeder fit long feu, mais Sam l’atteignit à l’épaule. Semblable à un bull-dog, Reeder, sans regarder et le coutelas au poing, se précipita à corps perdu après Jack ; la descente presque perpendiculaire avait environ trente mètres de profondeur ; tous deux dans leur chute avaient conservé leur coutelas.
Ce fut là le théâtre où les deux plus robustes cœurs qui aient jamais été encerclés par des côtes, commencèrent leurs sanglantes luttes.
Le jeune garçon, auquel on avait enjoint de se tenir à l’arrière et hors d’attaque, parut au haut du gouffre, et, durant le combat, frappa Jack d’une balle au ventre.
Sam était rusé ; il prit froidement un détour pour descendre au champ de bataille : lorsqu’il fut arrivé au lieu où elle avait commencé, Jack et Reeder s’étaient pris au corps et avaient roulé ensemble au bas d’un autre précipice sur le flanc de la montagne ; dans cette chute, ils avaient tous deux perdu leurs armes. Sam, en se glissant après eux, perdit aussi son coutelas parmi les arbres et les buissons. Quand il arriva auprès d’eux, quoique sans armes, il ne resta pas oisif, et, heureusement pour Reeder, la blessure de Jack était profonde et grave ; il était dans une violente agonie.
Sam tomba juste à temps pour sauver Reeder, car Jack l’avait saisi à la gorge avec son étreinte de géant ; Reeder avait la main presque tranchée, et Jack ruisselait le sang par l’épaule et le ventre ; ils étaient couverts tous deux de sang caillé, de balafres et d’estafilades. En cet état, Sam devint l’arbitre du combat, et décida du sort ; il abattit Jack avec un fragment de rocher. Quand le lion fut renversé, les deux tigres lui écrasèrent la tête à coups de pierres.
Bientôt après, le jeune garçon trouva le sentier pour parvenir jusqu’à eux ; il avait son coutelas avec lequel ils tranchèrent la tête de Jack et sa main à trois doigts, qu’ils portèrent à Morantbay ; là, ils mirent leurs trophées dans un baquet de guildive ; et, suivis d’une foule immense de noirs qui ne craignaient plus l’obi de Jack, ils les portèrent à Spanishtown – San-Yago de la Véga –, à Kingstown, pour réclamer la récompense promise par la royale proclamation et l’assemblée coloniale.